Dans cette configuration fonctionnelle, l’image inséparable du texte – cela même qui la rendait impure aux yeux de Baudelaire [16] – devient par ce biais multimédiale, voire intermédiale [17] : la voici apte à trouver une fluidité remarquable par les biais de composition inventés pour agencer selon des relations les plus étroites possibles le texte et l’image, propres à susciter leur interaction inventive et active, ou en d’autres termes leur dialogue dans l’esprit du lecteur-spectateur. L’image de littérature illustrée ne se contente pas d’illustrer, ancillaire d’un texte dont elle permet l’élucidation transparente, mais elle joue avec lui, le « transgresse » [18] et ouvre de nouveaux possibles à sa lecture, comme le dessinateur Lorenz Frølich, un des modèles de Boutet de Monvel et Benjamin Rabier, l’a fait pour les Fables de La Fontaine (fig. 2) : dislocation de l’ordonnance sur la page, mélange de figures allégoriques et de figures référentielles, d’animaux et d’humains sans lien narratif particulier, jeux visuels à la manière des encadrements satiriques médiévaux...
L’illustration ainsi mise en mouvement n’est plus didactique, mais grinçante, ou tout au moins, quand elle ne relève pas de la caricature, décalée et ludique en même temps que source de plaisir esthétique et de connivence joyeuse. Si ce système graphique se développe dans la presse « populaire » à destination des adultes dès les années 1820, les réticences persistent plus longtemps à propos des livres pour enfants où l’image conserve au premier chef une vertu didactique, si importante aux yeux de Hetzel [19], mais aussi dans les journaux illustrés comme Saint-Nicolas auquel Boutet de Monvel participe largement au début des années 1880, de même qu’à travers les planches vivement colorées de l’imagerie d’Epinal [20] (fig. 3a, 3b et 3c) : vue frontale, scène bien composée, décors sages y compris dans les compartimentages qui échappent au quadrillage comme pour « Le Loup, la Chèvre et le Chevreau » de Chauffour, allégorie transparente comme pour « La Cigale et la Fourmi » de Phosty, personnages point trop expressifs et renvoyant à un temps passé en général comme pour « L’Ours et les deux Compagnons », faciles à identifier, autant que la leçon, à tirer.
Or Boutet de Monvel et Benjamin Rabier figurent en tête des illustrateurs qui ont permis l’adaptation dans le livre, ou plutôt l’album pour enfants, de ce système décalé et plaisant, où la beauté de l’image vaut pour elle-même aussi [21]. En témoignent les recherches du premier au long de ses premières années de contribution au journal Saint Nicolas : à côté d’images didactiques pour La France en zig-zag d’Eudoxie Dupuis qui paraissent en épisodes dans cette revue avant de devenir le concurrent du Tour de France de deux enfants dans les écoles, Boutet de Monvel met en mouvement autant qu’en images les récits plaisants et merveilleux de pure récréation comme ceux de Lemercier de Neuville : trois personnages en costume XVIIIe siècle dévalent un escalier pour échapper aux souliers volants à l’ouverture des Escarpins merveilleux [22] ; Nonotte sait mettre Les premiers gants en quatre figures verticales, mimant le texte d’apprentissage humoristique [23] ; Le Bal des hirondelles répartit les oiseaux en frises animées pleines de vie, anticipant la mise en page adoptée pour les Fables de la Fontaine (fig. 4). Rabier, qui doit son immense popularité de dessinateur et de caricaturiste, bien avant d’inventer le logo de La Vache qui rit en 1924, à l’expressivité de ses animaux, collabore au tournant des XIXe et XXe siècles aussi bien à l’imagerie d’Epinal qu’à de nombreuses publications pour la jeunesse (La Joie des enfants, La Jeunesse illustrée [24]) ou pour les instituteurs (Après l’école) où il applique les recettes qui l’ont rendu célèbre dans la presse pour plus grands : une satire vive et animée de types humains dont les attitudes et les traits sont transposés à des animaux, sans cesse mobiles, que le cadre des vues, quand il y en a un, peine à contenir et dont la gestuelle fait immanquablement penser au cinéma muet leur exact contemporain, tandis que ces figures, cernées d’un ferme contour noir, chatoient de couleurs saturées et contrastées (fig. 5).
