Poésie et image à la croisée
des supports - Préface

- Hélène Campaignolle-Catel
et Marianne Simon-Oikawa

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      Du texte sur la peinture au poème fait image, les relations possibles entre visible et lisible n’ont cessé de se transformer depuis la fin du XIXe siècle : l’image dans le livre explore d’autres voies que l’illustration, l’image elle-même ne se réduit plus à la peinture mais englobe tous les champs du visible y compris la typographie et l’espace blanc. En France, la recherche s’intéresse depuis longtemps aux croisements lisible / visible, à travers des études sur les poètes attirés par les arts visuels (Mallarmé, Apollinaire, Cocteau, Michaux pour ne citer que ces quelques noms), ainsi que des ouvrages à ambition plus panoramique sur l’histoire du livre et de l’image [1]. Au Japon aussi ce domaine de recherche se développe. Plusieurs ouvrages portant sur les relations entre poésie et peinture ou entre littérature et photographie en France, ont été publiés récemment [2]. Toutefois, des pans entiers de ces domaines restent à explorer. Le présent numéro spécial de la revue Textimage voudrait attirer l’attention sur certains d’entre eux.
      Il réunit des contributions issues de trois programmes de recherche menés parallèlement en France et au Japon. Les deux premiers, intitulés respectivement « Littérature et peinture en France (XIXe-XXe siècles) » (avril 2008-mars 2011) et « Poésie et image en France (XIXe-XXIe siècles) » (avril 2011-mars 2014) ont été réalisés sous la direction de Marianne Simon-Oikawa à l’Université de Tokyo, grâce à une subvention de la Japan Society for the Promotion of Science [3]. Le troisième est le projet LivrEsC, né en 2014 de la première action du programme ANR « Le livre : Espace de création, XIXe-XXIe siècles » (décembre 2010-décembre 2014) : associant en partenariat l’Université Paris 3-Sorbonne nouvelle et la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, il a été conçu par Hélène Campaignolle-Catel et Sophie Lesiewicz pour développer la recherche collective autour de la Bibliothèque numérique LivrEsC.
      Associer ces trois programmes, malgré leur éloignement géographique, allait en réalité de soi. Leurs problématiques communes, l’écho chez nombre de contributeurs de propositions formulées au Centre d’étude de l’écriture et de l’image où la plupart ont séjourné à un moment ou à un autre de leur travail [4], le désir de poursuivre dans le cadre d’un numéro de revue des collaborations engagées depuis de longues années entre la France et le Japon, invitaient à les joindre en un seul ensemble cohérent. Toutefois, le propos de l’ensemble n’est pas pour autant de confronter des points de vue français ou japonais sur des corpus donnés, malgré un ancrage culturel et des traditions rhétoriques différentes. Il est bien plutôt de proposer des perspectives croisées sur des objets qui associent poésie et image, et mettent en exergue la diversité des supports utilisés par les créateurs contemporains : livre, tableau, papier de l’estampe ou de la calligraphie, supports urbains ou land art.
      Les vingt contributions universitaires présentes dans ce numéro s’organisent, comme l’indique le sommaire, en deux volets, le premier mettant l’accent sur les formes visibles de l’inscription poétique dans et hors le livre, le second partant des relations que des images peuvent nouer avec des textes poétiques – antérieurs, concomitants ou postérieurs – pour interroger, en dernier lieu, la frontière poreuse des signes.
      La section qui entame le premier volet, intitulée « De la poésie au livre : une aventure éditoriale » est consacrée au livre de poésie du point de vue de son histoire et de ses créateurs. A partir d’exemples issus de la bibliothèque numérique LivrEsC, Hélène Campaignolle-Catel interroge les facteurs de métamorphoses perceptibles dans les formes du livre de création depuis Mallarmé [5] et la difficulté d’appréhender une unité dans cette diversité : écritures, images et support inaugurent de nouvelles relations en lien avec les heurts techniques, économiques et socioculturels marquant l’espace de production du livre. Dans sa contribution consacrée au poète et éditeur Pierre Bettencourt, Sophie Lesiewicz s’intéresse aux jeux instaurés avec l’horizon d’attente du lecteur dans la production autoéditée de l’écrivain de 1940 à 1961, et analyse notamment les moyens dont le poète use pour transformer le texte en image dans ses livres graphiques [6]. Frédérique Martin-Scherrer a choisi quant à elle de présenter la collection multilingue de livres imprimés par Thierry Bouchard au sein de la Labyrinth press entre 1980 et 2007 [7] : bravant les distances, le typographe et imprimeur français a travaillé pendant près de trente ans pour bâtir cette collection exigeante avec la collaboration du graveur tchèque Petr Herel parti s’installer en Australie.
      La section suivante, « Donner à voir l’image écrite », met l’accent sur les moyens visuels employés par les écrivains poètes. Marianne Simon-Oikawa s’intéresse au cas de Pierre Albert-Birot [8], dont l’œuvre fut à bien des égards pionnière dans les années vingt. A la fois sculpteur, peintre, poète, typographe et éditeur, Albert-Birot fut le maître absolu de sa création depuis les premiers brouillons jusqu’à l’impression en volume, et ses poèmes visuels montrent l’audace de ses expérimentations dans l’espace du livre. Les deux contributions suivantes sont consacrées aux formes contemporaines de la poésie du visible. A propos des dispositifs employés par Christophe Lamiot Enos [9], Armelle Leclercq distingue plusieurs formes visuelles qui jouent avec le calligramme tout en complexifiant cette tradition par des jeux géométriques ou architectur­­­aux plus abstraits. Jan Baetens propose pour sa part des pistes d’analyse pour la poésie typographique d’un poète plus connu pour sa poésie sonore, Vincent Tholomé [10] : les moyens mis en jeu dans son recueil VUAZ invitent le chercheur à formuler une poétique articulant densité et transparence.
      La section « Poésie visuelle, dans et hors le livre » élargit la réflexion sur le poème qui fait image en intégrant une perspective intermédiale ou comparatiste. Les études de Gaëlle Théval [11] et d’Anne-Christine Royère [12] qui portent respectivement sur l’œuvre de Jean-François Bory et de Michèle Métail, examinent moins la forme éditoriale des textes que la matérialité des supports choisis ou refusés, montrant au passage que l’interrogation sur le livre s’associe chez ces deux poètes à une volonté de mise à distance, voire de dépassement. Elles interprètent les lieux et les présupposés de cette transgression, la première à travers les images et collages renvoyant aux domaines de l’écriture et du livre, la seconde à travers les Gigantextes, « œuvres de grandes dimensions » ayant choisi l’exposition comme mode de publication. Marie Laureillard [13] recontextualise quant à elle l’œuvre poétique de Michèle Métail et de Jean-François Bory en instaurant une comparaison avec les formes visuelles employées chez deux poètes taiwanais, Chen Li et Hsia Yu : sa contribution met en valeur les hybridations sémiotiques hétéro-linguistiques offrant aux poètes d’aujourd’hui des horizons inédits.

