L’image écrite [1] dans les livres de poèmes
de Pierre Albert-Birot
- Marianne Simon-Oikawa
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Le livre de poésie a connu depuis Mallarmé de profonds bouleversements qui ont touché aussi bien ses formes, ses techniques, son processus d’édition, que sa réception. La part des avant-gardes historiques dans ces renouvellements est déjà bien connue. La contribution de Pierre Albert-Birot (1876-1967), pourtant à bien des égards pionnière dans les années 1910-1920, l’est moins, et c’est à elle que nous nous intéresserons ici.
Albert-Birot est un créateur atypique. Son parcours, pour commencer, le distingue. D’abord sculpteur et peintre, il acquit une connaissance à la fois personnelle et approfondie, charnelle pourrait-on dire, des arts, qui nourrit en retour son œuvre littéraire. L’œuvre elle-même offre un observatoire particulièrement riche des relations possibles entre poésie et image : Albert-Birot ne se contenta pas d’évoquer les arts dans ses textes, mais produisit aussi des poèmes visuels qui constituent autant de métamophoses de l’image plastique à laquelle il s’adonna d’abord [2]. Sa pratique, enfin, étonne. Albert-Birot fut en effet typographe et imprimeur d’une partie de son œuvre, seul maître de sa création depuis les premiers brouillons jusqu’à l’impression en volume. Il put mener librement toutes les expérimentations qui lui tenaient à cœur, notamment dans l’espace du livre qui apparaît comme le support privilégié de ses créations visuelles les plus novatrices.
Le parcours d’Albert-Birot et la chronologie très particulière de sa poésie visuelle, pratiquée pendant trois décennies mais concentrée sur quelques recueils majeurs (La Joie des sept couleurs en 1919, La Lune ou le livre des poèmes en 1924, Les Amusements naturels en 1945), invitent à adopter une présentation elle aussi organisée dans le temps, consacrée d’abord aux années d’apprentissage qui voient Albert-Birot passer de la pratique des arts à l’écriture, puis aux années de production des poèmes visuels au cours desquelles l’image écrite prend place dans le livre.
Les années de formation : de l’image au livre
L’œuvre poétique d’Albert-Birot dans le domaine de la poésie visuelle ne se comprend pas sans le rappel de ses premières années consacrées à la peinture et à la sculpture, puis à son activité de directeur de revue et d’éditeur [3].
Né en 1876 à Angoulême, Albert-Birot arrive à Paris à la fin de 1892 et s’inscrit à l’Ecole nationale des beaux-arts. Il apprend la peinture, est présenté à Alexandre Falguière, apporte ses dessins à Gustave Moreau ‒ qui accepte de le corriger ‒ puis, après sa disparition en 1898, à Léon Gérôme. Il s’intéresse aussi à la sculpture. Il expose pour la première fois au Salon des artistes français en tant que sculpteur en 1900. C’est aussi cette année-là qu’il entre comme restaurateur d’objets d’art chez l’antiquaire Edouard Larcade, emploi qu’il conservera toute sa vie. Ce travail inspirera Le Catalogue de l’antiquaire, où sont décrites plusieurs œuvres qu’il eut alors en main. Ses derniers envois au Salon, d’immenses peintures dans le goût de Puvis de Chavannes et de Gérôme, datent de 1912.
Albert-Birot traverse alors une période d’insatisfaction, qui le conduit à de nouvelles recherches. Il envisage notamment la création d’une revue intitulée d’abord L’Œuvre idéaliste puis 1915, et dessine plusieurs essais de couverture. Ces tâtonnements aboutissent en janvier 1916 à la revue SIC [4]. Lui-même dira plus tard : « Je suis né en janvier 1916, en même temps que la revue SIC, ma fille, et une fille pas ordinaire puisqu’elle a trouvé le moyen de me mettre au monde » [5]. Naissance tardive, puisqu’Albert-Birot a alors 40 ans. SIC pose d’emblée deux orientations fondamentales sur lesquelles le poète ne reviendra pas : l’acquiescement à la modernité et le dialogue des arts. SIC, c’est en effet le « oui » latin, l’ouverture au monde, à la nouveauté. Mais c’est aussi la combinaison de « Sons, Idées et Couleurs », auxquels il faut ajouter « Formes », comme le précise la double lettre F qui entoure les trois autres dans le sigle gravé sur bois par Albert-Birot lui-même, et figure sur la couverture de chaque numéro.
