Le mouvement narratif au cœur de l’écriture lafontainienne constitue ainsi le levier visuel sur lequel Boutet de Monvel et Rabier fondent leur invention graphique elle-même centrée sur l’expression du mouvement. Ils dynamisent la mobilité du récit, ils en accentuent les éléments animés pour porter et emporter la petite fiction au sein de l’image dont ils la revêtent, jusqu’à faire voir l’invisible de ce mouvement : ainsi Monvel associe-t-il à la grenouille qui crève, au rat que la grenouille tente de noyer, au renard qui gratte le sol devant les raisins verts, les petites hachures parallèles qui commencent à traduire, dans le dessin de presse, la vertu mobile de l’image.
Plusieurs procédés sont utilisés pour décliner cette mobilité visuelle en interaction avec la mobilité narrative et promouvoir une fable visuelle sur le papier constituée d’images en relation de solidarité entre elles en même temps qu’avec le texte de La Fontaine.
Scander/lier
Le premier, et le plus simple, consiste à associer la séquence narrative et la séquence visuelle : c’est-à-dire à repérer et à isoler les scansions du récit lafontainien, pour déterminer le rythme et le nombre des cadrages visuels (ou des groupes de personnages chez Boutet de Monvel, chez qui la bande n’est pas compartimentée par un trait de séparation) de manière à construire la progression du récit visuel et du récit textuel, que ce soit par association chez Rabier, ou que ce soit en fonction de la constitution d’une identique unité sémiotique chez Boutet de Monvel.
Le récit chez La Fontaine repose, on vient de l’évoquer, sur la succession à valeur descriptive de scènes rapides, aux étapes bien marquées : le choix d’un silhouettage synthétique ou la sélection de l’épisode le plus représentatif est un enjeu illustratif de longue date dans le cas d’une unique image qui doit contenir en elle le sel de l’apologue [41]. La sérialité visuelle permet d’affiner cette progression et de la rendre davantage obvie, ce qui est particulièrement important dans les adaptations à destination des enfants. Telle est la visée des images d’Epinal composées entre les années 1850 et 1890, en trois, six ou neuf cases pour raconter les Fables [42]. Tandis que ce procédé, associé à des choix graphiques dans la tradition de l’image populaire, a pu contribuer à la standardisation de ces planches et à leur caractère de cliché [43], Boutet de Monvel et Rabier vont jouer en maîtres du découpage en séquences pour accompagner l’expression visuelle du mouvement narratif. On peut, à bon droit, rapprocher ces deux recueils de la bande dessinée dont les critères formels se stabilisent au même moment – passage d’une action progressive à une action séquentielle par le biais du découpage de la planche en cases, narration continuée d’une vignette à la suivante comme d’une planche à la suivante, inscription progressive du texte au sein de l’image pour créer une composition pleinement iconotextuelle ; pour autant, dans les deux cas, il s’agit moins de construire une narration séquentielle, puisqu’elle est déjà préétablie par le texte-source, que de s’appuyer sur ses effets de séquençage pour faire progresser de la manière la plus fluide l’anecdote autour de laquelle la fable est bâtie. Les deux illustrateurs recourent cependant à des procédés différents pour produire cette fluidité visuelle au service de la fluidité narrative.
Boutet de Monvel adopte une présentation illustrative très proche formellement, proposions-nous, des bandes de praxinoscope : deux bandes se succèdent de haut en bas sur la page, au sein desquelles les figures humaines ou animalières, en deux ou trois ensembles par bande, racontent par leur mouvement les gestes rapportés par le texte de la fable situé en légende quasi intégrée à la composition graphique, comme les romans en images de Töpffer et ses continuateurs européens les ont imposées dans les journaux illustrés au cours du XIXe siècle. De même que le mouvement du praxinoscope, au lieu de séparer les images peintes sur les disques stroboscopiques en autant de cases visuelles par le biais de l’obturateur, lie grâce aux reflets dans les miroirs de la cage prismatique les images qui défilent sur la bande de papier dessiné placée à l’intérieur de la couronne optique et en accentuent le caractère narratif [44], de même les bandes sans cases de Monvel, mises en mouvement par l’œil et l’esprit du lecteur transformé en vivant praxinoscope, font défiler avec la plus grande souplesse les figures ainsi animées. Monvel détaille chaque mouvement au sein d’une répétition globale des grandes masses visuelles, ce qui permet de fluidifier l’évocation du mouvement et d’inscrire dans l’image la continuité des gestes dans leur animation même.
