Poésie, « matière d’images » :
les Gigantextes de Michèle Métail
- Anne-Christine Royère
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Le Gigantexte n° 9, Handwort, réalisé lors d’une résidence à la Maison des artistes d’Edenkoben d’août à décembre 2010, réinvestit les principes de « Tour de main », texte composé « d’expressions usuelles contenant le mot sourd ou muet en alternance » [27] traduites en langue des signes dessinée, et exposé accompagné d’un document permettant son déchiffrement à la Galerie Facchetti (Paris) en novembre 1976, lors de « La Fête de la lettre ». Mais il le fait d’une toute autre manière :
J’ai repris l’idée de l’alphabet des sourds-muets, et durant plusieurs mois, j’ai abordé des gens au hasard en leur montrant une lettre de cet alphabet, leur demandant de la reproduire. Il en ressort une collection de photos qui constitue une sorte de portrait des habitants. De même que l’écriture manuscrite nous identifie, les lettres sont ici interprétées par chacun, avec plus ou moins d’exactitude [28].
Cette inscription dans le paysage ressort du happening en ce qu’il requiert la coparticipation d’un public. Le travail est réalisé in situ, le paysage servant de lieu d’inscription, c’est-à-dire de support et d’arrière-plan au langage qui s’y déploie. Dans une telle économie, le Gigantexte est double : dans l’action proprement dite et dans la trace photographique qui en résulte. Exposées, ces photographies adoptent la disposition spatiale linéaire caractéristique du texte écrit, rappelant, comme le document nécessaire à la compréhension du code, que le langage demeure la problématique sous-tendant le protocole qui les a vus naître.
Le Gigantexte n° 10, Œ [29] traduit en braille « Voir un jardin dans l’œil de la lettre » sous forme d’installation paysagère, M. Métail s’inspirant du jardin sec du monastère Tôfukuji à Kyoto, « créé en 1938 par l’architecte Shigemori Mirei » et composé de « sept piliers de fondation en pierre, disposés d’après la constellation de la Grande Ourse » [30]. Les 31 lettres de la phrase sont transcrites en braille, sur une matrice de six points sur deux colonnes, réalisés ou non en relief. Cette matrice est transposée en six cercles concentriques « tracés dans le sable », « occupés ou non par un cylindre » [31] en bitume, équivalent du pilier de fondation, selon la lettre qu’ils représentent (fig. 5). Toutes les lettres sont ainsi réalisées sur du sable, excepté le « E » du mot « œil », qui se transforme en « jardin d’eau » par évocation d’un souvenir d’enfance, M. Métail prenant au sens propre la présence du « E » dans l’eau/o. Le rapport au texte subsiste : la surface de chaque lettre-jardin est conçue comme une page agrandie (1 m x 1,50 m) et leur présentation linéaire atteint 45 m. Le dispositif rappelle ainsi le texte écrit dont elles procèdent, que le promeneur-lecteur est invité à déchiffrer à l’aide d’un document. La version photographique, trace de l’installation, peut être exposée selon les mêmes principes. Au format 20 x 30 cm, elle est une version réduite du Gigantexte-installation, puisqu’elle mesure environ 7,50 m de long, constituant une sorte de « petit Gigantexte ».
Enfin, le Gigantexte n° 11, Octets : La Frontière (2011) recourt au système binaire, qui permet de coder les lettres à partir d’une série de zéros et de uns (par exemple A = 01000001). Ce système étant à l’origine du code barre, M. Métail traduit la phrase « Les lettres posent des jalons dans l’espace de la langue » par un code binaire spatialisé sous forme de barres de bois de 3 m de hauteur, blanches pour les 0 et noires pour les 1. Ainsi, chaque lettre est-elle composée de 8 barres de bois, l’installation se déployant linéairement sur 21 m pour des barres de 28 mm de diamètre séparant « l’espace en deux : l’ici où se trouve le visiteur (…) et l’autre côté où il ne peut accéder » [32] du fait de la barrière de la langue, concrètement représentée. Le binarisme du code est aussi celui de l’espace d’exposition, et c’est d’ailleurs en ce sens qu’il s’agit d’une installation : l’espace où se trouve le visiteur est blanc, noir au-delà de la barrière, « l’interstice entre chaque lettre permet[tant] de jeter un œil de l’autre côté » [33], et notamment de voir l’adverbe « LA », comme un ailleurs inaccessible, un accès au sens toujours oblitéré par la langue.
