Michel Le Nobletz précurseur
des « tableaux de mission »

- Yann Celton et François Trémolières
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Fig. 4. M. Le Nobletz, La Croix, XVIIe s.

Fig. 5. M. Le Nobletz, Le Miroir du Monde,
1636

Fig. 6. M. Le Nobletz, Babylone, 1632

De nombreuses pièces citées dans les biographies anciennes – tant celle de Verjus que le manuscrit attribué à Maunoir – ne nous sont pas connues, détruites ou disparues [13]. On sait que Maunoir a déposé les documents qu’il avait récupérés à la mort de Le Nobletz au collège des jésuites de Quimper. Lors de la suppression de la Compagnie en 1763, l’ensemble des archives est resté sur place, l’enseignement des jésuites étant alors repris par le clergé diocésain. A la Révolution, les archives des jésuites ont été versées aux nouvelles archives départementales (série D – collège de Quimper) mais ce fonds ne contient aucune trace des papiers du P. Maunoir ni de Le Nobletz. Ils ont donc sans doute été conservés par les jésuites (même si on n'en trouve aucune trace non plus dans les archives de la Compagnie), ou préservés par des familles. Le principal fonds conservé, et de loin, est actuellement celui des archives diocésaines de Quimper et Léon, tant pour les cartes (on n’en connaît aucun autre exemplaire) que pour les manuscrits, soit une soixantaine de petits cahiers, comprenant entre 10 et 12 folios et au format 20 x 15 cm, répartis en quatre séries (A Lettres et miracles, B Instructions spirituelles, C Déclarations des cartes, D Sermons, notes et traités divers) [14].

 

Présentation des cartes peintes

 

Le corpus conservé [15] comprend donc quatorze cartes, réalisées sur parchemin et mesurant pour la plupart approximativement 60 x 80 cm. Elles ne sont pas l’œuvre de dom Michel lui-même, mais commandées à des cartographes du Conquet. Trois d’entre elles portent la signature d’« Alain Lestobec, registrateur du port du Conquet [16] ». D’autres, non signées, auraient été exécutées par une certaine Françoise Troadec [17]. L’emploi de cartographes n’est pas ici anodin. Michel Le Nobletz, vivant au Conquet, connait bien cet univers et sait à qui s’adresser. Nous ignorons cependant quel était le processus de réalisation et par quelle carte il a commencé. Donnait-il le texte au dessinateur, qui réalisait la carte, ou faisait-il faire la carte par le cartographe, la déclaration venant plus tard ? Nous ne pouvons en l’état actuel des recherches que faire des hypothèses, comme sur les modes de transmission, de circulation et d’exposition. On sait que d’autres cartes géographiques ont existé (à preuve la carte Harboulin, connue par sa seule déclaration : il y est question de mer, de navires et de Maures). Mais la représentation spatiale d’affaires spirituelles emprunte encore d’autres voies, comme les gravures illustrant la littérature jésuite, ou celle de la Montée du Carmel du carme Jean de la Croix (1618), en donnent l’exemple. On sait aussi que les cartes pouvaient circuler en plusieurs exemplaires : deux témoins à Quimper, sur les quatorze conservées.

Le choix du parchemin plutôt que du papier et donc de l’imprimé s’explique par la solidité et la durabilité du matériau, qui servait à réaliser les portulans. Les cartes sont pourtant loin d’avoir été toutes conservées : d’après les sources écrites, on aboutirait selon le chanoine Renaud à « un total d’environ 70 cartes, mais ce n’est qu’un chiffre approximatif et il se peut qu’elles aient été beaucoup plus nombreuses [18] », plus près sans doute de la centaine. De nombreuses traces subsistent en effet dans les diverses déclarations de cartes aujourd’hui perdues : elles avaient pour nom carte de Saint-Jean, des cinq portes, le château de la Vérité, le chevalier chrétien, carte des cinq portiques de Salomon, etc. Il faut signaler d’emblée que les déclarations que nous avons ne correspondent pas nécessairement aux cartes connues, et inversement. On se propose ici de donner rapidement une description des quatorze cartes conservées, en les classant en trois catégories : cartes de cheminement, cartes symboliques, cartes géographiques. On reviendra ensuite à la question du lien aux tableaux de mission en étudiant l’iconographie de la carte qui en est le plus proche, celle dite de l’exercice quotidien pour tout homme chrétien.

 

Les cartes de cheminement

 

Dans ces cartes, on observe une constante : un personnage déambule sur des chemins menant à l’Enfer ou au Paradis. De nombreux symboles sont autant de prétexte à des leçons de doctrine.

