Poésie, « matière d’images » [1] :
les Gigantextes de Michèle Métail

- Anne-Christine Royère
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résumé
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Fig. 1. M. Métail, Folio, Gigantexte n° 1, 1979

Toute matière est matière à lecture [2]

 

      Se déployant dans le sillage des « poésies expérimentales » [3] concrètes, visuelles et sonores nées dans les années 1950-1960, la poésie de Michèle Métail frappe par sa singularité. Tout d’abord, elle est multilingue et multiculturelle. Ses études en musique électroacoustique à la Hochschule für Musik de Vienne en 1972-1973 et sa thèse de doctorat, consacrée à la poésie combinatoire chinoise ancienne [4], lui ont permis d’apprendre l’allemand et le chinois, deux langues qu’elle traduit et qui innervent sa création poétique [5]. Mais sa singularité vient également de sa double appartenance à la poésie sonore et à l’OULIPO, qu’elle intègre en 1975 sur proposition de Raymond Queneau pour s’en éloigner en 1998. Si elle a publié six recueils poétiques dans La Bibliothèque Oulipienne de 1982 à 1990, il faut voir plus largement son attachement au groupe dans son goût pour l’écriture à contraintes. Son travail d’érudition sur la poésie combinatoire chinoise n’est pas sans parenté avec celui de Jacques Roubaud sur « l’art des troubadours » [6] et, comme elle l’affirme elle-même : « plus que l’aspect sonore, c’est la notion de SYSTÈME de contrainte qui est à la base de mon travail » [7]. De fait, les liens de M. Métail avec la poésie sonore se tissent concomitamment à ceux qu’elle noue avec l’OULIPO. En octobre 1975, elle participe à la première manifestation publique de l’OULIPO au festival Europalia 75 France au studio du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Cette même année, elle fait la connaissance d’Henri Chopin, Pierre Garnier, François Dufrêne et Bernard Heidsieck lors de la manifestation Hors textes, « exposition de poésie visuelle et de partitions » qu’elle organise dans le cadre du festival « Musique dans la rue » à Aix-en-Provence. En janvier-février 1980, elle co-organise avec B. Heidsieck les Rencontres internationales de poésie sonore. Ses « publications orales » [8], mode de diffusion privilégié de Compléments de noms, signent cette appartenance. Enfin, l’originalité de sa poésie tient au fait qu’elle explore la contiguïté sonore, visuelle et textuelle des arts poétiques et plastiques. La photographie accompagne, sous forme de diaporama, ses lectures publiques, mais entre aussi en résonance structurelle avec le texte publié en volume ; l’écriture manuscrite calligraphiée côtoie parfois, dans les rouleaux destinés aux lectures publiques, des pochoirs ou des insertions peintes à l’acrylique.
      Ainsi, l’attention que porte cette poésie à la fois sonore et visuelle à la matérialité textuelle, graphique et acoustique du langage est-elle inséparable du travail sur les supports qui l’accueillent : elle est « matière d’images », non seulement parce qu’elle travaille la « matière visuelle » [9] du texte, mais aussi parce qu’elle expérimente les potentialités poétiques du support. C’est tout particulièrement le cas pour la « série d’œuvres de grandes dimensions » [10], regroupées sous le titre générique de Gigantextes, chacune étant datée, numérotée et titrée. Commencés à l’orée des années 1980, les Gigantextes offrent à l’écrit de nouveaux supports, permettant à « l’espace habituellement dévolu au texte » ainsi déplacé, de s’élargir pour se situer « au point d’articulation entre le visible et le lisible, entre le texte et l’image qu’il génère » [11]. Cette poésie intermédiale [12] entretient un triple rapport à l’image : elle travaille la visualité de l’écrit, que l’on pourrait qualifier de lisualité [13] ; elle associe sur divers supports texte et image dans une perspective iconotextuelle [14] ; elle oriente la lisibilité de l’œuvre vers la visibilité en choisissant l’exposition comme mode de publication [15]. « Matière d’images », les Gigantextes opèrent des transferts médiatiques, sémiotiques et institutionnels de l’écrit, convoquant l’histoire de ses usages et de ses supports, transposant ses codes langagiers et déplaçant ses modes de réception.