Ainsi la cigale danse-t-elle véritablement devant la fourmi comme une ballerine (fig. 11). Les mouvements des pattes en guise de bras sont séquencés exactement à la manière des procédés de chronophotographie et des bandes de praxinoscope. Chaque geste commence exactement là où le précédent s’est arrêté ; chaque attitude appelle naturellement dans l’esprit du lecteur la suivante, grâce à des enchaînements visuels qui procèdent par très légère variation d’un groupe à l’autre, tout en rappelant la précédente et en créant un continuum dans la mémoire du lecteur. De manière exactement parallèle, créant un effet d’écho ou d’anaphore visuelle animée, la tête de la fourmi passe par la porte, puis rentre dans la maison. Tandis que le bœuf tourne la tête, puis la détourne, la grenouille qui veut se faire aussi grosse que lui gonfle un peu plus puis éclate, p. 9 ; le renard se lève progressivement pour attraper les raisins sur la treille, plus manifeste son mépris pour leur verdeur, revenu à quatre pattes, en grattant le sol. Parti à quatre pattes en compagnie du bouc, dans la bande supérieure de la page 24, il se dresse progressivement sur ses deux pattes arrières, avec son compagnon, puis sur son compagnon (p. 25), jusqu’à la dernière image où, même revenu à quatre pattes, il domine le bouc dont la posture élevée apparaît d’autant plus inutile. Le rat que la grenouille s’apprête à transporter ôte son couvre-chef devant le batracien puis le remet, en quatre images (p. 26) ; le pas de la laitière, alterné d’une image à la suivante, mais symétrique en verticalité (p. 28), s’emballe pour accompagner l’amplification de ses rêves fermiers, jusqu’à la gambade qui fait tomber les châteaux en Espagne, à la fin de la première bande (p. 29) ; le pot de terre et le pot de fer, équipés de quasi souliers, se dandinent en agitant leurs bras d’un pied sur l’autre, de droite à gauche, d’une image à l’autre, d’une bande à l’autre, jusqu’au bris du plus fragile (p. 36).
Chez Rabier, cette fluidité repose sur un système plus complexe, dont la variation même confère animation à l’ensemble du volume, en cassant l’effet de répétition formelle (celui-là même qui fait l’unité de l’album dessiné par Monvel) pour renouveler la surprise et l’enjouement du spectateur.
[41] Nous nous permettons de renvoyer à notre « La liberté dans les fers ? Cadrer, décadrer, recadrer la fable et l’image dans les Fables choisies mises en vers de La Fontaine (livres I-6, 1668) », Textimage, « Le Conférencier », à paraître.
[42] Le séquençage narratif le plus couramment adopté pour l’illustration des récits, au-delà des Fables, est plutôt de 16 à 20 vignettes (Sylvain Lesage, « Apprendre et consommer, apprendre à consommer. Image d’Epinal et pédagogie publicitaire », Le Magasin des images, Op. cit., p. 91).
[43] Livres d’enfants, livres d’images, Op. cit., p. 24.
[44] Sur ces effets de continuum visuel et mémoriel ainsi que sur le primat de la narration grâce au praxinoscope, contre les effets fantasmagoriques des zootropes, voir Dominique Willoughby, Le Cinéma graphique, une histoire des dessins animés : des jouets d’optique au cinéma numérique, Op. cit., pp. 18 et 63.