Deux écritures récitationnelles chez les Déné
- Pierre Déléage
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Les missionnaires catholiques étaient pourtant accoutumés à employer des techniques autres que l’alphabet pour diffuser leurs messages. Ils utilisaient pêle-mêle des chapelets, des images d’Epinal, des échelles catholiques (une chronologie illustrée retraçant l’histoire catholique) [38], des stéréoscopes, etc. Il faut probablement penser que cette discrétion concernant les hiéroglyphes résultait de la mauvaise opinion qu’avait du s’en former Alexandre Taché : en tant qu’évêque il ne cessa d’inciter ses subordonnés à employer l’écriture syllabique qu’il avait élaborée, à l’exclusion d’un côté, des hiéroglyphes et de l’autre, de l’alphabet latin [39]. Cette condamnation implicite, associée à un mépris assez commun envers les écritures non strictement phonographiques, expliquent suffisamment le silence des missionnaires.
Dans son article de 1934, Aristide Philippot se gardait bien de translittérer les textes en écriture hiéroglyphique, faute, écrivait-il, de connaissance de la langue déné.
Une interprétation détaillée et scientifique de chaque signe exigerait la connaissance de la langue montagnaise [déné chipewyan], à cause des inversions et des nuances que les signes écrits devaient reproduire ; mais pour la signification générale, tout le monde peut aisément la deviner. Nous n’avons pas, en effet, ici, des caractères d’écriture représentant chacun une lettre et formant des mots par leur assemblage, comme dans nos langues indo-européennes. Nous n’avons pas non plus des caractères syllabiques, comme ceux de la sténographie ou ceux que l’on emploie encore aujourd’hui pour les langues indiennes au Canada, le cris, le montagnais et autres. Nous avons plutôt une sorte de signes hiéroglyphiques, fort différents toutefois des hiéroglyphes égyptiens, exprimant chacun une idée [40].
Emile Grouard, en employant la même écriture pour un dialecte déné – l’esclave – différent de celui auquel elle était originellement destinée – le chipewyan –, donnait toutefois un premier indice sur son fonctionnement sémiotique : notant des phrases plutôt que des sons ou des idées, elle était susceptible de noter les mêmes discours en des langues différentes.
On peut vérifier cette propriété à l’aide d’un autre document rédigé en écriture hiéroglyphique (fig. 5).
Ce document, conservé aux archives Deschâtelets, nous est parvenu sans information contextuelle : il n’est pas même possible de savoir si ces textes furent effectivement utilisés dans le cadre d’une évangélisation. Une main anonyme a ajouté au-dessus de la section supérieure « Emile Petitot, O.M.I », laissant penser qu’elle devrait être attribuée à ce missionnaire. Il n’est pas impossible que Petitot, plus expert que ses collègues en langues déné ait souhaité corriger une écriture hiéroglyphique plus ancienne attribuable à Faraud.
Les textes de l’Ave Maria et du Credo publiés par Philippot présentent de fait une indéniable similitude avec ceux attribués à Petitot. Les textes des Pater noster sont toutefois très différents : c’est que ce qu’Aristide Philippot qualifiait ainsi était en fait la succession d’un Signe de croix et d’un Gloria Patris. Avec cette nouvelle identification la similitude des deux documents réapparaît. Il est de ce point de vue possible que l’illustration publiée par les Missions catholiques ne corresponde pas exactement à l’original. Dans tous les cas on peut conclure de cette similitude que le manuscrit Philippot et le manuscrit Petitot dérivèrent d’une même source ou qu’ils furent des copies l’un de l’autre. Il est de plus assez probable que les textes transcrivaient tous deux des prières en langue déné : toutefois si Faraud travaillait avec la langue chipewyan, Petitot évangélisait quant à lui avec la langue peau-de-lièvre. La sémiotique de l’écriture hiéroglyphique des missionnaires oblats était donc, au prix de quelques modifications, susceptible de transcrire des langues différentes (chipewyan, esclave, peau-de-lièvre) ; elle demeura toutefois attachée aux mêmes discours : cinq courtes prières catholiques [41].