Le livre « matière d’images »

 

      Certains Gigantextes reposent sur une transmédialité, dans le sens où ils opèrent un transfert des données historiques et culturelles du livre, compris comme moyen de diffusion et support de l’écrit, dans un dispositif [16] multimédial. C’est le cas du Gigantexte n° 1, Folio (fig. 1), que Michèle Métail conçoit en 1979 comme le « “prototype” d’un livre géant » [17] constitué de 144 carnets de 21 pages chacun, disposés dans une casse mesurant 2,50 m de long et 1 m de haut et prenant pour modèle celle que possèdent les imprimeurs pour ranger les caractères typographiques. Le texte est constitué de 21 expressions contenant le mot « livre », spatialisées sur les carnets, une lettre occupant « la dimension de 6 carnets (2 en largeur et 3 en hauteur) ». Ces lettres collées sur les carnets « sont découpées dans des papiers de 6 couleurs différentes : vert, bleu, jaune, violet, rouge, marron plus le blanc et le noir pour les pages de garde » [18]. Ainsi, chacune des 21 expressions se détache-t-elle en une seule couleur sur un fond lui-même coloré et uni et il faut tourner 144 pages pour en lire une nouvelle. Cependant, le feuilletage des pages induit des mélanges de couleurs et par conséquent d’expressions dans la mesure où, dès qu’une troisième couleur apparaît, c’est pour signaler une variation textuelle imprévue, des « combinaisons latentes » [19] du texte. A partir de « livre d’images », par exemple, il est possible d’obtenir « livre de rage », « ivre de rage », « livre mage » etc., mais tout aussi bien une sorte de pixellisation généralisée de la casse. La promotion de la visualité du texte contribue alors à mettre en scène non seulement les conditions concrètes et dynamiques de toute lecture, à savoir le feuilletage des pages, mais aussi la productivité du texte et sa lisibilité, c’est-à-dire son intelligibilité, oscillant entre repli et dépli du sens, au gré du processus combinatoire qui l’anime.
      L’exposition de Folio s’accompagne donc d’une installation, voire d’une performance, comme ce fut le cas lors de sa première présentation publique le 15 novembre 1979, dans le cadre de la manifestation organisée à la Porte de la Suisse à Paris, à l’occasion de la publication de Poésie sonore internationale d’Henri Chopin. Folio était dissimulé derrière des paravents pendant qu’un diaporama montrait d’abord la casse pixellisée, dans une pure illisibilité inaugurale, puis s’arrêtait sur la première expression lisible, mimant ainsi l’avènement du sens par l’acte même du feuilletage des pages. Les paravents étaient ensuite enlevés et Michèle Métail, aidée de Louis Roquin, tournait les 144 pages pour qu’apparaisse une autre expression liée au livre. Le diaporama reprenait ensuite son défilement. Accompagnant l’ensemble, Bibliographie, une bande-son composée par Louis Roquin, laissait entendre le bruit de pages tournées, initialement feuille à feuille puis avec des modulations de volume et de vitesse. Cette scénographie multimédiale faisant jouer différents moyens de diffusion (l’audiovisuel et le corporel) et leurs supports respectifs (les carnets, la casse, le diaporama, la bande-son, les gestes) déployait et exhibait concrètement l’acte et les gestes de la lecture qui, ainsi passée à la loupe, révélait tout aussi bien l’engagement du corps par le geste et par l’ouïe, que la décomposition-recomposition du sens en jeu dans son action même.