Accompagnées par l’usage de la « ligne claire » avant qu’elle en reçoive le nom [25], ces recherches graphiques servent à merveille la conquête du plaisir esthétique associé au livre pour enfants. A ce titre, les couleurs à la fois lumineuses et douces, sans bariolage, choisies par Boutet de Monvel, leur application en à-plat, retenue elle aussi par Rabier qui privilégie des couleurs plus éclatantes, vient dynamiser les recherches graphiques contemporaines pour le livre illustré – et le livre illustré pour enfants [26]. Tous deux multiplient ainsi une composition mouvante, déplaçant la linéarité du texte et du bloc de texte, désolidarisant la continuité du visible et du lisible, de manière à animer l’image d’une vie propre, très différente des livres illustrés antérieurs, à commencer par les Fables : le recueil poétique finit de fusionner, sous l’autorité des deux dessinateurs, avec les expérimentations que nous venons d’évoquer.
Déplacer les images : l’invention du praxinoscope et du dessin animé
Cette animation de l’image entre en résonance avec un horizon de réception dans lequel il est difficile de ne pas insérer les choix graphiques, sans en inférer pour autant chez Boutet de Monvel la volonté de s’y prêter sciemment, faute de témoignages et de documentation en ce sens à ce jour : celui de l’engouement contemporain des deux artistes pour la mise en mouvement physique de l’image. La composition si particulière adoptée par Boutet de Monvel pour déployer son illustration des Fables chez Plon et Nourrit, la plasticité avec laquelle Rabier campe ses personnages offrent des points de convergence frappants avec différentes innovations exactement contemporaines pour parvenir à contourner la dernière limite des artefacts visuels, leur statisme et leur fixité, de manière à leur donner leur mobilité propre : la limite qui les oppose à la poésie dans la série des oppositions héritées de Lessing [27].
Olivier Mannoni et Dominique Willoughby [28] ont fort bien éclairé l’histoire de la mise en mouvement progressive de l’image dont l’accélération est remarquable entre les années 1830 et 1870 en Europe. Avec l’invention quasi concomitante de la roue de Faraday en Angleterre (1831), du phénakistiscope de Joseph Plateau assisté du peintre Joseph Madou en Belgique (1832-1833) et du stroboscope de Simon Stampfer en Autriche (1832), les disques peints de petites images défilant devant l’obturateur à fentes étroites du zootrope viennent animer de vivantes fééries et les spectacles de lanternes magiques constituent une attraction très populaire [29], proposés autant par les lanternistes ambulants que par les marchands bien installés qui vendent des appareils peu onéreux et des séries de plaques de verre. Ainsi, en France, les frères Lapierre proposent à partir de 1848 et de manière quasi industrielle à la fin des années 1860 des bandes de verre pour lampascopes et autres « lanternes riches ». Les motifs de contes, de même que les Fables de La Fontaine, ont la part belle dans leurs catalogues [30] (fig. 6 ).
[16] « Quelques caricaturistes français », Le Présent, 1er octobre 1857, p. 90, à propos de Grandville, « esprit maladivement littéraire, toujours en quête de moyens bâtards pour faire entrer sa pensée dans le domaine des arts plastiques ; aussi l’avons-nous vu souvent user du vieux procédé, qui consiste à attacher aux bouches de ses personnages des banderoles parlantes ». Sur le caractère excessif de cette affirmation, voir Valérie Stiénon, « Entre rêve et rébus : J.-J. Grandville bédéiste ? », Le Magasin des images, Op. cit., pp. 36-37.
[17] Voir Julien Schuh, « la bande dessinée est née dans la presse », Presse et bande dessinée, Op. cit., pp. 13-30.
[18] Anne-Marie Christin, « De l’illustration comme transgression » [2009], Textimage, n° 12, automne 2020 (en ligne. Consulté le 10 août 2021).
[19] Ségolène Le Men, « Hetzel ou la science récréative », Romantisme, n° 65 (1989), pp. 69-80.
[20] Ainsi les planches imprimées à Epinal qui illustrent une même fable en 9 vignettes à la manière d’une planche de bande dessinée, consultables en ligne sur le site du Munaé, comme « Le Meunier, son Fils et l’Ane », v. 1890, inv. 2018.3.150, mentionnée supra note 14. Sur cet empan moral recherché par l’imagerie d’Epinal, voir C’est « une image d’Epinal : l’image à Epinal, 1809-1888, Op. cit., p. 120.
[21] « L’illustration des livres pour enfants a éveillé le sens esthétique de l’enfance dans la seconde moitié du XIXe siècle [. Les images en] sont extraordinairement novatrices, par la vision nouvelle qu’elles mettent en place » (Ségolène Le Men, Livres d’enfants, livres d’images, Op. cit., p. 22).