Les écritures abordées dans cette étude firent toutes l’objet d’un usage récitationnel. Les écritures syllabiques des Déné et l’écriture hiéroglyphique des Déné furent ainsi conçues pour un seul régime d’usage : elles servaient à faciliter l’apprentissage par cœur, la récitation cérémonielle et la transmission de discours canoniques. Elles ne se substituaient donc pas à la transmission orale, elles l’accompagnaient en renforçant la fidélité de la répétition verbale.
Le régime d’usage récitationnel, qui caractérise de nombreuses autres écritures à usage local [42], rend possible une très grande variation de la sémiotique des écritures, c’est-à-dire de la relation que leurs caractères entretiennent avec les éléments du discours qui doit être transcrit. On a vu que ce même régime d’usage s’appliquait aussi bien à des écritures transcrivant des unités sonores – des syllabes – qu’à des écritures ne transcrivant que de larges unités sémantiques – des noms ou des phrases. Le régime d’usage récitationnel est donc susceptible de garantir une certaine stabilité, ici de l’ordre de quelques décennies, aux écritures dont la sémiotique impose un lourd effort de mémorisation, où chaque phrase ou chaque nom correspond à un nouveau caractère.
Cependant pour qu’une écriture puisse s’affranchir de ce régime d’usage originel, pour qu’elle puisse remplir d’autres fonctions, elle a besoin d’une sémiotique qui rende l’effort d’apprentissage moins coûteux. De ce point de vue le principe phonographique, où chaque lettre correspond à une unité sonore, a prouvé, dans l’histoire de l’humanité [43] comme dans celle des Amérindiens de l’Ouest canadien, sa redoutable efficacité. En effet si les hiéroglyphes déné ne se détachèrent jamais d’un simple usage récitationnel, l’écriture syllabiques déné connut, quant à elle, des régimes d’usages nouveaux, en particulier épistolaires.
La comparaison des écritures des missions de l’Ouest canadien apporte donc une leçon importante : si un régime d’usage récitationnel permet de stabiliser à peu près n’importe quel type de sémiotique, seules les écritures dont la sémiotique est relativement aisée à apprendre et à transmettre pourront connaître une réelle expansion, s’affranchissant d’abord de l’institution qui a permis leur invention, puis des genres de discours qu’elles étaient destinées à transcrire. Elles seules peuvent entrer dans l’histoire.
[38] M. G. Thiel, « Catholic Ladders and Native American Evangelization », U.S. Catholic Historian, n° 27-1, 2009, pp. 49-70.
[39] R. J. A. Huel, Archbishop A.-A. Taché of St. Boniface : the « good fight » and the illusive vision, Edmonton, University of Alberta Press, 2003, p. 62.
[40] A. Philippot, « Ecriture primitive dans les Missions de l’Extrême-Nord canadien », art. cit., p. 599.
[41] On trouve un même phénomène dans d’autres écritures à la sémiotique non phonographique (et à l’usage exclusivement récitationnel). L’écriture testérienne employée au Mexique a ainsi permis de transcrire des prières catholiques en nahuatl puis en otomi (B. Gaillemin, L’Art ingénieux de peindre la parole et de parler aux yeux. Elaboration et usages des catéchismes en images du Mexique (XVIe-XIXe siècles), Nanterre, 2013, Thèse de doctorat, Université Paris Nanterre) ; l’écriture andine employée au Pérou et en Bolivie a quant à elle transité de l’aymara au quechua (D. E. Ibarra Grasso, La Escritura indígena andina, La Paz, Biblioteca Paceña, 1953). Dans tous les cas les discours transcrits et les principes sémiotiques généraux demeurent les mêmes tandis que les langues et le détail des caractères varient.
[42] P. Déléage, « L’écriture attachée des Mi’kmaq, 1677-1912 », Acadiensis, Journal of the History of the Atlantic Region, n° 42-1, 2013, p. 3-36 ; P. Déléage, Inventer l’écriture, Paris, Les Belles Lettres, 2013 ; P. Déléage, « Les écritures des missions de l’Ouest canadien », Anthropos, n° 112-2, 2017, pp. 401-427.
[43] S. D. Houston (dir.), The First Writing. Script Invention as History and Process, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.