Actes d’images ? Pour une approche
pragmatique de la catéchèse

- Bérénice Gaillemin
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L’article d’Aurélie Névot rend compte du labeur, en Chine, d’un Père jésuite dont la personnalité originale – et dans la lignée des missionnaires jésuites du XVIe siècle comme Matteo Ricci – a opté au tournant du XXe siècle, pour l’adaptation d’un système d’écriture rituel employé par des chamanes appelés bimo, mais méconnu du reste de la population des Sani/Nipa (Yunnan). En se familiarisant avec ce système, et en l’adaptant à des traductions des prières catholiques, le Père Vial (1887-1917) a donc œuvré en faveur d’un transfert de sacralité et de ritualité. Ce projet utopique d’« accommodation », à la fois linguistique et scripturaire, n’avait plus cours en Chine depuis la fameuse « querelle des rites » qui opposa durant plus d’un siècle (et jusqu’en 1715) les ordres religieux franciscains, dominicains et jésuites. Il est à l’origine d’un nouveau mouvement d’indigénisation développé, à partir de 1912, par Vincent Lebbe chez les Han. Renseignant et interrogeant les velléités d’un seul homme face au pouvoir central, l’anthropologue Aurélie Névot se fonde notamment sur la correspondance inédite de ce Père avec sa bienfaitrice française, Marie de la Selle. Elle associe à ces documents d’archives le fruit de recherches ethnographiques contemporaines menées depuis plusieurs années auprès de cette population Sani/Nipa. Or, il est à remarquer qu’Aurélie Névot parle « d’image écrite » [29] à plusieurs niveaux. Du point de vue du Père, l’écriture chamanique serait en elle-même une sorte d’image de la chrétienté originelle des Sani ; elle en porterait les marques bien que ces derniers en auraient oublié le dogme. La reprendre serait donc une façon de prouver l’universalité du dogme chrétien. Du point de vue des Sani, « l’image écrite » est à l’inverse intrinsèquement associée aux activités de leurs chamanes (bimo), à leurs croyances propres et se situe dans les signes écrits. L’auteur s’interroge : où réside donc l’efficience accordée aux pratiques textuelles de Vial ?

Dans ce cadre, les travaux de l’anthropologue font écho à ceux de l’historien Thomas Brignon. Névot décrit en effet le phénomène d’inculturation (l’intégration du catholicisme à la culture locale), comme prédominant sur celui d’acculturation (la culture du peuple évangélisé serait fortement influencée par la culture chrétienne). Mais tandis que les images utilisées dans les catéchismes de Vial n’ont, d’après Névot, rien d’original ou de propre à la culture Sani ni même chinoise, les images intégrées au traité ascétique (Diferencia entre lo temporal y eterno) de Juan Eusebio Nieremberg, publié pour la première fois à Madrid en 1640 et traduit en 1705 par les jésuites du Paraguay et leurs collaborateurs amérindiens, rendent bien compte de spécificités locales. L’analyse inédite de ce texte, traduit en langue Guarani et associé aux écrits du jésuite Nieremberg, permet de souligner en quoi cette traduction révèle des stratégies adaptatives jésuites, typiques de la pragmatique missionnaire. Dans cet article, c’est de la traduction qu’il est question, comme du lien entre le texte et les gravures intégrées au traité. Plus particulièrement, c’est à une gravure que s’intéresse Thomas Brignon, mettant en scène un âne face à un jaguar. En analysant le texte et son lien avec les images, l’auteur s’interroge alors sur la cohérence des modalités d’élaboration, d’actualisation et de réception de ces deux medias, l’un étant le fruit d’un transfert linguistique tandis que l’autre est celui d’une traduction sémiotique, transportant des mots dans le domaine des images.

L’article de Pierre Déléage traite pour sa part de différentes écritures inventées au XIXe siècle par les missionnaires catholiques (Congrégation des Oblats de Marie-Immaculée) dans l’Ouest canadien et destinées à évangéliser les Amérindiens de la région (les Déné). L’auteur décrit plus particulièrement le contexte de naissance, d’usage et de transmission de deux de ces écritures : la première syllabique et la seconde hiéroglyphique. Pour Pierre Déléage, l’étude de ces écritures permet d’en déduire le type d’usage, un usage qu’il décrit comme étant exclusivement « récitationnel » dans la mesure où les symboles de syllabes comme les « hiéroglyphes » complétaient à l’évidence un enseignement oral. De ce point de vue, c’est le contexte pragmatique d’usage de ces écritures qui en a permis la diffusion, voire, pour certaines, leur a permis de s’affranchir de leur contexte d’usage initial et missionnaire. Les signes imagés de ces écritures ont en effet pu servir à rédiger d’autres types de textes, tranchant en cela avec les usages initiaux et les circonstances de leurs créations. Dans ce cadre, et comme nous l’explique aussi Aurélie Névot, une écriture peut en elle-même véhiculer une certaine image, pratique à laquelle on accorde un prestige et des valeurs.

