Fables multimédiales ?

Les mises en images de Boutet
de Monvel (1888) et de Rabier (1906)

- Anne-Elisabeth Spica
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Fig. 7. L.-M. Boutet de Monvel, « Le Loup et
le Chien », 1888

Fig. 8. L.-M. Boutet de Monvel, sans titre, 1888

Fig. 9. L.-M. Boutet de Monvel, « Le Corbeau
voulant imiter l’Aigle », 1888

Fig. 10a. B. Rabier, « Le Loup et
le Chien », 1906

Fig. 10b. B. Rabier, « Le Meunier,
son Fils et l’Ane », 1906

Fig. 10c. B. Rabier, « Le Chat et
un vieux Rat », 1906

Tandis que les recherches scientifiques sur la synthèse du mouvement image par image conduit aux spectaculaires photographies de Muybridge et de Jules Marey diffusées par La Nature, la même revue fait à plusieurs reprises la présentation élogieuse des inventions d’Emile Reynaud. Pour donner plus de fluidité au déroulement des images des lanternes, le professeur de sciences et lanterniste invente en 1877 un nouvel appareil ainsi organisé : douze petits miroirs en prisme (que Reynaud appelle la « cage prismatique ») sont montés au centre d’une couronne métallique, surmontés d’une lampe ; sur la face intérieure de la couronne métallique, on installe une bande de papier d’environ 55 x 6 cm, sur laquelle sont peintes 12 images, mouvement par mouvement. Lorsque l’ensemble se met à tourner, les images reflétées sur les miroirs apparaissent au spectateur douées d’une vie jamais rendue avec autant de précision auparavant. L’invention, baptisée « praxinoscope », est remarquée à l’Exposition en 1878, brevetée en 1879 ; améliorée sous le nom de « praxinoscope théâtre », elle remporte un très grand succès – ainsi depuis l’Angleterre, le « Gallop » de Muybridge est mis en bandes pour cet appareil [31] – avant d’être déclinée en 1882 sous la forme du « praxinoscope à projection » [32]. Reynaud, enfin, l’augmente considérablement de taille pour créer un « théâtre optique » en 1888 qui permet de projeter des bandes de 22 à 50 m d’images peintes à la main par Reynaud lui-même, projections qu’il assurera au Musée Grévin à partir de 1892.

Les bandes des praxinoscopes offrent des sujets très variés, dont le point commun est de présenter la décomposition de mouvements simples en 12 vignettes contiguës, sans décor d’arrière-plan, sur fond noir ou sur fond clair, et d’animer des scènes dont les enfants ou les animaux sont les héros : une jeune nageuse, des patineurs, une petite fille donnant du grain à ses poules ou dansant au milieu des oiseaux [33]. Le dessin, soigné, associe à l’anecdote la précision du geste, représenté trait après trait par glissements gracieux des membres. Le rapprochement est alors saisissant avec le choix de composition adopté par Boutet de Monvel pour son adaptation des Fables de La Fontaine, en deux bandes de trois ou quatre images par page, sans décor ou presque, sinon les accessoires caractérisants placés sur le même plan que les personnages humains ou animaux, tandis que la déclinaison des gestes constitue l’élément visuel majeur qui permet de passer d’une vue à l’autre (fig. 7).

Le rapprochement est d’autant plus saisissant que l’album paraît en 1888, au moment où le succès du praxinoscope est acquis auprès du public, et que de tous les albums – ou pages de journaux – illustrés par l’artiste, c’est le seul à adopter une telle mise en page. Les autres s’organisent, comme beaucoup d’ouvrages illustrés au même moment, par blocs rectangulaires, soit allongés en épousant la marge extérieure et le haut ou le bas de page, soit plus compacts pour dissocier en deux ensembles le texte sur la page : ainsi La Civilité puérile, l’ouvrage le plus vendu de cet illustrateur (fig. 8). Même les bandes où la gestuelle se fait plus elliptique et où l’on passe plus brutalement d’une attitude à une autre n’est pas sans rappeler les plaques de verre des lanternes magiques sorties des ateliers Lapierre (fig. 9).

Nous évoquions la proximité des dessins de Rabier avec la gestuelle des acteurs du muet ; le caricaturiste s’était d’ailleurs intéressé aux projections lumineuses, pour lesquelles il avait proposé des vues dans Après l’école [34] et sera sollicité en 1916 pour collaborer avec Emile Cohl à la transposition en dessins animés de son célèbre chien Flambeau [35]. Il exploite lui aussi, dans sa version illustrée des Fables, un certain nombre d’éléments graphiques qui concourent à une semblable animation, mise au service d’un projet certes pédagogique, mais dont le choix de la variété et du mouvement, justement, ôte tout caractère scolaire [36]. Les gestes sont appuyés, les pattes se lèvent, les dos s’arquent, les têtes oscillent de droite à gauche ; les plans d’ensemble alternent avec les focalisations sur les visages ou, au contraire, donnent l’illusion d’un fondu-enchaîné sur la page (fig. 10a, 10b et 10C).

