Deux écritures récitationnelles chez les Déné
- Pierre Déléage
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L’hypothèse la plus probable est que Laflèche et Taché découvrirent l’écriture syllabique entre 1846 et 1847 à la mission d’Ile-à-la-Crosse et que l’usage de cette écriture leur fut dans une grande mesure imposé par les Déné eux-mêmes qui avaient eu l’occasion d’observer l’écriture des Cri et le prestige qui en découlait [17]. Ils auraient ainsi cédé, peut-être avec réticence, devant leur enthousiasme. Dans la mesure où le poste d’Ile-à-la-Crosse accueillait aussi bien des Cri que des Déné, on peut imaginer que les missionnaires rencontrèrent rapidement d’une part des Cri qui maîtrisaient parfaitement l’écriture syllabique et d’autre part des Déné qui leur enviaient cette nouveauté. D’où la remarque de Taché, quelque peu désabusée si on la rapporte à ses propos sur la difficulté de la langue déné : « Cette sorte d’écriture leur plaît extraordinairement et ils brûlent du désir d’en apprécier la connaissance ».
Les Déné auraient donc incité les missionnaires catholiques à adopter l’écriture syllabique – peut-être afin de se hausser au niveau des Cri qui méprisaient ouvertement leur analphabétisme depuis déjà quelques années. Il est également très possible que les missionnaires se soient aisément accommodés d’une écriture qui induisait automatiquement une ségrégation entre la littérature déné et la littérature anglophone ou francophone : l’espace textuel accessible aux Déné alphabétisés se réduisait ainsi à des écrits religieux, catholiques qui plus est, ce qu’ils ne pouvaient qu’apprécier au plus haut point. L’adaptation fut donc effectuée et les Déné se retrouvèrent avec une écriture où un même caractère pouvait parfois être prononcé de plus d’une dizaine de façons. Il leur fallait en effet suppléer à cette insuffisance criante par une indéniable « bonne volonté ».
Le mystère pourrait toutefois être résolu par encore une autre explication. A l’opposé des Protestants, les Catholiques n’avaient pas pour ambition pressante de rendre accessible aux Déné la lettre de la Bible. Au contraire, depuis la Contre-Réforme leur conception de l’évangélisation se satisfaisait d’une diffusion de textes destinés à être appris par cœur et à être récités à voix haute : prières, catéchismes et hymnes, textes dont la connaissance était un préalable au baptême et à la participation à la messe. Or une sémiotique relativement opaque ne posait pas de réels problèmes à une écriture dont le régime d’usage n’était que récitationnel.
Pour en savoir plus sur la mise en œuvre de ce régime d’usage, il faut se tourner du côté du missionnaire Henri Faraud. Ce natif du Vaucluse avait, parmi les Oblats, la réputation d’être doué d’une force considérable, d’une santé robuste et d’un naturel simple qui s’exprimait par « un extérieur ouvert, un rire franc et un regard lumineux » [18]. En 1848 il rejoignit la mission d’Ile-à-la-Crosse avant même d’avoir complété sa formation en théologie. Il y copia les notes linguistiques de Laflèche et de Taché avant d’être envoyé, l’année suivante, à vingt-six ans, dans une nouvelle mission située plus au nord, à proximité du Fort Chipewyan, sur les rives du lac Athabasca. Il n’en partirait que douze ans plus tard. Pendant les trois premières années, il y demeura le seul missionnaire, devenant selon le mot de Taché un « vieil habitué de l’isolement » [19]. On déduira de ce bref portrait que s’il sut se faire charpentier pour construire lui-même sa maison et son église, Faraud ne manifesta aucune prédisposition pour l’apprentissage des langues amérindiennes, en particulier celle des Chipewyan.
Le Montagnais est très difficile sous quelque point de vue qu’on le considère. Sa prononciation offre des difficultés presque insurmontables pour le plus grand nombre. Avant mon arrivée, les sauvages eux-mêmes ne croyaient pas qu’on pût parvenir à l’apprendre. La grammaire en est à mon avis encore plus difficile que la prononciation. Cette langue n’a que des monosyllabes, des élisions tellement mêlées les unes aux autres, qu’il semble impossible de les distinguer. Elle est, en un mot, un assemblage accablant d’obscurités. Il ne faut rien moins, pour se déterminer à l’étudier, qu’une raison surnaturelle, c’est-à-dire le salut des âmes [20].
