Deux écritures récitationnelles chez les Déné
- Pierre Déléage
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Ce furent les catholiques de la congrégation des Oblats de Marie-Immaculée qui adaptèrent l’écriture syllabique aux langues déné. Les premiers missionnaires oblats étaient arrivés au Canada en 1841, répondant à l’appel de l’évêque Ignace Bourget mais il avait fallu attendre 1845 pour que deux d’entre eux, Pierre Aubert et surtout Alexandre Taché, se rendissent à la colonie de la Rivière Rouge, principal point d’entrée des immenses territoires de la Compagnie de la Baie d’Hudson [7]. Alexandre-Antonin Taché, né au Québec, n’avait alors que vingt-deux ans et sa première tâche fut d’apprendre le sauteux, dialecte de la langue ojibwa, auprès du prêtre séculier Georges-Antoine Belcourt. L’année suivante il écrivit à son frère : « Au reste le sauteux nous sera toujours utile parce je crois que le grammatical de toutes ces langues est à peu près le même » [8].
L’erreur était grossière, le jeune missionnaire l’apprendrait quelques semaines plus tard. En effet quand vint l’été il partit, en compagnie du prêtre Louis-François Laflèche, fonder une mission à Ile-à-la-Crosse, à proximité d’un important poste de la Compagnie fréquenté aussi bien par les Cri que par les Déné Chipewyan dont c’était à peu près le premier contact avec des missionnaires. Alexandre Taché découvrit à cette occasion que la langue déné n’avait aucun rapport avec les langues algonquiennes, ojibwa ou cri, et il fut effaré, comme le seraient tous ses successeurs, par la difficulté de son apprentissage. L’opposition entre la langue cri, élégante et facile, et les langues déné, rugueuses et ardues, rejoignit d’ailleurs rapidement le vaste répertoire de clichés de la littérature oblate. On en trouve le modèle dans une lettre de Taché datée de 1851.
Il est certaines langues sauvages, telles que le Sauteux, le Cris et autres, qui, dans maintes circonstances, présentent une énergie, une variété et une netteté d’expression qu’on ne trouve certainement pas dans les langues européennes. Ceci tient au génie même de ces langues, dont on ne peut avoir d’idée qu’après une étude sérieuse et qu’après que l’usage permet d’exploiter des richesses d’expression qui étonnent et ceux qui s’en servent et ceux qui les entendent [9].
Le contraste entre de telles langues, riches, nettes, variées, et celles des Déné ne pouvait qu’être appuyé (la lettre fut néanmoins publiée dans un organe de propagande apologétique, d’où l’on peut induire l’euphémisme du propos).
Quant à la langue de nos Montagnais, je dois avouer que de prime abord elle ne prêche guère en sa faveur. Il faut avoir foi en ce qu’ils sont pour soupçonner qu’ils expriment des pensées ou des sentiments. Impossible d’imaginer un pareil assemblage de sons bizarres, rauques et étranges ; des interruptions subites au milieu des mots ; des aspirations outre mesure ; des gutturales qui ne sont égalées que par les sifflantes qui les accompagnent ; des hybrides de consonnes entre lesquelles se perdent quelques voyelles qu’on peut à peine saisir ; un ensemble de prononciations en un mot qui excite le rire de tous ceux qui l’entendent pour la première fois. C’est là la grande difficulté de la langue, difficulté presqu’insurmontable, pour un étranger et qui, jusqu’à présent, a déconcerté les plus courageux. On trouve des documents sur les autres langues sauvages mais aucun sur celle-ci, à part ceux que nous avons dressé nous-mêmes. Il nous a fallu adopter près d’une vingtaine de signes arbitraires pour exprimer des sons qui ne peuvent se rendre par les combinaisons possibles de notre alphabet [10].
On aura noté l’allusion, quelque peu cryptique, à la « vingtaine de signes arbitraires » qu’il avait fallu aux missionnaires pour noter la langue des Chipewyan. Une autre évocation de l’écriture syllabique, plus précoce, apparaît dans une lettre de 1848 où il est question de l’activité de Louis-François Laflèche lors de son séjour à la mission d’Ile-à-la-Crosse.
Nos Montagnais d’ici, dociles aux instructions de ce vertueux missionnaire, paraissent faire des progrès rapides dans le bien. Ils ont manifesté ce printemps un zèle que l’on pourrait presque qualifier d’excessif. Cette sorte d’écriture que nous avons adoptée, en leur langue, leur plaît extraordinairement, et ils brûlent du désir d’en apprécier la connaissance [11].
