Michel Le Nobletz précurseur
des « tableaux de mission »

- Yann Celton et François Trémolières
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Fig. 36. M. Le Nobletz, Déclaration C3, copie ancienne

Fig. 37. Le Cœur dévot du trône
royal de Jésus
, 1627

Déclaration de la 11e figure :
Ici, on vous représente un cœur enflammé en l’amour de Dieu, après qu’il a vaqué à contempler la loi de Dieu et la mort et passion de Notre Seigneur : Il est enflammé en amour du désir de porter sa croix.
Déclaration de la 12e figure : Ici, on vous représente un cœur parvenu au comble des vertus et des contentements spirituels. Je vous rapporterai ici l’ordre pour parvenir à cette perfection des vertus, rapporté par Cassian en telles paroles [53] : Accipe paucis ordinem ad summam perfectionem. Principium nostra salutis sapientiae quae secundum Scripturas timor Domini est. De timore Domini nascitur compunctio salutaris. De compunctione cordis procedit abrenuntiatio idest nuditas et contemptus omnium facultatum ; de nuditate humilitas procreatur.
De humilitate, mortificatio volutatis generatur. Mortificatione voluntatis extirpantur atque marcescunt vitia universa. Expulsione vitiorum virtutes fructificant atque succrescunt.
Pullulatione virtutum, puritas cordis acquiritur. Puritate cordis apostolicae charitatis perfectio acquiritur. Haec ille loco citato.

 

Puis est proposé un « Supplément du discours précédent » avec une liste en latin, peut-être des notes tirées de la lecture de Bonaventure. Dans le même cahier, la déclaration déjà citée de la troisième sous-série est suivie quant à elle d’un Appendix puis d’un Index également en latin, destinés semble-t-il à fournir des éléments d’amplification. Dans cet appendice, une « Déclaration de trois figures qui sont en la peinture du baptême à savoir : Triangle, quadrangle et octogone. » (fig. 36, voir fig. 21  pour la transcription au XIXe siècle). On constate, sur le détail correspondant de la carte (voir fig. 25), que l’octogone est minuscule : il s’agit d’un aide-mémoire, pour le seul commentateur. On remarque aussi, sur l’arbre en bas à droite, les lettres S B S (ou S B 8 ? L’appendice développe la notation Sunt 8 notando in baptismo solemni…), sans qu’aucune déclaration conservée ne les mentionne – renvoi à saint Bonaventure, suivant l’indication du « Supplément », Solemnes ceremonia Baptisma ex D. Bonav. ?

Seule cette « carte des cœurs », on l’a signalé, peut être mise en rapport avec la série « classique », pour reprendre la terminologie d’Anne Sauvy. Encore celle-ci n’a-t-elle que peu à voir avec la sous-série que nous venons d’étudier dans l’Exercice quotidien pour tout homme chrétien. Toutes deux comptent douze figures, mais la séquence n’est pas la même – pour la série gravée, dans l’ordre : le péché, l’attrition, la contrition, la pénitence, la ferveur, la tentation, la rechute, la mauvaise mort, l’enfer, la persévérance, la bonne mort, le paradis. Un vocabulaire allégorique que nous pourrions qualifier de standard y est mis en place dès la première image : le diable fourchu et, pour la représentation des péchés, le paon (l’orgueil), le bouc (la luxure), le porc (la gourmandise), etc., qui vont revenir ensuite ; l’attrition commence à les chasser, la contrition les met au dehors du cœur, ils l’environnent dans la tentation, ils le pénètrent dans la rechute, au lieu qu’ils sont maintenus dehors par la persévérance... L’emploi du cœur est systématique chez Le Nobletz (on a vu qu’il servait de principe unifiant aux trois sous-séries [54] ) alors qu’il ne l’est pas dans les gravures de Gallays (huit images sur douze [55]) mais ces dernières l’utilisent toujours comme une sorte de théâtre intérieur – là où Le Nobletz tend parfois à l’abstraction et mêle plusieurs registres, celui repris de Wierix / Binet étant dominant, avec huit images sur douze, alors qu’il est absent de la série classique – et, comme on l’a vu, l’associent à un visage – innovation qui semble apparue avec Jean Aumont, le « vigneron de Montmorency » étudié par Bremond [56], dans L’ouverture intérieure du Royaume de l’Agneau occis, en 1660 (suivi d’un Abrégé de l’agneau occis publié à Rennes en 1669) ; la source directe de Maunoir, dans son œuvre imprimée, est un peu plus tardive, c’est l’Oratoire du cœur du P. Le Gall, d’abord paru en italien (Rome, 1668), puis en français (Paris, 1670) : Le Gall est l’inspirateur de An Templ consacret d’ar passion Iésus-Christ (1671), publié par Maunoir en breton avec son approbation en français [57]. Nous n’avons pas examiné cet ouvrage en détail mais il est clair que l’iconographie [58] en est très différente de celle de Le Nobletz, comme de celle de Binet / Wierix.

Si l’on s’arrête au texte de ce dernier, par exemple pour la figure correspondant à la septième de la sous-série Le Nobletz (l’enfant à la lanterne,fig. 37), la tonalité est très différente des déclarations que nous avons citées :

 

Combien de fois le bon Jésus a voulu entrer dans votre cœur, y menant tous les anges du Paradis, et vous lui avez refusé l’entrée. Quelle saveur amoureuse, que Dieu, ce grand Dieu, daigne si soigneusement épier les moments d’entrer chez vous, les anges mêmes en sont étonnés. O cœur ingrat ! ô cœur déloyal ! à qui vous ouvrirez-vous donc, si ce n’est à ce doux Jésus, qui vous poursuit il y a si longtemps [59].

