Actes d’images ? Pour une approche
pragmatique de la catéchèse

- Bérénice Gaillemin
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Modalités formelles et pratiques de lecture des catéchismes en images

 

A contre-courant de ces arguments, les articles réunis dans ce dossier situent la portée signifiante de leurs objets d’étude non pas uniquement dans un langage figuratif codifié, mais également dans leur inscription à l’intérieur d’une dynamique spatiale et relationnelle. Ils examinent les caractéristiques formelles des artefacts, l’agencement des images et des textes, leurs rapports à l’énoncé oral, et leur manipulation au sein de leur contexte d’usage. Une telle analyse permet d’éclairer la fabrique protéiforme et évolutive de ces objets originaux. En effet, leurs auteurs ont conçu ces artefacts en fonction non seulement de leur propre lecture des textes religieux, parfois influencée par le travail préalable du traducteur, mais également en fonction des compétences et des attentes présumées des récepteurs. Ces derniers s’approprient ensuite l’objet auquel ils apposent leur propre signification par une lecture individuelle ou par la médiation d’intermédiaires. La transmission est donc envisagée en plusieurs temps et selon différents axes relationnels. Dans cette optique, les articles ici réunis examinent aussi bien le temps du concepteur/peintre/imprimeur que celui du lecteurisolé face à l’objet. Ils s’intéressent ensuite aux interactions en contexte de lecture collective, ce qui leur permet d’aborder le rôle de la perception sensible lors de la transmission des textes dont la vocation, souvent réduite au seul apprentissage, est envisagée en termes de persuasion, de conversion et/ou de méditation. Le cas échéant, certains articles abordent un troisième temps, celui de la longue durée, autrement dit celui de la fortune du texte et de ses propagateurs (missionnaires/copistes/presse). C’est là que peuvent intervenir différentes idées relatives à l’invention de la tradition. En effet, l’aspect de nombre de ces textes pourrait se confondre avec celui des « peintures traditionnelles » (aujourd’hui communément appelées codex). Or c’est sur cette apparence que, concepteurs comme usagers, ont pu s’appuyer pour faire montre de l’ancienneté d’une conversion ou plus généralement, d’une fidélité sans limite envers la religion. Louise Burkhart, au sujet de catéchismes en images mexicains, propose d’ailleurs d’y associer l’expression « tradition inventée », suivant la définition d’Eric Hobsbawm qui voudrait que les acteurs ayant participé à cette invention aient « tenté d’établir une continuité avec un passé historique approprié » [19].

Tout en soulignant les particularismes culturels de chaque objet, leurs adaptations dans le temps et leur circulation, les articles soulignent les points communs de ces méthodes missionnaires qui reposent dans la plupart des cas, non pas sur les accointances propres d’une population en particulier pour l’image (quelle population y serait d’ailleurs réticente ?), mais plutôt sur leurs créateurs et leurs agents de propagation (personnes-relais, presse). Ainsi, leurs analyses disqualifient la conception selon laquelle le succès de la production d’images catéchétiques auprès de certaines populations aurait reposé sur la prédisposition de ces dernières au langage visuel. Ces outils visuels apparaissent majoritairement comme le fruit de créations individuelles qui se sont stabilisées (ou non) dans le temps. Dès lors, n’est-il pas possible de dire que la fortune de ces techniques d’enseignement doit davantage à leurs créateurs et aux intermédiaires qui en relayèrent l’usage, plutôt qu’aux systèmes iconographiques préexistants ?

