Fables multimédiales ?

Les mises en images de Boutet
de Monvel (1888) et de Rabier (1906)

- Anne-Elisabeth Spica
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Fig. 1. E. Froment, « La Boîte
au lait VI », 1873

Parmi les recueils illustrés des Fables de La Fontaine à destination des enfants, à la fin du XIXe et au tout début du XXe siècle, deux se distinguent particulièrement par leur qualité graphique et leur inventivité : les 26 Fables choisies pour les enfants, illustrées par le peintre Louis-Maurice Boutet de Monvel, parues en 1888 chez Plon et Nourrit et, près de vingt ans plus tard, les Fables de La Fontaine, illustrées par le caricaturiste et publiciste Benjamin Rabier pour Tallandier. Ces deux ouvrages, sans aucun doute, participent au premier chef de l’intérêt pour l’illustration destinée aux enfants alors si vive, en lien avec la pédagogie par l’image ou la bande dessinée pour la jeunesse que l’on voit s’épanouir dans les mêmes décennies.

En adoptant ici un angle légèrement différent, nous aimerions mettre en valeur la manière dont les recherches graphiques des deux illustrateurs inscrivent les Fables de La Fontaine dans la tendance générale de recherche du mouvement par l’image et de l’animation de l’image au tournant des deux siècles. Outre les liens avec la bande dessinée contemporaine que l’on a l’habitude d’y voir (et qui méritent d’être rapprochées d’autres médias d’animation de l’image), c’est le travail de narrativisation visuelle, liée à la conscience graphique d’une multimédialité et d’une intermédialité du texte fabulé qui nous retiendra ici, ainsi que les particularités de ce travail, sur un horizon à la fois d’invention individuelle et de réception collective très précis : donner à voir une fois de plus un texte qui fait partie du patrimoine littéraire français le plus illustré et porte avec lui une longue tradition visuelle [1], qui n’a pas été conçu, initialement, à destination d’un public enfantin, et d’en manifester la mobilité par la démultiplication des images, et non pas au travers d’une planche unique ou en tout cas une image isolée par rapport au texte, selon la tradition de l’illustration ésopique, au moment où les techniques et les illustrateurs bousculent, pour le plus grand plaisir et émerveillement des spectateurs, les dernières limites de l’image statique.

 

Animer l’image

 

Dès le premier coup d’œil, les illustrations de Boutet de Monvel et de Rabier font entrer le lecteur des Fables de La Fontaine dans un univers graphique bien différent des choix visuels auxquels il avait pu être habitué : l’image, ou plutôt les séquences imagées se déroulent sur la page, dynamitant le modèle du livre à vignette – vignette unique dans la tradition ésopique, comme chez Chauveau ou ses lointains continuateurs encore au XIXe siècle, association d’un bandeau, d’une vignette et d’un cul de lampe possiblement historié comme la fin du XVIIIe siècle l’invente avec Fessard-Montulay et l’édition romantique s’en empare, gravure somptueuse en pleine page de Oudry (1755-1759) à Delierre (1883), en passant bien évidemment par Grandville (1837-1840) et Doré (1867-1868).

Coloré et animé, cet univers graphique puise à divers courants fertiles qui opèrent un tournant profond dans l’illustration imprimée, et qui n’est pas sans effet sur l’illustration lafontainienne : celui qui conduit à l’art de « créer des images qui représentent le changement (...) à mettre des images en mouvement, à raconter des histoires en images » [2].

 

Déplacer les lignes de lecture

 

Les deux illustrateurs ici retenus furent invités par leurs éditeurs respectifs à proposer un volume de fables de La Fontaine pour les enfants. A première vue, rien d’original : depuis le début du XVIIIe siècle, les Fables choisies mises en vers font partie des lectures proposées aux jeunes enfants, d’une part pour apprécier l’élégance d’une langue moderne au service des Anciens, d’autre part pour y fonder une série d’enseignements moraux au service d’une stabilité sociale de bon aloi, qui peut d’ailleurs aller jusqu’à la réécriture du texte lafontainien jugé trop ambigu, voire immoral [3]. L’expression visuelle qui accompagne la programmation d’une telle réception, dont l’ampleur croît à partir de la toute fin du XVIIIe siècle et des deux premières décennies du XIXe, repose jusqu’au milieu du XIXe siècle sur une mise en images conservatrice ou sans grande audace graphique hormis l’actualisation des costumes et des intérieurs où évoluent les personnages [4].

A côté des volumes de prix, habillés d’un cartonnage romantique éclatant et séduisant, se multiplient les images isolées ou isolables, dont le Musée national de l’Education à Rouen (Munaé) possède une fort belle collection : prétextes à des alphabets, placardées dans les salles de classes ou données en petites affichettes à regarder, en calendrier ou en bons points, imprimées à Epinal ou à Paris, les fables se découpent en séquences à la fois narratives et visuelles [5], pour mieux donner à saisir, comme par petites briques faciles à assembler, l’élucidation didactique d’un texte dont on s’accorde jusque dans les années 1850 à souligner les difficultés interprétatives, mais dont le potentiel visuel et plaisant est inépuisable.

