Deux écritures récitationnelles chez les Déné
- Pierre Déléage
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résumé

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Fig. 1. Hiéroglyphes déné, 1934

Fig. 2. Syllabaire cri, v. 1840

Dans le numéro du 16 décembre 1934 de l’hebdomadaire Les Missions catholiques, publié à Lyon par les Œuvres pontificales de la propagation de la foi, une illustration coiffée d’une légende accrocheuse se détachait de toutes les autres : « Ecriture primitive dans les Missions de l’Extrême-Nord canadien » (fig. 1).

Un court texte explicatif suivait, signé par Aristide Philippot, un missionnaire de la  congrégation des Oblats de Marie-Immaculée qui avait alors séjourné à deux reprises au Canada – en Colombie-Britannique, dans la Saskatchewan, puis en Alberta.

 

Voici un spécimen inédit et probablement unique du premier mode d’écriture employé par les missionnaires de l’Athabaska-Mackenzie. (…) Une interprétation détaillée et scientifique de chaque signe exigerait la connaissance de la langue montagnaise [déné chipewyan], à cause des inversions et des nuances que les signes écrits devaient reproduire ; mais pour la signification générale, tout le monde peut aisément la deviner. (…) On s’est étonné parfois de lire, dans les lettres les plus anciennes du R.P. Faraud, futur Monseigneur Faraud, O.M.I., et de quelques autres missionnaires, que les sauvages apprenaient à lire en peu de jours : la vue des signes si simples que nous donne la présente feuille diminuera sans doute l’étonnement [1].

 

L’allusion à Henri Faraud faisait remonter l’usage de cette « écriture primitive » au milieu du XIXe siècle, aux tous débuts de l’évangélisation des Amérindiens peuplant les immenses territoires contrôlés par la Compagnie de la Baie d’Hudson. Si le texte de Philippot restait assez vague sur la nature de cette écriture – « primitive », donc peut-être inventée par les Amérindiens, mais cependant « employée » par les religieux –, il n’y a aujourd’hui pas l’ombre d’un doute quant à son origine missionnaire.

Les sources, on le verra, sont néanmoins d’une grande rareté et une compréhension adéquate de l’invention et du régime d’usage de ces « signes hiéroglyphiques » implique de prendre en compte la multiplicité des écritures qui se propageaient alors dans l’Ouest du Canada. La confrontation des fortunes variées de ces écritures aux modes de fonctionnement très différents mais aux régimes d’usage originellement similaires permettra ainsi de formuler quelques hypothèses de portée générale concernant l’histoire des écritures.

 

L’écriture syllabique déné

 

L’évangélisation des Amérindiens de l’Ouest canadien se mit en place tardivement, pour l’essentiel durant la seconde moitié du XIXe  siècle. Depuis le siècle précédent les relations entre les colons et les peuples de la région s’étaient organisées autour du commerce de la fourrure : les compagnies commerciales en lutte pour l’hégémonie avaient installé le long des fleuves et sur les rives des lacs des postes protégés par des forts, dirigés par un « bourgeois » anglais et fréquentés par les Amérindiens de la région – cri puis déné.

Les Cri et les Déné formaient alors des sociétés de chasseurs nomades dont la vie était rythmée par l’alternance saisonnière. Ils se dispersaient en petites bandes pendant l’hiver puis se rassemblaient durant l’été en groupes d’effectif plus important – entre un et deux milliers – pour chasser le gros gibier et accomplir des cérémonies collectives. Le personnel – en grande partie francophone – des postes commerciaux désignait ces différents groupes par des noms plus ou moins arbitraires. Si les Cri comptaient alors environ 20 000 membres, les Déné étaient peut-être 15 000 à l’époque [2]. Ces derniers se répartissaient en Chipewyan (que les missionnaires appelaient Montagnais), Couteaux-jaunes, Esclaves, Flancs-de-chiens et Peaux-de-lièvres qui tous parlaient des variétés dialectales assez proches les unes des autres et utilisaient le chipewyan comme lingua franca [3]. Ils comprenaient également les Castors, les Gens des Montagnes (qui réunissaient plusieurs groupes) et les Loucheux (Gwinch’in) qui, s’ils appartenaient eux aussi à la famille linguistique déné, parlaient des langues nettement distinctes et se caractérisaient par une organisation sociale parfois clanique et par la pratique d’une forme locale de potlatch.