[22] Saint Nicolas, Journal illustré pour garçons et filles, Paris, Delagrave, t. 1, 1880, p. 49.
[23] T. 5, 1884, p. 241.
[24] Il crée même sa propre revue pour enfants, Histoire comique et naturelle des animaux (31 numéros de novembre 1907 à mars 1908). Voir François Robichon, Rabier, l’homme qui fait rire les animaux, Paris, Hoëbecke, 1993, pp. 19-23.
[25] Hergé n’a jamais caché sa dette à l’égard de Rabier, qu’il s’agisse du personnage de Tintin-Lutin inventé par le dernier en 1898 pour son premier album à destination de la jeunesse, ou qu’il s’agisse, justement, des choix illustratifs pour les Fables de La fontaine parues en 1906 chez Tallandier (voir la Préface de Hergé à la réimpression anastique de ce livre en 1982, toujours chez Tallandier). Hergé a d’ailleurs multiplié les emprunts à ce recueil pour dessiner les animaux exotiques de ses premiers albums (Tintin au Congo, Tintin en Amérique).
[26] Jean-Marie Embs et Philippe Mellot, 100 ans de livres d’enfant et de jeunesse, 1840-1940, Paris, Lodi, 2006, passim ; Annie Renonciat, « les couleurs de l’édition au XIXe siècle : spectaculum horribile visu ? », Romantisme, n° 157, 2012, pp. 33-52, en particulier pp. 43-47 à propos des illustrations d’Eugène Grasset pour Les Quatre fils Aymon (Paris, H. Launette, 1883).
[27] Philippe Kaenel, « L’illustration : une question de point de vue », préface à la 2e édition de son Métier d’illustrateur, 1830-1880 : Rodolphe Töppfer, J.-J. Grandville, Gustave Doré [1996], Genève, Droz, 2005, pp. 7-30.
[28] Laurent Mannoni, Le grand art de la lumière et de l’ombre : archéologie du cinéma, Paris, Nathan, 1995 ; Trois siècles de cinéma, de la lanterne magique au Cinématographe, sous la direction de Laurent Mannoni, Paris, RMN, 1995 ; Laurent Mannoni et Donata Pesenti Campagnoni, Lanterne magique et film peint : 400 ans de cinéma, Paris, Editions de La Martinière, 2009 ; voir aussi Dominique Willoughby, Le Cinéma graphique, une histoire des dessins animés : des jouets d’optique au cinéma numérique, Paris, Textuel, 2009. La Cinémathèque française dispose d’une extraordinaire collection de ces images et de leurs appareils de projection, pour l’essentiel numérisée sur son site Laterna Magica (en ligne. Consulté le 10 août 2021).
[29] Sur cette large popularité, voir les nombreux extraits de textes proposés dans Machines à voir. Pour une histoire du regard instrumenté (XVIIe-XIXe siècles), anthologie présentée par Delphine Gleizes et Denis Reynaud, Lyon, P.U.L., 2017.
[30] Voir par exemple la série de 21 Fables en 8 plaques imprimées sur verre et rehaussées à la main conservée à la Cinémathèque française (en ligne. Consulté le 10 août 2021). Le Munaé possède une série (3-713-21) tout à fait intéressante de 70 plaques de verre environ à destination des classes, diffusées par le Musée pédagogique, d’après les gravures de Oudry (1755-1759), vers 1900 (au sein des ensembles répertoriés sous les numéros d’inv. 0003.00714, 0003.00715 et 0003.00716). De fait, ce type de projection est familial, en témoignent les affiches publicitaires conservées, mais aussi très largement scolaire. Voir le catalogue dressé par Annie Renonciat, Images lumineuses. Tableaux sur verre pour lanternes magiques et vues sur papier pour appareils de projection. Collections du Musée national de l'Education, Institut national de la Recherche Pédagogique, Mont-Saint-Aignan, Musée national de l'Education, 1995. Sur l’importance considérable des plaques dans la pédagogie du XIXe et du début XXe siècle, voir Les dossiers du Musée d’Orsay, n 57 : « Lanternes magiques, tableaux transparents », sous la direction de Ségolène Le Men, Paris, RMN, 1996 (plusieurs thèses inédites sur le même sujet, que nous n’avons pas consultées, sont mentionnées dans Jacques Perriault, « L’apport des archives du film pédagogique et scientifique aux sciences de l’homme et de la société », Cinéma pédagogique et recherche scientifique, à la redécouverte des archives, éd. Béatrice de Pastre-Robert, Monique Dubost et Françoise Massit-Folléa, Lyon, ENS Editions, 2004, p. 11.