Poésie et image à la croisée
des supports - Préface
- Hélène Campaignolle-Catel
et Marianne Simon-Oikawa
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Entamant le second volet, la section « Réflexions sur l’image ou "l’altérité créatrice" » offre un modeste aperçu de la diversité des relations entretenues par les poètes avec les arts de l’image, de l’interrogation critique (Valéry écrivant sur la photographie) au commentaire fasciné (Leiris portraiturant Picasso), en passant par les expérimentations pratiques (Prévert et son expérience bricoleuse des images). Tsukamoto Masanori analyse d’abord les contours de la réflexion de Paul Valéry sur la photographie [14] telle qu’elle se présente dans ses essais critiques, en se centrant sur le regard du poète lorsqu’il compare le processus chimique de la révélation photographique à celui, psychologique, de l’éveil. Chiba Fumio met en regard une série de portraits de Michel Leiris par Pablo Picasso [15], soulignant la différence avec ceux réalisés par André Masson ou Alberto Giacometti, puis retrace dans les écrits du poète consacrés sur Picasso les enjeux réflexifs et personnels de la représentation de l’artiste. Carole Aurouet dévoile pour sa part la diversité des supports d’images explorés par Jacques Prévert : des livres avec photographies aux collages détournant des images collectées, en passant par d’étonnantes éphémérides, le poète y exprime avec la même force que dans ses textes son attachement à l’amour et à la liberté [16].
La section « Au-delà de l’illustration : mots et images en regard » s’intéresse aux livres construits à plusieurs mains dans un temps séparé (La Fresnaye illustrant Rimbaud), ou concomitant (les poètes et les peintres cubistes, Brassaï et Fargue, Ponge et Kermadec). Matsui Hiromi [17] interroge les contours et les fondements théoriques de « l’esprit cubiste » à travers les collaborations de Picasso avec Max Jacob, de Georges Braque avec Pierre Reverdy. Dans son analyse des dessins réalisés par Roger de La Fresnaye pour les Illuminations d’Arthur Rimbaud, publiés de manière posthume en 1949, Taniguchi Madoka [18] montre que le peintre cubiste n’a pas cherché à rendre les mots de tel ou tel poème, mais plutôt à retrouver l’atmosphère de l’ensemble, dans des tracés abstraits caractérisés par la perspective et la fragmentation. L’enjeu de la contribution d’Ayabe Mami est de mieux comprendre l’objet que constitue le Verre d’eau pour Francis Ponge et Eugène de Kermadec [19] : entre transparence et réflexivité, cet objet commun au poète et au peintre autorise les paradoxes d’une expression parfois figurative, parfois abstraite, mais toujours en mouvement. C’est à un objet poétique et imagé en apparence plus simple – l’image d’un serrement de mains – que s’attache Anne Reverseau dans son étude du poème « Pigeondre » [20] : l’auteur déplie pourtant les multiples liens unissant l’image verbale et l’image photographique dans cette œuvre double.
La dernière section « Des signes à la frontière » s’attache aux formes de croisement ou d’hybridation des systèmes de l’écrit et l’image. Yves Peyré souligne dans la trajectoire d’Henri Michaux le pont maintenu entre création poétique et création picturale, alors même que la première a longtemps été considérée comme plus légitime par la critique littéraire [21]. Suzuki Masao met à jour la multiplicité et la complexité des relations visible / lisible dans les collages, dessins aux points et livres-objets de Gherasim Luca [22]. L’étude menée conjointement par Mélina Balcázar Moreno et Amelia Valtolina aborde de front pratique picturale et « illustration » chez Valério Adami, mettant en parallèle l’insertion des signes d’écritures dans les tableaux et la présence de sa calligraphie dans les livres [23]. Pour finir, Karine Bouchy a choisi comme objet d’étude un diptyque du calligraphe Brody Neuenschwander inspiré par une toile de Gerhard Richter : elle interprète à partir de cette « conversation » les liens critiques entre touche picturale et gestes d’inscription sédimentés dans l’histoire de l’art occidentale [24].
Les contributions réunies ici font, on le voit, apparaître la variété des moyens iconiques auxquelles se confronte l’inscription poétique aujourd’hui. La peinture, le dessin, la gravure, le collage, la calligraphie, la photographie et même l’image numérique ne constituent plus que quelques-unes des options, innombrables, qui s’offrent au créateur. Elles soulignent aussi la diversité des modalités selon lesquelles texte poétique et images se conjuguent, s’affrontent, s’entremêlent : pratiques de l’écrit visible dans la poésie visuelle, réflexion du poète sur l’image, illustration (dont la fidélité n’a plus rien de littéral), coexistence du texte et de l’image sur un même support (page ou livre entier mais aussi tableau ou œuvre destinée à être exposée), pratiques mixtes, entre autres. Mallarmé a ouvert la voie en initiant une réflexion conjointe autour du livre et de la poésie ; ses successeurs ont suivi ce chemin en travaillant supports et outils, investissant de nouveaux espaces d’inscription quitte à remettre en question la forme attendue du livre.