 

La gravure et son commentaire vont plus loin que la méditation qu’elles accompagnent : « L’amoureux Jésus heurte à la porte du cœur », qui correspond en fait davantage à l’image suivante (où l’on voit l’enfant Jésus, tourné vers le lecteur, manier un heurtoir à la porte du cœur, lourdement cloutée). Le Nobletz inverse la séquence de Binet, où la porte close se trouve après le Jésus à la lanterne (et avant le Jésus nettoyant le cœur de ses saletés) [60]. Surtout l’accent est plus doctrinal, moins dévotionnel. L’image sert de support non à la prière et la méditation, mais à l’enseignement. Cet enseignement n’a pas la finalité d’abord morale et pratique, frappant l’imagination par des moyens spectaculaires (A. Sauvy évoque « une pastorale de la peur [61] »), des tableaux de mission à l’échelle quasi industrielle que développeront après lui les jésuites. Le format des figures en fait pour l’essentiel un support de la mémoire du catéchète, et non un support d’oraison : la série Binet / Wierix est finalement mal adaptée à son réemploi par Le Nobletz, aussi fait-elle exception parmi les cartes conservées (où les « tables », de manière générale, sont moins nombreuses que les « itinéraires[62] »). Ce mécanisme d’aide-mémoire, bien connu pour la prédication [63], apparaît bien dans les « explications », en particulier par le jeu d’amplification que l’on peut observer lorsque l’on dispose, comme ici, de plusieurs déclarations. Il faut donc travailler désormais à rendre disponible ces sources, dont on espère avoir montré sur cet exemple tout l’intérêt [64].

 

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[53] Il s’agit d’un passage des Institutions cénobitiques de Jean Cassien (v. 420), IV, 43 : « Voici en peu de mots [comment s’élever] à la plus haute perfection [cit. complète : Audi ergo paucis ordinem, per quem scandere ad perfectionem summam sine ullo labore ac difficultate praevaleas]. Le principe de notre salut et de notre sagesse est selon l’Écriture la crainte du Seigneur [8 Prov 9, 10]. De la crainte du Seigneur naît une componction salutaire. De la componction du cœur procède le renoncement, c’est-à-dire la nudité et le mépris de toute richesse. La nudité engendre l’humilité. De l’humilité vient la mortification des volontés. Cette mortification déracine et fait dépérir tous les vices. Le rejet des vices permet aux vertus de pousser leurs fruits et de croître. Cette fécondité des vertus donne la pureté de cœur. » (Trad. Jean-Claude Guy [1965], rééd. Sources chrétiennes n°109, Paris, Cerf, 2001).
[54] Cet emploi unificateur pourrait faire transition de Binet / Wierix à la série « classique » et aux traités d’oraison cordiale : Alain Croix et Fañch Roudaut rapprochent la série classique non de la deuxième sous-série mais de la troisième, c’est-à-dire la représentation des péchés capitaux (op. cit. 75-79), cependant très différente.
[55] La mauvaise mort, l’enfer, la bonne mort, le paradis sont des tableaux ; le schéma est préservé dans les séries ultérieures, comme « Plouguerneau 2 » déjà mentionnée, à une variante près (voir supra note 7).
[56] Histoire littéraire du sentiment religieux t. VII, deuxième partie, chapitre 5. A. Sauvy (op. cit. p. 115) est sévère envers cette étude bremondienne de « l’oraison cordiale ».
[57] Nous suivons toujours A. Sauvy, op. cit. p. 127.
[58] A en juger par la reproduction donnée par A. Sauvy, ibid. p. 126. La bibliothèque diocésaine de Quimper a numérisé une édition tardive de l’Oratoire du cœur (Saint-Malo, 1736), accessible sur le site du diocèse de Quimper (consulté le 25 novembre 2018).
[59] Nous avons consulté Le Cœur dévot du trône royal de Jésus Pacifique Salomon, par le R. P. Estienne Luzvic, de la Compagnie de Jésus, auquel sont premises [sic] les saintes faveurs du petit Jésus au Cœur qu’il aime par le R. P. Binet de la même Compagnie, à Douai, chez Balthazar Bellère, 1627 ; ici p. 31, en vis-à-vis de la gravure – l’insistance sur les anges correspond à ce qui est représenté : un cœur dans les nuées avec deux anges à sa base, tournés vers lui.
[60] L’accompagnement de Binet (op. cit. p. 43) prépare la vision suivante : « Tandis que Jésus n’est pas dans mon cœur, hélas ! quels monstres, quelles ordures, quelles folles pensées le possèdent ! »
[61] Op. cit. p. 41. On sait ce que l’expression doit à Jean Delumeau (Le péché et la peur, Fayard, 1983).
[62] Typologie proposée par Fr. Trémolières, « L’enseignement par l’image de Michel Le Nobletz », dans Ralph Dekoninck, Agnès Guiderdoni-Bruslé, Marc Van Vaeck (dir.), Emblemata sacra. Rhétorique et herméneutique du discours sacré dans la littérature en images, Brepols, « Imago Figurata », 2007. Les « tables » sont les représentations en colonnes, avec des cases : trois seulement, le Pater, la carte des cœurs et la carte mêlée (elle aussi additionne des références venues de l’imprimé : Alciat, Piero Valeriano).
[63] Voir l’ouvrage classique de Fr. Yates, L’art de la mémoire (1966), Paris, Gallimard, 1975.
[64] Voir Fr. Trémolières, « Pour une édition de Michel Le Nobletz », in Dom Michel Le Nobletz, mystique et société en Bretagne au XVIIe siècle, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2018, p. 341-361.