Deux écritures récitationnelles chez les Déné
- Pierre Déléage
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Quand arriva l’automne de cette même année, les Indiens Esclaves vinrent, comme convenu, lui rendre visite dans sa mission du Fort Chippewyan, sur le lac Athabasca.
Chose surprenante : la majorité maintenant savaient lire, les plus intelligents avaient appris aux autres, au milieu des déserts ; presque tous avaient tenu leur promesse d’étudier dans leurs tentes au moyen des tableaux qu’ils avaient emportés [24].
Lorsqu’ils repartirent, trois semaines après, Henri Faraud leur transmit – c’était devenu une coutume – les « tableaux » contenant les textes des prières catholiques en écriture déné.
Ils étaient environ deux mille. La veille je leur avais donné ma bénédiction, j’avais distribué à chaque groupe des tableaux où j’avais tracé en caractères de leur langue des prières et des préceptes de morale, en leur faisant promettre de me les rapporter au retour, c’est-à-dire au mois de mars suivant. Presque tous savaient le Notre Père, et j’avais la consolation de les voir partir avec la certitude que le soir, groupés dans leurs tentes, ils réciteraient en commun cette sublime prière [25].
Mû par un ardent zèle apologétique, Henri Faraud exagérait probablement l’efficacité de son œuvre d’évangélisation : il passait sous silence ce qu’Alexandre Taché nommait « l’inconstance naturelle au cœur des Indiens » [26] et ne regrettait pas encore le fait « qu’être chrétien et prier, c’est pour eux la même chose » [27] – ce qui pourtant découlait naturellement du régime d’usage originel de l’écriture déné.
Durant les années suivantes, il reçut d’Alexandre Taché, devenu évêque en 1851 – à vingt-huit ans –, la lourde tâche de préparer une grammaire et un catéchisme complet en langue chipewyan. Faraud n’était certainement pas la personne la plus à même d’accomplir un tel travail mais l’évêque, qui lui non plus ne semblait pas particulièrement doué pour les langues, n’avait personne d’autre à qui le confier. Le labeur se déroula lentement et, à l’été 1856, Faraud rejoignit Taché pour parachever une première version du catéchisme déné.
Ils [Faraud, Taché et Grandin] passèrent encore ensemble une de ces semaines comme on en goûte peu dans la vie ; les jours étaient remplis par l’instruction des sauvages, et les nuits se passaient à préparer à l’impression des quelques livres déjà faits en leur langue [28].
L’année suivante Taché écrivait à Faraud :
L’impression de nos livres sauvages ne m’a pas permis de revenir plus tôt ; je n’ai pas même tout à fait terminé ce travail, il me restait encore 72 pages de Cris à faire imprimer. Nous avons 3000 exemplaires d’un livre Montagnais de 144 pages tous reliés. L’impression Crie finie nous aurons aussi 3000 exemplaires mais ces volumes seront de 288 pages. Il faut s’être occupé d’un pareil travail pour savoir ce qu’il offre de difficulté et ce qu’il exige de temps. Vous pourrez facilement imaginer ce que sont les premières épreuves écrites en un pareil langage et avec une pareille écriture. La fonte des caractères m’a aussi pris un temps considérable [29].
L’évêque faisait dans cette lettre référence aux Prières, cantiques et catéchisme en langue montagnaise ou chipeweyan paru à Montréal en 1857, chez Louis Perrault, l’imprimeur des rapports de l’Association de la propagation de la foi pour le district de Montréal. Il s’agit du premier ouvrage publié en langue déné. Il comptait 144 pages et Faraud le fit réimprimer, augmenté d’une trentaine de pages, en 1865 (fig. 4).
Ces catéchismes étaient, comme les tableaux de Faraud, destinés à être distribués aux Amérindiens, parfois même vendus. Ils ne révolutionnaient pas l’usage de l’écriture déné, qui demeurait récitationnel, mais ils facilitèrent grandement le travail des missionnaires qui pouvaient désormais s’épargner les longues copies manuscrites. Les exemplaires se diffusèrent rapidement sur le territoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson.
L’écriture hiéroglyphique déné
Il est temps de revenir au « spécimen inédit et probablement unique » de hiéroglyphes déné que publia en 1934 Aristide Philippot, l’attribuant au passage à Henri Faraud (fig. 1). C’est le missionnaire oblat Vital Grandin qui a légué le premier témoignage univoque concernant cette singulière écriture. Envoyé à la mission du Fort Chipewyan en 1855, une année après avoir traversé l’Atlantique, il y devint à vingt-six ans l’assistant d’Henri Faraud et apprit laborieusement la langue déné, ce dont témoigne une lettre de mars 1856 adressée à Alexandre Taché, son évêque :
Quand un Montagnais est avec moi pendant quelques jours, nous finissons par nous comprendre un peu ; mais la plupart ne passent ici que quelques jours, au printemps ; ils partiront précisément quand ils commenceront à me comprendre. Et je ne sais réellement pas ce que je pourrais dire aux Cris, je n’ai point étudié leur langue depuis assez longtemps avant de partir de la Rivière Rouge : jugez de ce que je peux en savoir [30].
Une seconde lettre, rédigée la même année après le passage des Déné, n’était guère plus optimiste :
J’ai pu me convaincre le printemps dernier des difficultés qu’il y a à instruire un peuple dans une langue qu’on ne connaît pas. J’aurais voulu me perfectionner un peu, cet hiver, mais je ne puis parler qu’avec le P. Faraud ; je puis le comprendre en Montagnais et en être compris, sans pouvoir comprendre les sauvages ni m’en faire comprendre. Ne croyez cependant pas que je n’ai rien fait lorsque j’étais seul ici ; j’enseignais la lettre du catéchisme aux Montagnais et je permettais même de l’expliquer quand ils n’étaient pas trop nombreux. J’ai même entendu beaucoup de confessions ; mais j’en ai moins compris qu’entendu [31].
C’est précisément dans ce contexte d’incompréhension linguistique, même relative, que Vital Grandin employa l’écriture hiéroglyphique déné. Il l’évoqua dans une lettre de juin 1856 adressée à ses frères et sœurs, lettre dans laquelle il décrivait d’abord l’enthousiasme des Déné pour l’écriture syllabique :
A part les confessions, je n’ai pas mal été occupé à leur écrire des prières, des cantiques et des calendriers, et j’ai été loin de pouvoir les satisfaire. Je n’en finirais point si je voulais écrire tout ce qu’ils me demandent, maintenant encore je suis obligé de me cacher pour faire mes lettres ou autrement ils ne me laisseraient pas tranquille. Pauvres gens, c’est leur désir de s’instruire et de bien connaître la religion qui les porte à demander des livres à temps et à contretemps. J’espère que Monseigneur [Taché] pourra en faire imprimer en France, ce qui sera pour nous un grand travail de moins.
[24] Ibid., p. 164.
[25] Ibid., p. 168.
[26] A.-A. Taché, Vingt années de mission dans le Nord-Ouest de l’Amérique, op. cit., p. 56.
[27] Fernand-Michel, Dix-huit ans chez les sauvages. Voyages et missions de M. Henry Faraud, op. cit., p. 289.
[28] A.-A. Taché, Vingt années de mission dans le Nord-Ouest de l’Amérique, op. cit., p. 85.
[29] Lettre du 4 décembre 1857, Rivière Rouge, Archives Deschâtelets.
[30] Lettre de Grandin à Taché, 20 mars 1856, Lac Attabaskaw, Archives Deschâtelets.
[31] Lettre de Grandin à Taché, 14 octobre 1856, Lac Attabaskaw, Archives Deschâtelets.