Le cahier de créations prolonge l’exploration à travers huit propositions d’artistes contemporains. La section « Archive » dévoile les peintures énigmatiques de Philippe Clerc, nouées par le geste d’écriture d’Anne-Marie Christin dans un ouvrage resté inédit, Les Mots regardent, commenté dans une lettre d’Yves Bonnefoy (1973) [25]. Le rôle joué par Anne-Marie Christin (1942-2014) dans la trajectoire intellectuelle des deux responsables de ce numéro, mais aussi dans les travaux de nombre de ses contributeurs, est ainsi rappelé à la fin de ce numéro, sous une forme que peu connaissent, celle de la création poétique. Professeur émérite à l’Université Paris Diderot-Paris 7, fondatrice en 1982 du Centre d’étude de l’écriture et de l’image, Anne-Marie Christin joua un rôle pionnier dans le domaine des études texte-image. Un certain nombre d’aspects ou de concepts qui traversent les contributions rassemblées font d’ailleurs écho indirectement ou frontalement à sa pensée [26]. La notion problématique d’illustration, revisitée dans les œuvres doubles contemporaines, est ainsi abordée à propos de La Fresnaye, Picasso, Ponge ou Adami. La question de l’intervalle se décline dans la danse des noirs et des blancs, dans une poétique de la densité ou de la transparence, dans l’interaction réfléchie des « vides » et des « traces », qui traverse les articles de Suzuki Masao, Ayabe Mami, Jan Baetens ou Marie Laureillard. Les valeurs iconiques de l’écriture sont elles aussi soulignées dans la plupart des corpus, aussi bien à propos du travail d’éditeurs comme Thierry Bouchard ou Pierre Bettencourt que chez des poètes comme Mallarmé, Pierre Albert-Birot, Christophe Lamiot Enos, Vincent Tholomé, chez le calligraphe Brody Neuenschwander ou le peintre Valério Adami. Le présent numéro se veut ainsi une invitation à scruter les formes du visible et du lisible ressaisies par les poètes et les artistes, en soulignant l’importance des supports qu’ils ont choisi d’investir, d’interroger, de croiser ou de dépasser.
Note sur la notation des noms japonais : On a suivi ici la transcription habituelle dite Hepburn. Ils sont notés dans l’ordre patronyme - prénom.
[14] Tsukamoto Masanori, « La photographie dans l’œuvre critique de Valéry ».
[15] Chiba Fumio, « Michel Leiris au miroir de Picasso ».
[16] Carole Aurouet, « Jacques Prévert et les images fixes ».
[17] Matsui Hiromi, « Cubisme et poésie – "L’esprit cubiste" et les livres illustrés dans les années 1910 ».
[18] Taniguchi Madoka, « Les illustrations des Illuminations d’Arthur Rimbaud par Roger de La Fresnaye ».
[19] Ayabe Mami, « Francis Ponge et Eugène de Kermadec : autour du Verre d’eau ».
[20] Anne Reverseau, « La photographie, face à main de la poésie – Quand Brassaï illustre "Pigeondre", poème en prose de Léon-Paul Fargue ».
[21] Yves Peyré, « Henri Michaux entre écriture et peinture ».
[22] Suzuki Masao, « L’image bégaie, elle aussi – Lisible et visible dans l’œuvre de Gherasim Luca ».
[23] Mélina Balcázar Moreno et Amelia Valtolina, « Entr’acte – Ecriture et dessin dans l’œuvre de Valerio Adami ».
[24] Karine Bouchy « "Gratter, racler, rater". Conversations entre calligraphie et peinture ».
[25] Voir la section « Archive » de ce numéro : « Nulle ne me voit sans mémoire… ».
[26] On pourra se reporter en particulier aux ouvrages suivants : L’Image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, « Idées et recherches », 1995, (rééd. « Champs » 2001), 252 p., réédition augmentée « Champs-arts » 2009, 460 p. ; Poétique du blanc : vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet, Peeters-Vrin, 2000, 230 p. (rééd. augmentée Vrin 2009) ; L’Invention de la figure, Flammarion, « Champs-arts », 2011, 250 p.