Le mode de vie traditionnel de ces Amérindiens s’était au XVIIIe puis au XIXe siècle peu à peu accommodé de la présence des postes de la Compagnie de la Baie d’Hudson et, lorsqu’arrivèrent les premiers missionnaires, ils avaient pris l’habitude de s’y arrêter quelques semaines deux fois l’an, après les chasses d’hiver et d’été. Ils y échangeaient à un taux systématiquement défavorable, souvent aggravé par un système de dettes impossibles à rembourser, de la pelleterie contre des marchandises manufacturées : des fusils, des récipients métalliques, du tabac, de la farine, des vêtements, de l’alcool, etc.

En 1821, la Compagnie de la Baie d’Hudson acquit le monopole du commerce dans la région. Responsable du bien-être spirituel de son personnel, elle accueillait des ministres anglicans aussi bien que des prêtres catholiques. Ce n’est toutefois que vingt ans plus tard qu’elle prit l’initiative d’inviter des missionnaires afin d’évangéliser des Amérindiens, les Cri de la Terre de Rupert. Cette décision avait été prise lors d’une rencontre entre George Simpson, le gouverneur de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et James Evans, un ministre méthodiste qui s’était engagé à fermer les yeux sur les conditions d’exploitation des Indiens. C’est ainsi qu’en 1840 un petit groupe de six missionnaires méthodistes s’installa chez les Cri afin de les convertir à la religion chrétienne [4].

James Evans, arrivé au Canada à vingt-et-un ans, avait été instituteur dans une école indienne et il parlait correctement l’ojibwa (sauteux), langue pour laquelle il avait élaboré, avec l’aide de ses assistants Peter Jacobs et Henry Steinhauser, une écriture dérivée de l’alphabet romain. Il devint à trente-neuf ans surintendant des missions méthodistes de la Terre de Rupert et s’installa au poste de Norway House, au nord du lac Winnipeg. Il y inventa, pour noter la langue des Cri, une écriture très différente de l’alphabet latin. Chaque caractère correspondait à une consonne et sa rotation lui conférait une valeur syllabique, chacune des quatre positions possibles du caractère (vers la droite, vers le bas, vers la gauche ou vers le haut) étant associée à une voyelle (fig. 2). Techniquement ce genre d’écriture, ni vraiment syllabique, ni tout à fait alphabétique, est connu sous le nom d’alphasyllabaire [5].

Cette écriture était, au moins aux yeux du missionnaire, plus simple à apprendre et à enseigner que l’alphabet latin et James Evans l’utilisa derechef pour rédiger des traductions en langue cri de prières et d’hymnes chrétiens. Le succès de cette écriture syllabique auprès des Cri fut foudroyant : elle se propagea rapidement de famille en famille, en même temps que les hymnes wesleyens. Evans les écrivit sur des feuilles volantes avant de les imprimer avec une petite presse typographique et un jeu de caractères mobiles qu’il fabriqua lui-même [6].

 

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[1] A. Philippot, « Ecriture primitive dans les Missions de l’Extrême-Nord canadien », Les Missions catholiques, n° 3214, 1934, p. 599.
[2] A.-A. Taché, Esquisse sur le Nord-Ouest de l’Amérique, Montréal, Beauchemin, 1901, pp. 95-107.
[3] E. Grouard, Souvenirs de mes Soixante ans d’Apostolat dans l’Athabaska-Mackenzie, Lyon, Œuvres apostoliques, 1923, p. 57.
[4] R. Choquette, The Oblate assault on Canada’s Northwest, Ottawa, University of Ottawa Press, 1995.
[5] P. T. Daniels, W. Bright (dir.), The World’s Writing Systems, Oxford, Oxford University Press, 1996.
[6] P. M. Hengstler, A Winter’s Research and Invention: Reverend James Evan’s Exploration of Indigenous Language and the Development of Syllabics, Edmonton, 2003. [Master’s thesis, University of Alberta].