Deux écritures récitationnelles chez les Déné
- Pierre Déléage
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Ce n’est que dans un deuxième temps qu’il fit allusion, très brièvement, à l’écriture hiéroglyphique :

 

Il s’est trouvé quelquefois des vieillards qui ne savent pas lire et qui me disent cependant : Si j’avais un livre, j’apprendrais bien mieux. En effet, je prends un morceau de papier sur lequel je fais différentes grimaces, des croix, des barres, des cercles, et je donne à chaque signe le nom d’une phrase de la prière qu’ils veulent apprendre, et par ce moyen ils la connaissent bien vite. Ils se croient plus savants que le Pape quand ils ont leur chiffon de papier ; ils l’enveloppent précieusement dans un morceau d’écorce, puis pendant la messe, ils ont toujours les yeux dessus, vous diriez qu’ils lisent toutes les prières du missel [32].

 

Il vaut la peine de souligner que si le missionnaire évoqua cette écriture faite de « grimaces » dans sa correspondance familiale, il n’en fit aucunement état dans les lettres qu’il envoyait au même moment à son évêque – comme s’il s’agissait là d’une pratique honteuse, ridicule ou du moins réprouvée par Alexandre Taché, l’un des inventeurs de l’écriture syllabique déné. L’écriture hiéroglyphique, où chaque « signe » notait une « phrase », était donc un pis-aller : une manière de palier à l’inenvisageable alphabétisation des vieillards, impossibilité évidemment corrélée aux faibles compétences linguistiques de Vital Grandin [33]. On remarquera cependant que les textes rédigés dans cette écriture dépréciée n’avaient pas d’autre usage que les textes en écriture syllabique : ils ne servaient qu’à apprendre par cœur et à réciter, pendant la messe, les prières catholiques.

La lettre de Vital Grandin peut donner l’impression qu’il inventa lui-même cette forme d’écriture déné. L’hypothèse est toutefois démentie par un deuxième témoignage. Il apparaît dans les souvenirs d’Emile Grouard et se rapporte à l’année 1866, lorsque ce cousin de Grandin rendit visite pour la première fois aux Indiens Esclaves de la mission du Fort des Liards. Emile Grouard, qui vivait depuis quatre ans dans l’Ouest canadien, se trouvait alors chez les Esclaves en situation d’insécurité linguistique « parce que leur langue différait considérablement du Montagnais » [34].

 

Mes pauvres Indiens montrèrent plus d’ardeur à apprendre les prières. Afin de les aider je me servis d’un procédé de Mgr Faraud. Sur des feuilles de papier, je traçai des hiéroglyphes plus ou moins bizarres ; chacun représentait un membre de phrase du Pater, de l’Ave et du Credo. J’en distribuai à tout le monde. On ne peut s’imaginer les progrès rapides de mes élèves par ce moyen. A des gens qui n’ont jamais exercé leur mémoire, y loger des idées et des mots étrangers à leurs habitudes demande des efforts incroyables. (…) Avec mes bienheureux hiéroglyphes, ce travail leur devint beaucoup plus aisé. Mes papiers ne sortaient plus de leurs mains. J’allais de l’un à l’autre, et tous en même temps, les yeux fixés sur leur feuille, suivaient ma leçon. Le papier s’usa rapidement. Ils m’apportèrent des morceaux de parchemin ou de peaux d’orignaux, sur lesquels j’écrivis les mêmes hiéroglyphes. Ils les ont gardés jusqu’au jour où l’on put leur donner des livres en caractères syllabiques [35].

 

Emile Grouard attribuait donc les hiéroglyphes à Henri Faraud (devenu entretemps lui aussi évêque), comme plus tard Aristide Philippot, et il est de ce fait possible que lorsque Faraud évoquait dans ses souvenirs les « tableaux » en « gros caractères » qu’il distribuait aux Chipewyan, il pensait aussi bien à des textes en écriture syllabique qu’à des textes en écriture hiéroglyphique. Quoi qu’il en soit, le témoignage de Grouard vient confirmer celui de Grandin : l’écriture hiéroglyphique, dont chaque caractère « représentait un membre de phrase » d’une prière, faisait bien l’objet d’un usage exclusivement récitationnel. 