Les méthodes décrites par l’anthropologue ont également pour point commun d’être associées à certains outils prolongeant le corps, tels que la fameuse baguette permettant aux religieux de montrer plus aisément à leur auditoire signes et images, les uns après les autres. C’est sans conteste une méthode dont on retrouve les détails les plus riches dans les archives dépouillées par Yann Celton et François Trémolières, auteurs d’un article portant sur différents tableaux et « cartes » missionnaires. Méthodes catéchétiques utilisées plus tôt en Bretagne, auprès des « rudes » des « missions intérieures », elles n’en sont pas pour autant différentes. Fondée sur l’image comme sur un texte oral, à usage donc « récitationnel » et sensoriel, la tradition de ces tableaux de missions dont on possède encore parfois les « déclarations » rédigées et mémorisées par leurs « déclarants » était encore vive jusqu’en 1950. Dans ce cadre, la profondeur historique de cette « tradition » ancienne est associée au personnage Michel Le Nobletz (1577-1652). Il aurait été le précurseur du Père Huby (1608-1693), à l’origine de plusieurs séries d’images morales destinées aux missions jésuites bretonnes. Or il est particulièrement stimulant de suivre la fortune de ces images, et en particulier celle de la série dite des douze cœurs, diffusée notamment au XVIIIe grâce à l’essor de la gravure mais dont nous avons pu trouver récemment des copies, accrochées sur les murs de modestes églises isolées des Andes. De ce point de vue, faire l’histoire de la circulation et de l’usage de ces techniques, démontrer que l’efficacité de l’outil visuel ne repose pas uniquement sur la sa portée sémantique mais aussi sur son inscription relationnelle, c’est immanquablement s’intéresser à la fois aux hommes, mais aussi aux techniques qui en permettent la diffusion, l’exportation et la copie.

L’aspect technique et relationnel est plus précisément abordé dans l’article d’Isabelle Saint-Martin qui, à partir du livre lui-même, des commentaires intégrés et du format de certains dispositifs (rouleaux et planches), s’intéresse directement à l’usage concret et pratique de différents catéchismes. A une époque où il n’est plus question, en France, d’initiatives isolées ou de personnalités originales œuvrant sur des terres lointaines ou isolées, l’auteur s’interroge sur le rôle des éditeurs et témoigne de la mise en place de politiques éditoriales à grande échelle. Au travers notamment de la success story éditoriale qu’a connue la Maison de la Bonne Presse qui de la fin du XIXe siècle jusque dans les années 1950, diffusa à travers le monde entier la série de ses célèbres panneaux en couleur. Car là encore, les points communs entre les techniques sont flagrants : l’image n’est pas commentaire mais directement la matière d’un enseignement. Plaisant plus aux yeux qu’un texte aride, elle est pointée d’une baguette ou d’un index, mais surtout, elle quitte l’église ou l’école pour intégrer progressivement la maison et la sphère familiale. Tout au long de cet article, on entend les questions du célèbre dialogue de Ripalda, on suit le regard attentif d’un enfant comme on cherche à donner le ton au commentaire d’une vignette, on devine un père de famille prenant le relai sur son épouse, appelé à désigner, de son index, le détail d’une scène. Tout en évoquant à notre esprit des travaux plus récents portant sur la Bedtime story [30] et son analyse en contexte, il s’agit bien d’une approche sensible de la transmission multi-sensorielle, qui repose sur l’analyse des ouvrages eux-mêmes et illustre à la perfection l’épigraphe de cette introduction.

Les mêmes questions initiales (« Qu’est-ce qui caractérise un catéchisme en images ? ») ont guidé la rédaction de l’article Teaching Christian Eyes de Lee Palmer Wandel. A travers ses recherches, l’auteur s’appuie sur le fait que les ouvrages contiennent à partir des années 1520 non plus de simples « textes » mais du « savoir » (knowledge). Ce savoir serait largement transmis par la mise en perspective des prières et des listes de préceptes imprimés, mis en relation avec des images gravées. Tout en abordant subtilement le thème de la spatialisation des mots, l’auteur décrit et compare avec attention les figures de deux ouvrages – l’un de Luther (Enchiridion ou Kleine Catechismus, 1547) et l’autre de Canisius (Institutiones Christianae pietatis seu parvus catechismus, 1575). Tandis que Wandel contraste ces méthodes avec celles utilisées dans le cadre de l’enseignement à l’époque médiévale, qui mettait davantage l’accent sur l’oralité et dont les ouvrages restaient plutôt destinés aux mains des prêtres qu’à celles des néophytes, cet article nous permet de relativiser les idées reçues relatives à la relation qu’entretenait Luther avec les images. Il fournit ainsi de riches perspectives concernant le développement du protestantisme dans le contexte post-tridentin.

 

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[29] A.-M. Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, « Champs », 2009 [1995].
[30] Nous pensons notamment ici à l’article de S. Br. Heath, « What no bedtime story means: Narrative skills at home and school », Language in Society, 11, 1982, pp. 49-76.