Cette prolifération graphique invite, comme on l’imagine bien, à l’arrêt sur image, à la pause pour intégrer mentalement la signification que l’institution éducative et sociale souhaite conférer aux poèmes. Mais elle relève aussi d’une nouvelle formule illustrative qui s’inscrit dans un mouvement bien plus ample et profond du rapport entre les textes et les images donnés au plus large public, par le biais de l’industrialisation du livre et des procédés de « reproductibilité technique » de l’image à grande échelle, pour reprendre l’expression de Walter Benjamin, en particulier à travers la presse illustrée [6]. Cette nouvelle formule, qui s’incarne dans la caricature [7], la fiction graphique [8], le reportage grinçant [9] et toutes les sortes d’« histoire[s] en images », selon la formule de John Grand-Carteret [10], au creuset desquelles se fabrique en ce premier XIXe siècle la littérature dessinée (sinon l’album de bandes dessinées) [11], engage un rapport à l’association des deux médias dans l’esprit du lecteur en termes de « solidarité iconique » [12] sans commune mesure avec les formules précédentes, quand bien même elles y ressembleraient formellement en juxtaposant, isolément ou associés jusqu’à former des séquences, un texte verbal et une composition iconique plus ou moins illusionniste. Une telle articulation médiatique, au demeurant, se développe d’autant mieux qu’elle se révèle propre à faciliter la lecture d’un public qui n’accède pas nécessairement avec aisance à la lecture cursive ou que ce public y accède très progressivement, au fur et à mesure que cet apprentissage devient un apprentissage de masse [13]. Les enfants sont à ce titre un public-cible particulièrement visé, des abécédaires où l’apprentissage repose sur la combinaison, héritée de la pédagogie renaissante et moderne, du texte et de l’image en vignettes juxtaposées en quadrillage sur la page [14], aux albums pour enfants dont l’émergence dans le champ éditorial accompagne celui de la littérature dessinée [15], aux « albums Stahl » chez Hetzel, parmi lesquels Eugène Froment propose plusieurs belles réussites graphiques (fig. 1). A la différence de la culture symbolique de l’iconotexte emblématique par exemple (dont on a pu faire un des nombreux ancêtres de la bande dessinée), le rapport à l’image et son texte relève de la simplicité d’accès au texte lui-même, dont l’image se fait – entre autres fonctions – le seuil facilitateur.

 