 

Raconter

 

Il est vrai que les Fables se prêtaient idéalement à une telle mise en mouvement : elles configurent un lieu graphique, plus encore que d’autres textes devenus classiques auprès du public de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, où articuler étroitement texte narratif et image « mouvementée » [37]. C’est donc à cette adéquation visuelle de l’image et du récit que nous allons nous intéresser maintenant, une adéquation dans laquelle le récit emprunte la voie de l’image pour gagner les mots devenus à leur tour le témoignage ou l’illustration de ce mouvement visuel, de cette mobilité désormais acquise par l’image et directement inscriptible dans l’image. Tel est en effet le mouvement, la métamorphose intermédiale que le texte conté reçoit dans les deux agencements de Boutet de Monvel et de Rabier : la mobilité intrinsèque conférée à l’illustration anime le récit, au-delà de la juxtaposition entre un texte et son « illustration ».

Les Fables de La Fontaine, on n’a cessé de le souligner [38], possèdent une qualité visuelle étonnante, qu’elles se situent en héritières d’une tradition ésopique dans laquelle la mise en image joue un rôle prépondérant, ou qu’on s’attache à la fluidité stylistique comme à la transparence de la phrase aux mouvements qu’elle suggère, liée à l’hétérométrie qui épouse les lignes comme la respiration du vers. Les illustrateurs, dès 1668, n’ont cessé d’être invités à s’en emparer : au XIXe siècle, c’est ainsi le texte classique le plus édité, mais aussi le plus illustré. Cette puissance visuelle pourrait sembler paradoxale : il n’y a presque pas de descriptions, en réalité, dans les Fables. Les acteurs de cette « ample comédie aux cent actes divers » [39] sont lapidairement présentés par groupes prépositionnels qualifiants, comme le « héron au long bec emmanché d’un long cou » (VII, iv, v. 2) et « Dame Belette au long corsage » (VIII, xxii, v. 3), ou rapidement situés dans un cadre paysager aux lignes elliptiques : « Maître Corbeau, sur un arbre perché » (I, ii, v. 1), « non loin d’Athènes » (IV, vii, v. 6), dont la peinture plus précise est exceptionnelle (« Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,/Et de tous les côtés au soleil exposé », VII, viii, v. 1-2). Car c’est le récit et ses enchaînements rapides qui composent la peinture mentale de la fable.

 

Les fables sont riches d’éléments théâtraux mais ne sont pas à proprement parler scéniques : pas de détails de décor, les caractères sont dessinés plutôt dans les anecdotes que par des descriptions spécifiques ; souvent, c’est la succession d’événements plus qu’une image paradigmatique qui décrit la morale grâce aux associations suggérées [40].

 

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sommaire

[31] Voir la bande conservée à la Cinémathèque (inv. AP-18-3227. En ligne. Consulté le 10 août 2021).
[32] On pourra se faire une idée assez précise de ces appareils et de leur fonctionnement en consultant les nombreux exemplaires d’appareils et de bandes de praxinoscopes conservés à la Cinémathèque française (en ligne. Consulté le 10 août 2021).
[33] On consultera aisément ces bandes sur le site de la Cinémathèque française : « La nageuse » (en ligne), « Glissade et saut de mouton » (en ligne), « Le repas des poulets » (en ligne), « La charmeuse » (en ligne. Consultés le 10 août 2021).
[34] Voir le supplément au numéro 183 (20 décembre 1905), et l’histoire (ou la fable) du « Bon corbeau » (reproduction dans François Robichon, Rabier, l’homme qui fait rire les animaux, Op. cit., p. 22).
[35] Francis Lacassin, « Quand la Vache qui rit devançait Félix le chat et Mickey la souris », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, n° 53, 2007) pp. 211-225, DOI (en ligne. Consulté le 10 août 2021) ; Olivier Calon, Benjamin Rabier, Paris, Tallandier, 2004, pp. 136-139.
[36] Ainsi certaines des fables paraissent préalablement dans Le Jeudi de la Jeunesse, un magazine publié par Tallandier (Olivier Calon, Benjamin Rabier, Op. cit., pp. 116-117, qui insiste sur cette différenciation par le biais du mouvement).
[37] On désigne du nom d’« images mouvementées » les animations d’images qui conduisent à partir de 1895, à l’invention du cinéma et du dessin animé ; nous donnons ici une acception plus large à l’expression.
[38] « L’art de La Fontaine apparaît comme une constante suggestion d’images ; en cela, il fait le contraire de ce qu’a fait l’emblème : sa rhétorique ne va pas de l’image à l’idée mais de l’idée à l’image, ou plus exactement, l’idée trouve presque simultanément sa forme dans l’image, l’image est l’aboutissement presque simultané de l’idée. » (Alain-Marie Bassy, Les Fables de La Fontaine : quatre siècles, d’illustration, Paris, Promodis, 1986, p. 60).
[39] « Le Bûcheron et Mercure », V, i, v. 27.
[40] Kirsten H. Powell, Fables in Frames : La Fontaine and Visual Culture in Nineteenth-Century France, Op. cit., p. 13.