Il existe un troisième et dernier témoignage, assez tardif, de l’utilisation de l’écriture hiéroglyphique chez les Déné. Il est livré par Emile Petitot, missionnaire qui arriva en même temps qu’Emile Grouard dans l’Ouest canadien, et il concerne les Indiens Peaux-de-lièvre :

 

J’avais composé durant l’hiver les prières et le catéchisme en peau-de-lièvre (celui-ci n’a été terminé que durant l’année présente). Jusque-là nos sauvages n’avaient prié qu’en montagnais, bien que nous leur prêchions dans leur propre dialecte. J’ai eu quelque peine à leur faire adopter ces prières, parce qu’ils savaient déjà par cœur les anciennes ; mais enfin j’en suis venu à bout, aidé d’un bon sauvage qui mérite ici une mention particulière. Ce jeune homme, nommé Camille Déttchogé, non seulement a manifesté le plus grand zèle pour écouter mes instructions et pour apprendre les nouvelles prières, mais, ce qui est admirable dans un ignorant sauvage, encore catéchumène alors, il consacrait son temps à les enseigner et les faire répéter aux autres. Il passait ses journées à parcourir les tentes des Peaux-de-lièvre, une petite feuille de papier couverte de caractères hiéroglyphiques en main, récitant les prières à tous ceux qui lui demandaient ce service, et questionnant un et chacun sur les vérités qui avaient fait le sujet de ma dernière instruction [36].

 

Ce dernier exemple, assez tardif puisqu’il décrit une situation datant de 1872, montre bien l’usage parallèle des écritures alphabétique et hiéroglyphique, la première réservée, du moins pendant un temps, au missionnaire, la seconde susceptible d’être employée rapidement par les catéchumènes les plus zélés. Dans les deux cas le régime d’usage, récitationnel, demeure identique.

La rareté des sources concernant ces hiéroglyphes pose en soi un problème. Car si l’usage de cette écriture s’étendit au strict minimum sur une quinzaine d’années, si tous les missionnaires oblats des décennies 1850 et 1870 en avaient connaissance, pourquoi n’en est-il resté quasiment aucune trace dans la vaste littérature apologétique qu’ils ont produite ? Les missionnaires catholiques du XVIIe et du XVIIIe siècles qui élaborèrent l’écriture mi’kmaq, une écriture elle aussi qualifiée de « hiéroglyphique » et où chaque caractère notait un mot et non un son (comme les hiéroglyphes déné notaient une phrase et non un son), relatèrent et défendirent leur invention, eux, fièrement et à diverses reprises [37]. Les missionnaires oblats restèrent au contraire très discrets au sujet de leurs hiéroglyphes. Non seulement ils ne les reproduisirent jamais (la publication de 1934 dans les Missions catholiques les présentent déjà comme un vestige issu d’une autre époque), mais leur témoignages semblaient embarrassés : Faraud ne les évoqua jamais explicitement, Grandin en parla avec dédain (et seulement à sa famille), Grouard n’y fit allusion que pour dresser un portrait des Esclaves en grands enfants incapables de retenir correctement leur dictée et Petitot ne les mentionna qu’en passant.

 

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[32] Lettre de Grandin à ses frères et sœurs, 19 juin 1856, Lac Attabaskaw, Archives Deschâtelets.
[33] E. Petitot, Autour du Grand Lac des Esclaves, Paris, Albert Savine, 1891, p. 50.
[34] E. Grouard, « Lettre de Grouard à Faraud, 8 mars 1868 », Missions de la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, n° 33, 1870, p. 35.
[35] E. Grouard, Souvenirs de mes Soixante ans d’Apostolat dans l’Athabaska-Mackenzie, op. cit., pp. 100-102.
[36] E. Petitot, « Lettre du R.P. Petitot au T.R.P. Supérieur Général, février 1873 », Missions de la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, n° 47, 1874, pp. 377-378.
[37] P. Déléage, « L’écriture attachée des Mi’kmaq, 1677-1912 », Acadiensis, Journal of the History of the Atlantic Region, n° 42-1, 2013, pp. 3-36.