Les arts sont largement présents dans SIC, à travers la reproduction de peintures ou d’articles sur les peintres. Mais la pratique personnelle d’Albert-Birot s’achève au moment même où il lance sa revue. Dans le n° 5 de SIC (mai 1916), Albert-Birot publie un dessin intitulé Guerre, essai d’expression plastique qui servira de point de départ à une grande huile sur toile. Mais ce sera sa dernière peinture. L’exercice du regard succéda dès lors à la pratique de la main.
Ses poèmes visuels sont sans doute les œuvres d’Albert-Birot où le souvenir des arts est plus le prégnant. Albert-Birot commence à les pratiquer dans le sillage d’Apollinaire, qu’il fréquente assidûment au cours des deux dernières années de sa vie, et à qui il emprunte le mot « idéogramme ». Albert-Birot supervise la composition sur le marbre du poème « Il pleut », publié dans le n° 12 de SIC (décembre 1916). Il publie son premier « Poème à crier et à danser » dans le n° 2 de Dada en décembre 1917. Au moment même où paraît Calligrammes (15 avril 1918) il publie « Les Eclats, poème idéogrammatique » dans SIC (n° 28, avril 1918). Et c’est un mois seulement après la mort d’Apollinaire survenue le 9 novembre, qu’il donne à la revue d’avant-garde franco-catalane L’Instant dirigée par son ami Pérez-Jorba un « Idéogramme destiné au Tombeau de Guillaume Apollinaire » (L’Instant, n° 6, décembre 1918).
Ces premières expériences de poésie visuelle se situent encore à l’extérieur du livre, mais elles sont publiées sur un support très proche, la revue. Ces années SIC sont aussi en effet celles où Albert-Birot commence à se passionner pour la chose imprimée. Il n’est pas encore imprimeur et confie la réalisation des premiers numéros de SIC à Rirachovski, un petit artisan polonais établi juste en face de son atelier, et qu’il avait déjà sollicité pour les estampes et les Poésies de la guerre en cartes postales réalisées avec sa femme Germaine à l’intention des poilus et de leurs familles [6]. Albert-Birot, que Larcade n’a plus les moyens d’entretenir en temps de guerre, ira même s’inscrire au chômage pour payer l’impression de SIC. La maison Levé, plus importante, prit la relève à partir du n° 11, remplacé à son tour par Estival à partir du n° 27.
La revue n’est pas seulement un lieu de réflexion et de création. C’est aussi un objet, avec son papier, sa couverture, sa mise en page et sa typographie. L’artiste que fut Albert-Birot, et l’artisan-restaurateur qu’il est, ne pouvaient rester indifférents à la fabrication matérielle de SIC. La composition de la revue, les affichettes publicitaires annonçant les manifestations qu’elle organise, les cartons d’invitation, tous les objets graphiques qu’il commande l’intéressent au plus haut point, notamment la typographie. Dans le n° 32 de SIC (octobre 1918), il lance même à ses lecteurs un appel à la création :
La grande époque créatrice dans laquelle nous entrons ne peut, ne pourra continuer à imprimer avec des caractères qui ne sont pas les siens : cela est un lieu commun. Cherchons donc dès maintenant le caractère qui nous convient. Dans ce but je fais appel à tous, dessinateurs et hommes de lettres (sans jeu de mots). Que chacun cherche, esquisse des types de caractères et m’adresse son papier, je reproduirai dans SIC toutes ces recherches. Il est bien entendu que les recherches doivent surtout porter sur un caractère courant, caractère de texte et non point caractère de fantaisie. Nous émettrons des avis sur les projets parus et si nous trouvons le caractère convenable, qui sait si nous ne trouverons pas ensuite celui qui paiera les matrices. L’essentiel est de donner le branle et nous devons toujours tout espérer.