Ainsi, en codant le texte dans un autre système de signes, lui-même souvent déconnecté de ses supports usuels et de ses usages habituels, les Gigantextes proposent au lecteur-spectateur une expérience de l’arbitraire de la langue. Mais au delà de cette expérience vieille comme le monde [34], le fait de fournir au lecteur un mode d’emploi est une façon de « rémunérer le défaut des langues ». De même, leur passage d’un dispositif inter et multi-médial dans un « espace spatialisé » à une installation dans un « espace spatialisant » installe les Gigantextes dans un espace qui n’est plus seulement physique ou esthétique, mais aussi celui dans lequel une conscience s’exerce à confronter et articuler les éléments du poème auxquels il accorde leur poids de réel face à l’arbitraire des signes. Ainsi, en contextualisant le langage, les Gigantextes invitent-ils le lecteur à participer à son fonctionnement, esthétiquement, intellectuellement et physiquement, par ses déplacements au sein de l’œuvre. Par les relations sensorielles, conceptuelles et culturelles qu’ils instaurent entre lui et le monde, ils le convient à le regarder en tant que représentation langagière : nous sommes toujours et partout dans le langage, semble nous dire Michèle Métail, et c’est d’ailleurs tout l’intérêt d’être au monde. Dès lors l’arbitraire des codes signifie la prise de distance nécessaire à la lisibilité, en ce qu’elle permet justement la dialectique du sensible et de l’intelligible qui fonde la compréhension. Les Gigantextes contribuent par ailleurs à rapprocher la poésie des arts plastiques, en l’occurrence une sorte de land art qui se verrait appliquer des problématiques langagières. Du land art, ils ont en effet bien des caractéristiques : l’usage d’éléments naturels et le travail in situ ; l’exposition dans des lieux non-institutionnels ; l’utilisation de la photographie comme trace de l’œuvre ; la considération du paysage non plus comme objet d’une représentation, mais comme support et médium de l’œuvre.
L’œuvre « matière d’images »
Les Gigantextes, en mettant en crise le langage, les supports traditionnels de l’écrit et le milieu institutionnel qui le diffuse, conduisent à une remise en cause de la notion d’œuvre. Ils s’opposent de manière évidente à la fermeture de l’œuvre que caractérise la « forme symbolique » [35] du livre : leur poésie, essentiellement « contextuelle » [36], est vouée aux scénographies et lieux d’implémentation changeants, impliquant une vision renouvelée de l’œuvre. Certains Gigantextes, dépassant inter et multi-médialité revêtent une dimension hypermédiale, dans le sens où ils connaissent des supports, des formes et des moyens de diffusion variés, si bien qu’ils constituent non pas une œuvre en eux-mêmes, mais incarnent une potentialité éphémère de l’œuvre, laquelle, pour être saisie, enjoint de répondre au rébus médiatique qui la constitue.
[27] M. Métail, Gigantextes, réf. cit. Voir également le catalogue de l’exposition Première fête de la lettre, Galerie Paul Facchetti, du 2 au 27 novembre 1976.
[28] M. Métail, Gigantextes, réf. cit. La version française du Gigantexte, Autographe, a été publiée dans Doc(k)s, 2015, 4e série, n° 21/22/23/24, pp. 128-135.
[29] Il connaît, comme le Gigantexte n° 9, une version allemande, Pfälzer Garten, réalisée lors de la résidence d’artiste à Edenkoben.
[30] M. Métail, « Œ – Gigantexte 10 », Grumeaux 4, « Occuper la page », Caen, Editions Nous, 2014, p. 146.
[31] Ibid.
[32] M. Métail, Gigantextes, réf. cit.
[33] Ibid.
[34] Voir G. Genette, Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, éd. du Seuil, « Points Essais », n° 386, 1999.
[35] Voir M. Melot, « Le livre comme forme symbolique », conférence tenue dans le cadre de l’Ecole de l’Institut d’histoire du livre, 2004 (consulté le 13 décembre 2016).
[36] Voir l’article de D. Ruffel, « Une littérature contextuelle », Littérature, « La Littérature exposée », n° 160, décembre 2010, pp. 61-73.