 

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sommaire

[1] On pourra se reporter aux bibliographies proposées sur les sites de la revue Textimage, de la BnF, de LivrEsC. De nombreuses références bibliographiques sur le livre de création sont citées ici même dans l’article d’Hélène Campaignolle-Catel, « 1. Heur(t)s et métamorphoses d’un phénix : le livre de création dans LivrEsC ». Mentionnons seulement deux ouvrages de Michel Melot offrant une synthèse théorique suggestive sur le champ de l’image et de l’écriture parus aux éditions Jean-Claude Béhar : Une brève histoire de l’image (2007), Une brève histoire de l’Ecriture (2015) et deux ouvrages collectifs : I. Chol, J. Khalfa (dir.), Les Espaces du livre : Supports et acteurs de la création texte/image XXe–XXIe siècles, Ed. Peter Lang, 2015 ; I. Chol, S. Linarès, B. Mathios (dir.), LiVres de pOésie Jeux d’eSpace, Paris, Honoré Champion, « Poétiques et esthétiques XXe-XXIe siècle », 2016.
[2] On citera par exemple Jacques Dupin, Reginald McGinnis, Jean-Michel Rey, Yoshida Hiroshi, Suzuki Masao, Bôdorêru ikô no keifu [Poésie et peinture depuis Baudelaire], Tokyo, Michitani, 2011 ; Tsukamoto Masanori (dir.), Shashin to bungaku : nani ga imêji no kachi wo kimeru no ka [Photographie et littérature : d’où vient qu’une image nous attire ?], Tokyo, Heibonsha, 2013 ; Sawada Nao, Yoshimura Kazuaki, Michaël Desprez (dir.), Teofiru Gôchie to jûkyû geijustu [Théophile Gautier et les arts du XIXe siècle], Tokyo, Presses de l’Université Sophia, 2014 ; Murata Kyôko, Romanshugi bungaku to kaiga : jûkyû seiki Furansu "bungakutekigaka"tachi no chôsen [La littérature romantique et la peinture], Tokyo, Shinhyôron, 2015.
[3] Chacun de ces programmes a donné lieu à une publication en japonais. Les articles d’Armelle Leclercq et d’Yves Peyré sont tirés de Marianne Simon-Oikawa (dir.), E wo kaku [Ecrire l’image], Tokyo, Suiseisha, 2012, 280 p. ; ceux de Carole Aurouet, Hélène Campaignolle-Catel, Chiba Fumio, Marianne Simon-Oikawa, Suzuki Masao, Taniguchi Madoka, Gaëlle Théval et Tsukamoto Masanori sont d’abord parus dans Marianne Simon-Oikawa (dir.), Shi to e, Mararume ikô no tekusuto to imêji [Poésie et image en France depuis Mallarmé], Tokyo, Suiseisha, 2015, 248 p.
[4] Les activités du CEEI, refondé en 2016, sont consultables sur son site.
[5] Hélène Campaignolle-Catel, « Heur(t)s et métamorphoses d’un phénix : le livre de création dans LivrEsC ».
[6] Sophie Lesiewicz, « Pierre Bettencourt éditeur de livres graphiques (1940-1961) ».
[7] Frédérique Martin-Scherrer, « Thierry Bouchard et Petr Herel : une création partagée ».
[8] Marianne Simon-Oikawa, « L’image écrite dans les livres de poèmes de Pierre Albert-Birot ».
[9] Armelle Leclercq, « Les dispositifs visuels dans la poésie de Christophe Lamiot Enos ».
[10] Jan Baetens, « Les jeux typographiques d’un poète sonore : VUAZ (2013) de Vincent Tholomé ».
[11] Gaëlle Théval, « Collage typographique et readymade livresque dans la poésie visuelle de Jean-François Bory ».
[12] Anne-Christine Royère, « Poésie, « matière d’images » : les Gigantextes de Michèle Métail ».
[13] Marie Laureillard, « La poésie visuelle en France et à Taiwan : de Jean-François Bory et Michèle Métail à Chen Li et Hsia Yu ».