[1] Cette expression est empruntée à l’ouvrage d’A.-M. Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, « Idées et recherches », 1995, (rééd. « Champs » 2001), réédition augmentée « Champs-arts », 2009.
[2] Sur les poèmes visuels d’Albert-Birot, on pourra se reporter entre autres à M. Décaudin, « De l’espace figuré à l’espace signifiant », dans Poésure et peintrie – d’un art, l’autre, Marseille, Musées de Marseille – Réunion des Musées Nationaux, 1993, pp. 68-88 ; I. Maunet, « Du matériau scripturaire à l’espace de la page. Les manuscrits de “Poèmes-Tableaux” », Genesis, n° 10, 1996, pp. 73-94 ; D. Kelly, A Poetics in Movement, A Poetics of Movement, Fairleigh Dickinson University Press, 1997, en particulier pp. 199-203 ; Le Cahier du Refuge, n° 183 « Pierre Albert-Birot », Marseille, Centre international de poésie, octobre 2009 ; M. Daniel, « Pierre Albert-Birot, peintre et poète visuel », dans C. Aurouet et M. Simon-Oikawa (dir.), Poésie vivante – Hommage offert à Arlette Albert-Birot, Paris, Champion, 2012, pp. 91-100 ; M. Simon-Oikawa, « Poésie et peinture : Les poèmes à voir de Pierre Albert-Birot (1876-1967) », Etudes de langue et littérature françaises, n° 80, Tokyo, Librairie Hakusuisha, 2002, pp. 103-124, « La Poésie idéographique de Pierre Albert-Birot », RiLUnE, n° 8, 2008, pp. 145-164 ; « De La Joie à La Lune : les poèmes à voir de Pierre Albert-Birot », dans H. Campaignolle-Catel, S. Lesiewicz, G. Théval (dir.), Livre/Poésie : une histoire en pratique(s), actes du séminaire 2011-2012, Editions des Cendres, à paraître courant 2017, pp. 105-112. Un article de Sophie Lesiewicz (« Pierre Albert-Birot éditeur de livres graphiques ») et un autre de Marianne Simon-Oikawa (« Dire, voir, faire : les poèmes visuels de Pierre Albert-Birot ») sont également à paraître dans le n° 1056 de la revue Europe en avril 2017.
[3] Ces rappels biographiques reprennent les informations essentielles données par Arlette Albert-Birot dans deux articles, « Zôkei bijutsu kara ekurichûru he – bungaku izen no Piêru Arubêru-Birô » [Des arts plastiques à l’écriture – Pierre Albert-Birot avant la lettre], dans M. Simon-Oikawa (dir.), E wo kaku [Ecrire l’image], Suiseisha, 2012, pp. 49-64, et « Pierre Albert-Birot avant la lettre », dans C. Bustarret, Y. Chevrefils Desbiolles et C. Paulhan (dir.), De l’archive à l’œuvre – Les Dessins d’écrivains, Editions Le Manuscrit, 2011, pp. 203-218. On pourra se reporter également à M.-L. Lentengre, Pierre Albert-Birot – L’Invention de soi, Paris, Jean-Michel Place, 1993.
[4] SIC (1916-1919), reproduction en fac-similé chez Jean-Michel Place, Paris, 1980, 1993, avec une préface de M.-L. Lentengre.
[5] Quand ils avaient le diable au corps, entretien avec F. Pouey, Arts, 5-11 juin 1952, cité dans M.-L. Lentengre, Pierre Albert-Birot – L’Invention de soi, op. cit., p. 14.
[6] M.-L. Lentengre, préface à SIC (1916-1919), op. cit., p. VII.