Poésie, « matière d’images » :
les Gigantextes de Michèle Métail

- Anne-Christine Royère
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Fig. 6. M. Métail, X-libris, Gigantexte n° 6, 2009

Fig. 7. M. Métail, Forêt de stèles, Gigantexte n° 5,
2007-2008

Fig. 8. M. Métail, Le Cours du
Danube
, Gigantexte n° 12, 2012

      Extrêmement labile, X-libris (Gigantexte n°  6, 2009) [37] fonctionne comme l’implémentation passagère d’une œuvre que l’on peut légitimement qualifier d’« ouverte », pour reprendre les réflexions d’Umberto Eco. Il est le fruit d’une double collection, textuelle et visuelle, commencée en juin 1994 et fondée sur le chiasme comme figure de style et comme schématisation visuelle conforme à son étymologie (« croisement »). La première compile les chiasmes langagiers ; la seconde est constituée de photographies de « paysages inscrits » [38] dont le cadrage révèle des chiasmes visuels en forme de « X », au même titre que le prélèvement textuel révèle la figure de style. Cadrage poétique et cadrage photographique ont un même but : souligner le potentiel de divulgation du chiasme, la contrainte de cette vision resserrée offrant par surprise une nouvelle densité au monde et au langage. Cette double collection ne connaît par ailleurs aucune mise en forme préalable à son exposition ou à sa lecture publique. Or l’absence de « direction structurale donnée » permet, selon U. Eco, d’« agir sur la structure même de l’œuvre » [39]. Ainsi, l’œuvre se remet-elle en jeu à chacune de ses activations/expositions, « l’accrochage proposé n’[étant] qu’une éventualité parmi une infinité d’autres » [40]. Au Centre international de poésie à Marseille, en mai-juin 2009, 100 photographies de chiasmes étaient accompagnées de 100 citations (fig. 6). A Linz, en Autriche, du 28 mars au 15 avril 2012, la double collection a été exposée dans deux galeries. A la Stifterhaus, des kakémonos présentaient des mosaïques de photographies de X, d’inscriptions en langue des signes sur fond paysager et des chiasmes rhétoriques. A la Maerz Galerie parallèlement aux 20 photographies accrochées en compagnie de 20 dizains, défilaient, sur 4 écrans placés en X, exploitant spatialement le principe même de l’œuvre, 100 photographies regroupées par thèmes (X dans des paysages – X avec personnages – X matières) ainsi qu’une sélection de 100 chiasmes.
      Le Gigantexte n° 5, Forêt de stèles (2007-2008) est quant à lui la « publication sur toile » [41] d’un poème, La Route de cinq pieds, dont les nombreuses « publications orales » ont précédé celle en livre. Avatar d’une œuvre aux ramifications médiatiques nombreuses, il « privilégie l’aspect visuel de l’écriture manuscrite » [42], s’inspirant de la tradition calligraphique chinoise et de ses supports : les forêts de stèles, les falaises gravées et les dazibao, ces journaux à grands caractères placardés aux murs des villes chinoises. Ce qui intéresse en effet Michèle Métail, c’est la transposition des modalités matérielles et culturelles de l’écrit et les effets engendrés en matière de signification. Le poème est ainsi manuscrit sur 210 toiles peintes en gris formant 55 stèles. Explicités par des cartels, des idéogrammes calligraphiés à l’acrylique rouge (noms de lieux, publicités, reproductions d’œuvres calligraphiques illustres) ponctuent le texte avec lequel ils sont en rapport. Une 56e stèle reproduit le mot « Yan » (« parole ») calligraphié par Wang Xizhi au IVe siècle. Au pied de celle-ci, la suite du poème, lue par Michèle Métail, est diffusée sur CD, la voix venant prolonger le geste de l’écriture manuscrite et calligraphiée (fig. 7). La diversité des techniques convoquées démultiplie les modalités de saisie de l’œuvre : le texte manuscrit en français lisible de près, disparaît de loin dans le gris de la toile avant de resurgir dans le présent de la parole ; les idéogrammes, visibles de loin, sont illisibles pour beaucoup de visiteurs, à moins qu’ils ne s’approchent des cartels. Ainsi l’exposition modélise une expérience spatio-temporelle du voyage entre deux langues, nous invitant à en explorer les strates technico-culturelles, paraissant nous dire que la lisibilité, et partant la signification, est une question d’accommodation du regard et de l’écoute pour qui sait s’ouvrir à l’altérité.
      Reprenant les contraintes d’écriture de Compléments de noms, le Gigantexte n° 12, Le Cours du Danube (2012), a été écrit à l’occasion du 40e anniversaire du poème. Composé de 2 888 vers, nombre coïncidant avec la longueur kilométrique du fleuve, il a par ailleurs une œuvre jumelle écrite en allemand, 2 888 Donauverse (2006). Comme Forêt de stèles il occupe l’espace en signifiant le voyage et l’écoulement du temps : les cinq lés de papier à dessin de 10 m de long chacun associent aux vers calligraphiés des reproductions de panneaux de signalisation, logos, graffiti, éléments d’équipement fluvial peintes à l’acrylique et disposées d’après le cours du Danube (fig. 8). Le rouleau se décrypte alors comme une carte, qu’une « Légende » mise à disposition explicite. Le visiteur peut à loisir longer les berges du Gigantexte comme il le ferait de celles du fleuve, la variation d’échelle des éléments visuels traduisant la proximité ou l’éloignement des rives. Son parcours le conduit ainsi d’un panneau photographique présentant en langue des signes sur fond paysager les noms pris par le fleuve au gré des pays qu’il traverse, à cinq boîtes bleues en bois figurant sa source, en passant par des galets posés pour rappeler la civilisation préhistorique qui peuplait ses rives et se servait de galets comme outils. Ce dispositif favorisant les jeux d’échos fait de l’organe de la préhension le lieu d’une saisie matérielle, sensuelle et intellectuelle du monde : le paysage figuré et calligraphié dans le rouleau s’incarne dans le paysage réel des photographies ; la main scriptrice du rouleau se présentifie dans la photographie pour écrire le texte au cœur du monde ; la gestuelle manuelle renvoie à celle, ancestrale, qui façonne, en même temps que la langue, les objets du monde.
      X-libris, Forêt de stèles et Le Cours du Danube ont donc en commun d’être des actualisations transitoires d’une œuvre connaissant d’autres modalités de publication et qui devient, de fait, hypertextuelle et hypermédiale, c’est-à-dire fondée sur des liaisons interactives textuelles et médiatiques. Le lecteur est dès lors invité à naviguer dans ses actualisations variées pour déchiffrer le rébus hypermédial qu’elle constitue.