Henri Faraud a cependant laissé quelques-unes des meilleures descriptions de l’usage liturgique de l’écriture déné. Ainsi, en mars 1850, à la mission du Fort Chipewyan, il décrivit en ces termes le « jour où commença réellement [son] apostolat » :
Soir et matin je réunissais mes néophytes. Je commençai par exposer à leurs yeux de gros caractères que j’avais écrits en leur propre langue. Mon but était de les initier d’abord à la parole écrite. J’eus besoin d’une patience peu ordinaire. Dès les premières leçons, tout ce que je demandais à Dieu pour l’instant, c’était de parvenir à en initier quelques-uns, afin de bien leur faire comprendre que je n’exigeais pas une chose impossible. Chaque jour il arrivait de nouvelles familles, toutes plus empressées les unes que les autres, mais toutes, au premier abord, croyaient à l’impossibilité de comprendre mon alphabet. Enfin au bout d’une quinzaine de jours, j’avais trois jeunes sauvages qui pouvaient épeler quelques mots. Ce phénomène encouragea les autres ; ils ne doutèrent plus de mon talent qu’ils disaient surnaturel. (…) Malheureusement l’époque de leur départ pour la chasse arriva ; ils me quittèrent la plupart en pleurant, et emportèrent dans le désert quelques tableaux où j’avais tracé des caractères de leur langue, me promettant tous de bien étudier sous leurs tentes [21].
Les premiers pas de l’apostolat de Faraud consistaient donc à initier les Déné à l’écriture syllabique puis à leur confier quelques prières manuscrites tracées en « gros caractères » sur des « tableaux », très probablement le Pater noster, l’Ave Maria et le Credo. Ce premier emploi de l’écriture était bien de nature récitationnelle : elle ne faisait qu’accompagner la répétition cérémonielle, à voix haute et en chœur, d’une série de prières à mémoriser le plus exactement possible. L’année suivante, Henri Faraud partit plus au nord encore, au Fort Resolution, sur les rives du Grand Lac des Esclaves, à la rencontre d’un groupe déné dont la langue était une variété dialectale du chipewyan.
Le lendemain je pus commencer à réunir les sauvages. Je n’avais que peu de temps à donner à cette multitude qui bientôt devait repartir pour la chasse, je voulais cependant les instruire assez pour pouvoir leur donner le baptême. Je commençai par écrire en caractères de leur langue, sur des bouts de papier, les vérités fondamentales de la religion. Je les leur répétais quinze à vingt fois, et quand trois ou quatre des plus intelligents les savaient, j’établissais des groupes autour d’eux à qui ils les enseignaient. Par ce moyen au bout de huit jours tous les sauvages savaient le Pater et pouvaient réciter le chapelet en commun. Au bout de ces huit premiers jours, je leur écrivis les préceptes de morale, puis des prières, et je puis l’affirmer, pas un de mes morceaux de papier ne fut perdu, tous portèrent leur fruit [22].
On retrouve dans cet extrait l’usage récitationnel de l’écriture, cette fois explicitement présenté comme une condition du baptême, c’est-à-dire, en somme, comme une technique permettant de convertir les Amérindiens en une semaine. Et de nouveau Henri Faraud parie sur une diffusion autonome de l’écriture syllabique et des prières, péchant probablement par excès d’optimisme :
Pendant mon séjour j’avais pu initier quatre jeunes gens des plus intelligents à la lecture et à l’écriture ; je leur laissai des manuscrits et des alphabets, et l’un d’eux, appelé Joseph Touzaé, qui depuis est venu me faire plusieurs visites à Athabasca, a eu assez de zèle et de courage pour apprendre à lire à plus de quinze cents sauvages [23].
[17] N. Laverlochère, « Lettre du R.P. Laverlochère, mis. OMI, à Monseigneur l’Evêque de Sidyme, Coadjuteur et administrateur du Diocèse de Québec, 1849 », Rapport sur les missions du diocèse de Québec, n° 9, 1851, pp. 82-99.
[18] Fernand-Michel, Dix-huit ans chez les sauvages. Voyages et missions de M. Henry Faraud, Paris, Régis Ruffet, 1866, pp. 17-18 ; Fernand-Michel, un cousin d’Henri Faraud, se fit son secrétaire le temps de la rédaction de son « autobiographie » en 1866, lors d’un passage du missionnaire en France.
[19] A.-A. Taché, Vingt années de mission dans le Nord-Ouest de l’Amérique, Montréal, Eusèbe Sénécal, 1866, p. 170.
[20] Fernand-Michel, Dix-huit ans chez les sauvages. Voyages et missions de M. Henry Faraud, op. cit., pp. 84-85.
[21] Ibid., pp. 117-118.
[22] Ibid., p. 155.
[23] Ibid., p. 161.