 

La Croix (H. 0,87 m ; L. 0,62 m) (fig. 4)

La croix symbolise ici l’Église. Trois chemins partent de sa base (où se trouvent les fonts baptismaux) : deux sur les côtés et un plus étroit au centre. Les deux routes les plus larges mènent à l’enfer : de manière évidente pour celle de droite, un diable ouvrant la voie, plus haut un personnage vêtu de vert – il s’agit de la première représentation connue d’un huguenot en Bretagne, tenant la Bible entre les mains (alors que l’Église catholique en interdisait la lecture directe à ses fidèles). La voie empruntée à gauche est plus subtile : le pèlerin donne l’aumône au pauvre, à l’hôpital, à la chapelle ; mais il se retrouve en enfer, car est condamnée ici l’apparence des choses dénuée de foi profonde. Seul le chemin central, le plus étroit, mène au paradis : c’est celui de la fidélité à l’Église et à la parole du prêtre en chaire. Cette carte est en effet contemporaine de l’installation des chaires à prêcher dans les églises.

 

Miroir du monde ou Imago mundi (H. 0,755 m ; L. 0,60 m) (fig. 5)
Signature, date : ALLAIN LESTBEC [sic] F 1636.

Il s’agit d’une carte de cheminement comme la carte de la Croix, signée par Alain Lestobec, précieux témoignage sur les costumes de basse-Bretagne au XVIIe siècle. Dans le registre inférieur, figure le monde des étudiants et de l’apprentissage, la jeunesse. On y accède par deux portes, celle du riche à droite et celle du pauvre à gauche. La porte de droite montre les mondains du temps. Au centre, un attelage de mariés est conduit par le diable lui-même qui mène la danse. L'espace ouvert par la porte du pauvre montre quant à lui différentes scènes de la vie quotidienne, le jardinage, un repas festif où le vin coule à flot. Un personnage passe entre les deux mondes, rappelant que rien n’est jamais écrit. Le sommet de la carte illustre la fin de la vie terrestre en donnant à voir Enfer, Purgatoire et Paradis.

 

Babylone (H. 0,87 m ; L. 0,59 m) (fig. 6)
Signature, date : A Lestobec : fecit : lan : 1632.

La carte foisonne de détails iconographiques, parfois difficiles à distinguer. Le cercle central est occupé par la tour de Babel, Sodome et Gomorrhe, symboles de tous les péchés. Dans le cercle intermédiaire est présentée la vie terrestre, avec la représentation de la bonne paroisse (l’Esprit souffle sur l’église, le prêtre marie et catéchise, le tout enserré par la vigne du Seigneur). Face à cela, les différents péchés du quotidien sont clairement représentés : luxure, ivrognerie, violences... Le cercle suivant représente les « ténèbres d’Égypte », des nuées symbolisant l’ignorance. Le cercle suivant est vide, il marque la frontière entre la vie du monde et la vie chrétienne. A l’extérieur figure le monde idéal d’après dom Michel Le Nobletz : la partie inférieure montre le monde idéal dans la Bible, la moitié supérieure donne à voir la vie idéale sur terre, où figurent de nombreux couvents et institutions. Deux personnages franchissent le deuxième cercle : comme dans la carte précédente, le motif veut indiquer que rien n’est jamais écrit d’avance, invitant le fidèle à se réformer.

 

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[13] Voir l’état des sources établi par Renaud, op. cit., p. 377-416. Les biographies anciennes mentionnent ainsi un Journal de Le Nobletz, mais aussi des instructions et des lettres, dont on a aujourd’hui plus trace.
[14] Documents numérisés et mis en ligne sur le site du diocèse de Quimper (consulté le 25 novembre 2018). La bibliothèque numérique du diocèse de Quimper et Léon, ouverte en septembre 2015, propose de nombreux documents concernant l’histoire religieuse du Finistère. On y trouvera également l’essentiel des biographies sur Michel Le Nobletz et de son successeur Julien Maunoir. Pour une présentation complète, voir Y. Celton, « Les fonds conservés : manuscrits et cartes peintes » in Dom Michel Le Nobletz, mystique et société en Bretagne au XVIIe siècle, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2018, p. 109-120.
[15] La totalité des cartes et documents complémentaires est présentée dans Y. Celton (dir.), Taolennoù Michel Le Nobletz, Châteaulin, Locus Solus, 2018. La présentation ci-après reprend largement les légendes de cet ouvrage.
[16] Le registrateur est l’homme qui tient les registres. Lestobec fait parfois figurer cette qualification professionnelle après sa signature.
[17] Voir A. Croix, « Les cartes de Michel Le Nobletz », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. CXVI, 1987, p. 233 : « Françoise Troadec, peintre, dessinatrice et cartographe, également du Conquet, a peut-être réalisé (ou inspiré techniquement) Les Conseils, les Quatre Monarchies et les Cinq Talents. » Le nom de Troadec n’apparaît pas dans les écrits conservés à l’évêché de Quimper.
[18] Op. cit. p. 381.