En envisageant l’apprentissage comme un processus, les articles réunis ici prennent en considération les arrangements recherchés par les peintres/créateurs de ces multiples ouvrages et s’interrogent sur leurs effets sur le lecteur, son imaginaire, sa mémoire et sa perception sensible. En somme, ils traitent des modalités formelles qui participent à la visée efficace de l’image en impliquant son récepteur par la vue, mais aussi plus largement par le corps. De la sorte, ils alimentent les recherches concernant le pouvoir des images en même temps qu’ils sont susceptibles de contribuer aux théories de la communication et de la réception. Traduite en français en 1998, la parution de l’ouvrage de David Freedberg, The Power of Images (1989) a provoqué de vifs débats, l’auteur affirmant une sorte d’universalité des réactions émotionnelles fortes face aux images par un mécanisme de mimétisme psychologique. Pour Bartholeyns et Golsenne [20], les images « circulent, jouent, trompent, choquent, plaisent ou convainquent : en un mot, elles "performent" », selon de multiples raisons qui sont liées au contexte anthropologique local dans lequel elles apparaissent. C’est ainsi qu’il est désormais possible de développer une méthode visant à analyser la puissance spécifique de l’image et de l’inscrire, peut-être à terme, dans la lignée de la théorie proposée par Horst Bredekamp dans son ouvrage Théorie de l’acte d’image [21]. Cette méthode prend naturellement en compte le contexte de réception des images, davantage qu’elle ne généralise un pouvoir latent et intemporel pouvant leur être accordé. De la sorte, au lieu de déterminer une permanence des attitudes adoptées face à elles, et bien que leur iconographie ou leurs caractéristiques formelles restent inchangées, il s’agit de montrer la façon dont le regard porté sur elles évolue, tandis que d’une certaine manière, leurs forces latentes changent également. C’est ainsi qu’à plus long terme, l’objectif de ce dossier, n’est pas d’établir la multiplicité des tentatives visant à convaincre et enseigner au travers de ce medium. Il a plutôt pour ambition de se demander si l’étude de l’image doit ou peut s’analyser en fonction de la théorie de l’acte de langage, initiée par Searle et Austin, ou s’il ne serait finalement pas plus stimulant, comme le propose Bredekamp, de « ne [pas mettre] l’"image" à la place des mots, mais à la place du locuteur. Autrement dit, de rechercher leur puissance moins dans l’énonciation que dans leur énoncé » [22]. Forts de ces considérations, l’objectif est donc de se fonder sur cette théorie tout en l’associant à une dimension historique.

Cette approche permet d’envisager non seulement les images mais aussi les écritures dans la mesure où elle propose l’analyse du fonctionnement d’images pouvant agir sur le mode de la substitution. Comme l’explique Bredekamp, les images sont parfois confondues avec des personnes et subissent en conséquence des agressions ou des destructions. Or les images analysées dans ce dossier, ou les écritures réunissant signes et images, se substituent à une culture dans son ensemble [23]. Telles de véritables agents, elles sont instrumentalisées, censées agir sur l’imaginaire et participer à l’inculcation d’une foi. Ainsi,

 

Mieux comprendre comment fonctionnent les images n’a pas qu’un intérêt scientifique : c’est aussi, et avant tout, un enjeu politique. Si l’on veut agir sur le monde et œuvrer à résoudre les conflits terribles qui déchirent l’humanité, il est urgent de comprendre que les images sont soumises à un régime de fonctionnement qui les transforme en armes [24].

 

Or différents systèmes écritures, opérant un glissement entre image et signe écrit [25], sont utilisées ou créées comme des outils ; elles ont souvent été manipulées et instrumentalisées afin de se révéler elles-mêmes comme des images. Il s’agit des images d’un engagement, d’une foi, d’une tradition qui peuvent faire passer auprès de néophytes des idées de façon plus insidieuses, dans la mesure où elles revêtent des habits anciens ou qu’elles se confondent avec des « coutumes ». De la sorte, il est possible de penser les images en fonction des rôles qu’elles endossent, des actions qu’elles accomplissent ou font accomplir. Et comme on le voit à travers les contributions de Névot et Déléage par exemple, les écritures, prises comme des images, sont non seulement manipulées par les hommes mais d’autres actions sont dévolues à leurs signes : dans ce cas elles ne sont pas vouées à être détruites mais elles agissent également sur le mode de la substitution.