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[1] On dénombre environ 1200 éditions illustrées des Fables au XIXe siècle : René de Rochambeau, Bibliographie des œuvres de La Fontaine, Paris, Rouquette, 1911 ; René Bray, Les Fables de La Fontaine, Paris, Malfère, 1929, p. 140, cité par Kirsten H. Powell, Fables in Frames : La Fontaine and Visual Culture in Nineteenth-Century France, New York, Peter Lang, 1997, p. 9.
[2] Nicolas Wanlin, « Et la BD fut ! », Le Magasin du XIXe siècle, n° 6, 2016, p. 26.
[3] André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle [2006], Paris, Retz, 2011, pp. 420-429. Voir les exemples, de 1787 à 1936, proposés par Claire Lesage, « Trahison et chance, la destinée enfantine et scolaire de La Fontaine », dans Jean de La Fontaine, sous la direction de Claire Lesage, Paris, BnF/Seuil, 1995, pp. 209-210.
[4] Essentiellement inspirée des vignettes réalisées par le premier illustrateur de La Fontaine, François Chauveau, et son atelier entre 1668 et 1694, ou des vignettes réalisées pour le corpus ésopique par le graveur flamand Marcus Gheeraerts à la fin du XVIe siècle (dont Chauveau s’inspire largement), reprises au cours du XVIIIe siècle jusqu’au début du XIXe siècle par le graveur anglais Francis Barlow en 1687. Elles servent de trame, combinées aux emprunts faits à Grandville, à deux éditions pour enfants souvent rééditées au cours du XIXe siècle : celles d’Amable Tastu (Paris, Lehuby, 1842) et de Karl Girardet (Tours, Mame, 1857).
[5] Voir encore les nombreux exemples rassemblés dans le catalogue Jean de La Fontaine cité, pp. 211-214. On mentionnera aussi cet Alphabet du bon La Fontaine (Paris, J. Brianchon, 1826 (BnF, X-19675 (588). En ligne sur Gallica. Consulté le 10 août 2021), ce calendrier pour 1824 (BnF, Estampes, Tc-mat-1 (3)), ce jeu de l’oie (Paris, Demonville, 1810, Rouen, Munaé, inv. 79/24243 (1)), ces bons points (vers 1892, Bibl. Institut, fonds Erhard, 2807), ces couvertures de cahiers par Jean Trichon (v. 1870. En ligne sur le site du Munaé : n° d’inventaire 1989.01125.1, 1986.01238.1, 1998.00913.64, 1998.00913.65. Consulté le 10 août 2021) ou Louis Mimard (v. 1890, inv. 1986.01253. Consulté le 10 août 2021).
[6] Sur sa naissance et son expansion française et européenne au XIXe siècle, voir le livre de Jean-Pierre Bacot, La Presse illustrée au XIXe siècle. Une histoire oubliée, Limoges, P. U. Limoges, 2005.
[7] Voir Ségolène Le Men, « La recherche sur la caricature du XIXe siècle : état des lieux », Perspective, n° 3, 2009, pp. 426-460 ; L’Art de la caricature, sous la direction de Ségolène Le Men,Nanterre, PUPO, Nanterre, 2011. Sur l’importance des Fables dans l’invention caricaturiste au XIXe siècle, voir Kirsten H. Powell, Fables in Frames : La Fontaine and Visual Culture in Nineteenth-Century France, Op. cit.
[8] Dans l’immense production où Bertall et Grévin font merveille, on pourra retenir ici, en tant que jeux avec un hypotexte antérieur, les pastiches de Cham se moquant des Misérables de Hugo (« Les Misérables de Victor Hugo lus, médités, commentés et illustrés par Cham », Le Journal amusant, dix livraisons à partir du 6 septembre 1862), ou déformant, comme tant d’autres, le Mr Jabot de Töpffer en Mr Jobard.
[9] Qu’il s’agisse de comptes rendus narratifs en images de spectacles éphémères, comme la Cléopâtre, vaudeville égyptien, par Henry Emy dans Le Journal pour rire en décembre 1847 (en ligne. Consulté le 10 août 2021) ou de « sommes » sur un sujet, comme l’extraordinaire Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la Sainte Russie d’après les chroniqueurs et les historiens... commentée et illustrée par Gustave Doré, Paris, J. Bry aîné, 1854.
[10] Les Mœurs et la caricature en France, Paris, Librairie illustrée, 1888, p. 504.
[11] La bibliographie s’est considérablement accrue ces trois dernières décennies et a exploré avec bonheur les formes hybrides de la littérature illustrée dont la bande dessinée telle que Töpffer en marque la prise de conscience dans ses différents écrits théoriques. On retiendra simplement ici Thierry Groensteen et Bruno Peeters, Töpffer, l’invention de la bande dessinée, Paris, Hermann, 1994 ; Camille Filliot, La Bande dessinée au siècle de Rodolphe Töpffer, Suivi d’un catalogue des albums et feuilletons publiés à Paris et à Genève (1835-1905), thèse univ. Toulouse Le Mirail, sous la direction de Jacques Dürrenmatt, 2011, en ligne sur le site töpfferiana (en ligne. Consulté le 10 août 2021) ; Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée de William Hogarth à Winsor McCay, Bruxelles/Paris, Les Impressions nouvelles, 2009 ; Le Magasin des images, n° 6, 2016, consacré à la bande dessinée au XIXe siècle ; Presse et bande dessinée, une aventure sans fin, sous la direction d’A. Lévrier et G. Pinson, Bruxelles/Paris, Les Impressions nouvelles, 2021. Il n’est pas question d’entrer ici dans les débats autour de la « naissance » du 9e art ni ses définitions à partir des invariants – ou non – mis au jour par les différents spécialistes de la question.
[12] La formule est de Thierry Groensteen, déclinée dans Système de la bande dessinée, Paris, PUF, 1999 puis Bande dessinée et narration (Système de la bande dessinée, 2), Paris, PUF, 2011.
[13] Martyn Lyons, dans Histoire de l’édition française, sous la direction de Roger Chartier et Henri-Jean Martin, t. IV, Le Livre concurrencé, Paris, Fayard, 1991, pp. 495-496.
[14] Ségolène Le Men, Les Abécédaires français illustrés du XIXe siècle, Paris, Promodis, 1984, pp. 111-199. Cette composition compartimentée est elle-même largement utilisée, voire systématisée par l’imprimerie Pellerin à Epinal pour mettre en image les contes – et les fables (voir par exemple « Le Meunier, son Fils et l’Ane », v. 1890, consultable sur le site du Munaé, inv. 2018.3.150. Consulté le 10 août 2021). Voir aussi Les Dossiers du Musée d’Orsay, n 35 : « Livres d’enfants, livres d’images », sous la direction de Ségolène Le Men, Paris, RMN, 1989, pp. 23-24 ; Voir/Savoir, la pédagogie par l’image au temps de l’imprimé, du XVIe au XXe siècle, sous la direction d’Annie Renonciat, Poitiers, CNDP, 2011 ; sur le compartimentage des images d’Epinal à partir des années 1840, voir C’est « une image d’Epinal : l’image à Epinal, 1809-1888, sous la direction de Martine Sadion, Epinal, Musée de l’image, 2013.
[15] Ségolène Le Men, « Le Romantisme et l’invention de l’album pour enfants », dans Le Livre d’enfance et de jeunesse en France, numéro spécial de la Revue française d’histoire du livre, sous la direction de Jean Glenisson et Ségolène Le Men, Bordeaux, Société des Bibliophiles de Guyenne, n° 82-83, 1994, pp. 145-175 ; Annie Renonciat, « Origine et naissance de l’album moderne », dans Babar, Harry Potter et Cie, livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui, sous la direction d’Olivier Piffault, Paris, BnF, 2008, pp. 212-220.