Ce furent donc Laflèche et Taché qui, lors de leurs premiers contacts avec les Chipewyan, adaptèrent l’écriture syllabique d’Evans à la langue déné (fig. 3). L’hypothèse est confirmée par le missionnaire Emile Petitot qui les connut personnellement et qui écrivit en 1865, une quinzaine d’années après les faits :
[Les Déné] n’avaient jadis aucune idée de l’écriture et de la reproduction des objets par le dessin ; cependant ils ne sont pas embarrassés pour tracer la carte des contrées qu’ils ont parcourues, ne serait-ce qu’une fois, et ces dessins sont remarquables par l’exactitude des détails. Les caractères sténographiques, employés dans nos livres de prières et qu’ils connaissent aujourd’hui, ont été inventés par feu M. Evans, ministre wesleyen du Fort Norway House, près le lac Winipeg, et adaptés à la langue montagnaise par M. Laflèche, prêtre canadien [12].
En excluant Alexandre Taché du processus d’élaboration de l’écriture syllabique déné, il est possible qu’Emile Petitot souhaitait épargner sa congrégation de la responsabilité d’une invention qu’il jugeait par ailleurs calamiteuse. Relayant une critique devenue assez commune parmi la deuxième génération des missionnaires oblats, celle qui se rendit dans l’Ouest canadien entre la fin des années 1850 et le début des années 1860, il écrivait ailleurs :
C’est un ministre protestant qui est l’inventeur des caractères sténographiques dont les sauvages font usage actuellement, caractères qui, malheureusement, sont incapables de rendre tous les mots et sont d’une lecture assez difficile [13].
Ou encore :
Cet alphabet, qui est parfaitement suffisant pour exprimer les vingt lettres de la langue algonquine, est bien loin de répondre aux exigences de l’idiome déné-dindjié, qui compte, comme nous l’avons dit, soixante-et-onze sons phonétiques. Son application à cette langue n’est donc pas très appropriée, puisqu’il n’en peut exprimer tous les sons. Fort heureusement que les Indiens suppléent à cette insuffisance littérale par la bonne volonté [14].
Il y a là un mystère difficile à élucider : pourquoi les missionnaires catholiques employèrent-ils l’écriture syllabique cri pour transcrire la langue déné en dépit d’une inadéquation évidente ? Les langues déné avaient plus de voyelles et beaucoup plus de consonnes que les langues algonquiennes. La structure de leurs syllabes était par ailleurs bien plus complexe [15]. Malgré la « vingtaine de signes arbitraires » inventés pour palier le manque de caractères consonantiques, il fallait très souvent utiliser un même caractère pour des phonèmes très différents. Tandis que l’écriture syllabique transcrivait le cri de manière transparente, elle ne permettait de noter le déné qu’avec un degré d’opacité élevé. Le missionnaire anglican Robert McDonald qui résida longtemps chez les Gwinch’in (Loucheux), de langue déné eux aussi, et qui y traduisit la Bible, comprit d’ailleurs très vite cette inadéquation et il préféra d’emblée, c’est-à-dire dès les années 1860, employer l’alphabet romain [16]. Pourquoi les catholiques persistèrent-ils dans leur entreprise malheureuse ?
[7] R. Choquette, The Oblate assault on Canada’s Northwest, op. cit.
[8] A.-A. Taché, « Lettre de Taché à son frère Louis, 15 juin 1846 », Les Cloches de Saint-Boniface, n° 1-17, 1902, p. 402.
[9] A.-A. Taché, « Lettre de Taché à sa mère, 4 janvier 1851, Ile à la Crosse », Rapport de l’Association de la propagation de la foi pour le district de Montréal, 1852, p. 75.
[10] Ibid., pp. 75-76.
[11] A.-A. Taché, « Lettre de Taché à sa mère, 27 juin 1848 », Les Cloches de Saint-Boniface, n° 2-29, 1903, p. 370.
[12] E. Petitot, « Etude sur la nation montagnaise », Missions de la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, n° 24, 1867, p. 541.
[13] Ibid., p. 503.
[14] E. Petitot, Dictionnaire de la langue Déné-Dindjié, Paris, Ernest Leroux, 1876, pp. XLIX-L.
[15] I. Goddard (dir.), Handbook of North American Indians, Volume 17, Language, Washington D. C., Smithsonian Institution, 1997, p. 177.
[16] C. Mishler, « Missionairies in Collision: Anglicans and Oblates among the Gwich‘in, 1861-65 », Arctic, n° 43-2, 1990, pp. 121-126.