Car l’image participe d’un dispositif mettant en avant l’aspect auditif de la lecture. L’essor de son utilisation au XVIe siècle s’inscrit dans une époque où « peu à peu la lettre cesse d’être le dépositaire de la voix, et [où] le livre parle de façon de plus en plus muette à un lecteur de plus en plus sourd » [26]. De la même manière, nos auteurs soulignent que la compréhension de la doctrine religieuse est étroitement liée aux notions de la perception sensible depuis l’époque Moderne. Plutôt que de penser l’image uniquement comme un outil pédagogique, leur objectif est de chercher à comprendre ce que fait l’image. Pour cela, la mise en parallèle de ces artefacts avec l’art de la rhétorique [27], leurs éventuelles connexions avec les arts de la mémoire, tout comme avec les théories théologiques depuis la Contre-Réforme, permettra de s’intéresser à la réception des images par les sens [28]. A plus long terme, l’objectif est bien celui de comprendre de quelle façon les lecteurs des catéchismes contenant des images incorporent des formes interconnectées d’appropriation (des arts de faire religion comme les nommait Michel de Certeau) comme le voir, l’entendre, le toucher, le parler, le lire et l’écrire, lesquels peuvent conduire à la connaissance du divin.

 

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[19] Introduction de The Invention of Tradition, E. Hobsbawm and R. Terence (dir.), Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1983, p. 1 ; L. Burkhart, « The "Little Doctrine" and Indigenous Catechesis in New Spain Hispanic », American Historical Review, 94, 2, pp. 164-206.
[20] G. Bartholeyns et Th. Golsenne, « Une théorie des actes d’images », A. Dierkens, G. Bartholeyns et Th. Golsenne (dir.), La Performance des images, Bruxelles, Université de Bruxelles, 2009, pp. 15-25 ; voir aussi Th. Golsenne, « Les images qui marchent : performance et anthropologie des objets figuratifs » dans J. Baschet et P.-O. Dittmar (dir.), Les images dans l’Occident médiéval, Turnhout, Brepols, 2015, pp. 179-192.
[21] Théorie de l’acte d’image, Paris, La Découverte, 2015.
[22] Th. Golsenne et C. Maillet, « Libérer les images : Compte-rendu critique de Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, La découverte, 2015 », Images re-vues, Hors-série 6, Images émancipatrices, 2018, p.4.
[23] On pourra aussi rapprocher l’acte de substitution associant écriture/signe au corps/sang, initialement en jeu dans l’écriture chamanique analysée par Aurélie Névot dans le dossier, avant qu’elle ne soit reprise à d’autres fins, substituée à un autre « corps », cette fois-ci collectif, par le Père Vial au tournant du XXe siècle.
[24] Th. Golsenne et C. Maillet, « Libérer les images ... », art. cit.,p. 4 ; Sur le sujet de la mise en scène et en signes de la conversion, voir B. Gaillemin, « Outils pédagogiques ou armes politiques ? Mettre en scène la conversion dans et avec les catéchismes mexicains », P. Savy et Cl. Sotinel (dir.), Archives en Sciences Sociales des Religions, Signes et scènes. Pouvoir politique et conversion religieuse, 2018, sous presse.
[25] Au sujet du lien entre écriture et image, voir Br. Baptandier, « Le texte en filigrane », Br. Baptandier et G. Charuty (dir.), Du corps au texte. Approches comparatistes, Nanterre, Société d’Ethnologie, 2008, pp.7-24.
[26] M. Frenk, Entre la voz y el silencio. La lectura en tiempos de Cervantes, op. cit., p. 86.
[27] Sur le lien étroit établi entre image, prédication et rhétorique, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de J.-L. González García, Imágenes sagradas y predicación visual en el siglo de oro, Madrid, AKAL-Estudios Visuales, 2015.
[28] C. Bynum, « The Female Body and Religious Practice in the Later Middle Ages », M. Feher (dir.), Fragments for a History of the Human Body, New York, Urzone Inc., 1989 ; N. Hallett, The Senses in Religious Communities, 1600-1800. Early Modern « Convents of Pleasure », Farnham, Ashgate, 2013 ; R. Dekoninck et Fr. Trémolières, « Beauté du rite. Liturgie et esthétique dans le christianisme (XVIe-XXIe siècle) », Revue de l’histoire des religions, tome 227-1, 2010 ; Solterer, Helen, « Seeing, Hearing, Tasting Woman : Medieval Senses of Reading », Comparative Literature. 46/2, 1994, pp. 129-145.