            Si les Gigantextes sont « matière d’images » et que « toute matière est matière à lecture », selon la formule de Philippe Castellin, alors ils sont bien tout à la fois « texte[s] à regarder » et « image[s] à lire » [43]. Déplaçant et agrandissant l’espace traditionnellement et culturellement dévolu au texte, ils articulent en effet littéralité langagière et matérialité médiatique en ce qu’ils promeuvent la lisualité de l’écrit (via l’écriture manuscrite, la calligraphie ou encore les caractères d’affiche), la visualité iconotextuelle (via l’utilisation du collage, des insertions à l’acrylique au fil du texte) et l’existence sensible du médium comme élément de la signification. Cette réflexion sur leur inscription sensible est parente d’une conception élargie de l’œuvre, davantage work in progress que forme close au sens stabilisé par la clôture de ses supports, sollicitant par son intermédialité, son intersémioticité et ses rébus médiatiques, la participation active du lecteur. S’ils trouvent une partie de leurs origines dans la pratique de l’écriture à contraintes, leur sortie hors du livre non seulement redonne au poème une pragmatique revivifiant son étymologie, poïen, mais aussi l’inscrit au cœur du monde et des activités humaines, en sollicitant une mémoire culturelle de la langue et de la lecture, de leurs usages et de leurs supports.

 

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[37] Pour une analyse de ce Gigantexte, lire l’article de J. Barda, « “Un X d’entre les livres”, ou comment sortir du livre : le gigantexte X-libris de Michèle Métail », pp. 211-225, dans I. Chol et J. Khalfa (dir.), Les Espaces du livre/Spaces of the Book : Supports et acteurs de la création texte/image (XXe-XXIe siècles) / Materials and Agents of the Text/Image Creation (20th–21st Centuries), actes du colloque international, Trinity College, Cambridge, 6-7 septembre 2013, Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Wien, Editions Peter Lang, « European connections », vol. 37, 2015.
[38] M. Métail, « X-Libris. Gigantexte n° 6 », Le Cahier du refuge n° 180, Centre international de poésie Marseille, mai 2009, p. 7.
[39] U. Eco, L’Œuvre ouverte [1962], Paris, Gallimard, « Folio essais », 1979, pp. 17, 15.
[40] M. Métail, « X-Libris. Gigantexte n° 6 », art. cit., p. 11.
[41] M. Métail, « Publication orale, publication sur toile », L’un pour l’autre, les écrivains dessinent, op. cit., pp. 167-168.
[42] Ibid., p. 168.
[43] Ibid., p. 167.