 

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sommaire

[1] Matière d’images est le titre du Gigantexte n° 3 (1996).
[2] P. Castellin, Doc(k)s, n° 80, 1986, 4e de couverture.
[3] P. Castellin, Doc(k)s mode d’emploi. Histoire, formes & sens des poésies expérimentales au XXe siècle, Romainville, Al Dante, 2002.
[4] Poétique curieuse dans la Chine ancienne. Etude des poèmes de formes variées, soutenue à l’INALCO en juin 1994. De cette thèse sont notamment issus : Le Vol des oies sauvages. Poèmes chinois à lecture retournée (IIIe siècle - XIXe siècle), Saint-Benoît-du-Sault, éditions Tarabuste, 2011 et La Carte de la sphère armillaire de Su Hui : un poème chinois à lecture retournée du IVe siècle, Courbevoie, Théâtre typographique, 1998.
[5] M. Métail, 2888 Donauverse. Aus einem unendlichen Gedicht, Vienne, Korrespondenzen, 2006. « No man’s langue », qui explore les emprunts lexicaux de l’allemand au français, a été lu le mercredi 30 avril 2003 au Centre Pompidou (Paris). Voyage au Pays de Shu (Saint-Benoît-du-Sault, éditions Tarabuste, 2004), associe une anthologie de poésie chinoise (du IVe au XIIIe siècle) et un récit de voyage sur les traces du poète Lu You ; La Route de cinq pieds (Saint-Benoît-du-Sault, éditions Tarabuste, 2009) relate huit voyages en Chine en 2970 vers de cinq pieds et a donné lieu à de nombreuses lectures publiques.
[6] J. Roubaud, La Fleur inverse : l’art des troubadours, Paris, Belles Lettres, « Architecture du verbe ; 2 », 1994.
[7] M. Métail, « Michèle Métail : la poésie publique », présentation figurant sur le programme des Rencontres internationales de poésie sonore, Le Havre, Rennes, Paris, du 25 janvier au 2 février 1980.
[8] M. Métail nomme « publications orales » ses lectures publiques pour souligner leur intention poétique de « faire connaître au public par la parole », dans « L’infini moins quarante annuités. Compléments de noms 1972-2012 », Le Cahier du Refuge, n° 214, Centre international de poésie Marseille, septembre 2012, p. 7.
[9] M. Métail, Gigantextes, document personnel de l’auteur.
[10] M. Métail, « L’infini moins quarante annuités », art. cit., p. 11.
[11] M. Métail, Gigantextes, réf. cit.
[12] Voir D. Higgins, « Horizons. Poétique et théorie des techniques intermédiaires », Poésure et peintrie – d’un art, l’autre, Marseille, Musées de Marseille / Paris, Réunion des Musées nationaux, 1993, p. 546.
[13] Voir D. Gullentops, Poétique du lisuel, Paris, éditions Paris-Méditerranée, 2001.
[14] Opposant les régimes texte/image de l’illustration et de la légende à celui de l’iconotexte, Alain Montandon définit celui-ci comme « une œuvre dans laquelle l’écriture et l’élément plastique se donnent comme une totalité insécable », dans A. Montandon (dir.), Iconotextes, Paris, Ophrys, 1990, p. 5.
[15] Concernant les problématiques liées à la poésie exposée, nous renvoyons à notre article : « Les expositions rétrospectives de poésie au musée (XXe - XXIe siècles). De la “muséalie” à l’“expoésie” », Interférences littéraires - Literaire interferenties, « Ce que le musée fait à la littérature. Muséalisation et exposition du littéraire », M.-C. Régnier (dir.), n° 16, septembre 2015 (consulté le 13 décembre 2016).
[16] Selon Bernard Vouilloux, « un dispositif est un agencement résolument hétérogène d’énoncés et de visibilités qui lui-même résulte de l’investissement d’un ensemble de moyens appelé à fonctionner stratégiquement au sein d’une situation (d’un champ de forces) donnée ». Il articule, selon Philippe Ortel, trois niveaux : technique, pragmatique et symbolique. Voir « Du dispositif » et « Vers une poétique des dispositifs », dans Ph. Ortel (dir.), Discours, image, dispositif. Penser la représentation II, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », 2008, pp. 28-39.
[17] M. Métail, Gigantextes, réf. cit.
[18] Ibid.
[19] M. Métail, « Publication orale, publication sur toile », L’un pour l’autre, les écrivains dessinent, Paris, Buchet-Chastel, IMEC éd., « Les Cahiers dessinés », 2008, p. 167.