Michel Le Nobletz précurseur
des « tableaux de mission »
- Yann Celton et François Trémolières
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Sa méthode n’est pas pour autant celle d’un homme isolé : au contraire, il forme et fait école à petite échelle, dans le cadre paroissial, transmet son savoir à des laïcs, ce qui est très nouveau pour l’époque [28] ; plus encore, il confie la tâche d’enseignement à plusieurs femmes de Douarnenez, trois honnêtes femmes « qui excitent nullement ad libidem ». Ce sont elles qui, principalement, font faire la leçon et pourraient développer cet apprentissage sur une plus grande aire géographique et après la mort de dom Michel. Ce type d’innovation ne va pas sans poser problème. Une plainte est déposée auprès de Messire de Kergnelen, grand vicaire et official de Cornouaille, en 1625 ; cela fait sept ans que dom Michel est installé à Douarnenez. Cette plainte l’incite à se défendre et nous offre aujourd’hui une lettre précieuse sur la méthode d’enseignement, tel qu’il l’entend.
« A Monsieur et R. P. en Dieu Monsieur l'Official de Cornouaille Salut en Dieu.
« Mon Reverand Pere en Dieu – Après vous avoir donné le salut en Jesus-Christ je vous prieroy d'avoir pour agreable la lecture de la presente pour aultant que pourriez avoir trouvé estrange que j'aye faict à quelques femmes expliquer les cartes peintes en la petite chapelle de Douarnenès à l'après-dinée et mesme permis de conferer à-part hors la chapelle en .divers endroicts selon leur commoditté. Je le faict avec ces considerations, lesquelles me semblent pertinentes.
« Premièrement. Les trois honnestes femmes ausquelles specialement je donnais ceste licence ne sont pas de personnes qui excitent nullement ad libidinem, soit en paroles, habits, langage, et mesme ne font point estat de la gloire mondaine, ains de simplicité et pauvretté selon la condition de gens de basse qualitté. Mesme mon esprit ne me porte point à hanter tant souvent le sexe feminin lequel monstre par apparence chercher la gloire mondaine.
« Secondement. Je ne pensais pas faire contre aucune loy pour avoir permis ce que dessus ne pour les interroger sur la doctrine chrétienne en la petite chapelle sus nommée. Parce que les hommes ne veulent pas parler, ou n'estoient pas propres pour respondre pertinement […]
« Je vous supplie donc d’avoir égard à cette épichie [29]
: car ne pouvant connaître ni juger que ce fut contre la loi de l’évangile manifestement, je considère qu’il valait mieux interpréter ce passage : Mulieri in ecclesiâ docere non permitto, en la faveur du peuple qui avait grande nécessité de doctrine ; et aussi par ce que j’avais faute de personnes propres à ce fait. Joint que la loi de droit Canon porte : Odia perstringi favores convenit ampliari. C’est tout ce que je pouvais faire ne trouvant personne qui m’eut baillé meilleur conseil, après avoir conféré avec les plus capables. Quant à la conférence qu’elles ont fait hors la terre Sainte, en leurs courtils, jardins, et autres places publiques : ça est pour remédier à un tumulte populaire et à une discorde civile, par ce que lorsqu’elles se trouvaient en chambre fermée, pour conférer par ensemble et s’instruire mutuellement. Plusieurs qui ne pouvaient entrer murmuraient et concevaient inimitié non pareille, disant qu’on portait plus de faveur aux uns qu’aux autres, et que la doctrine devait être commune, et aussi plusieurs de ceux qui demeuraient hors contribuaient aux frais et coopéraient selon leur possible pour faire manifester la doctrine, tellement que c’eut été un grand empêchement à l’avancement des habitants de leur refuser ce lieu. Pour cette cause, je trouve expédient de permettre quelque légère apparence de confusion pour empêcher un plus grand mal : car toute nouveauté est cherchée avec avidité.
De plus, je pense que pour répondre sur les dites cartes, devant plusieurs en public, s’il y a un prêtre qui a pouvoir de catéchiser, lequel les interroge, qu’il n’y a point de mal par faute d’autres, lorsqu’il y a nécessité, plutôt que de laisser la doctrine chrétienne sans être familièrement déclarée. Ce point est plus amplement déclaré en un cahier à part. Touchant leurs conférences particulières elles sont permises suivant la doctrine de St. Thom. 2. 2,quaest CLXXVII de gratiâ sermonis, où il dit : Quod privatim ad unum vel paucos familiariter colloquendo gratia sermonis eis competit. Car, quant à la doctrine déclarée aux dites cartes, elle appartient aux bonnes mœurs, sans parler des matières spéculatives ni curieuses touchant la foi ou la résolution des cas de conscience, comme elles ont fait constater Monseigneur de Cornouaille : et par devant plusieurs autres doctes gens de son évêché. Pour faire fin nous apprenons en notre théologie qu’aux actions morales : Ubi non constat de veritate a parterei, vivendum est secundum veritatem praesumptam, et par ainsi j’ai été contraint de me comporter en tel affaire suivant cette règle, en attendant trouver une meilleure direction : confessant toutes fois être incapable et indigne de telle charge et partant, je prie tous ceux qui liront la présente de faire prières à Dieu afin qu’il supplée à mes défauts et qu’il me pardonne mes offenses tant par ma malice que par mon imprudence et inadvertance commises : promettant de soumettre à la censure de l’Église Romaine tout ce que j’ai dit, fait et écrit jusques à présent et tout ce que je ferai à l’avenir, demeurant en attendant mon R. P. en Dieu, votre très indigne et obéissant fils et serviteur.
Michel Nobletz prêtre [30].
Utilisation des femmes pour la leçon, en toutes sortes de lieux pour éviter d’engendrer une caste d’initiés : la méthode convainc l’official qui renonce à ses poursuites. Peut-être est-ce cette mésaventure qui incite Michel Le Nobletz à mettre par écrit le mode d’utilisation de ses cartes. Il rédige ainsi des documents pratiques, comme L’ordre qu’on doit observer en montrant les cahiers aux particuliers, soit dedans la maison ou dehors [31]. Il s’agit du mode d’emploi des documents, un véritable règlement en plusieurs articles, rédigé en 1631.
Article I.
Communément il ne faut montrer que les cartes plus familières à ceux qui ne font qu’une passade.
Article 2.
Aux hommes mâles qui ne sont pas ecclésiastiques, rien que les cartes par ce que vous auriez trop d’affaires.
Article 3.
Aux filles dévotes qui viennent expressément demeurer un mois ou plus, on montrera les cahiers selon que jugerez expédient suivant leur esprit et vocation et persévérance. Mais non pas montrer le gros, ainsi un à un afin qu’elles ne sachent votre secret et tout par tel ordre.
Article 4.
Après le cahier des cartes, il faut montrer le paquet qui est chez J. Cor marqué de cette lettre B. et puis le paquet qui est chez M. D., marqué de cette lettre D.
Article 5.
J’ai quelques amis auxquels vous montrerez ce qu’ils voudront voir peu à peu, à mesure qu’ils auront temps pour le lire, si vous les voyez affectionnés à la vertu lesquels vous connaissez bien.
Article 6.
Si se présente quelque prêtre, simple dévot et humble, qui désire de voir les cahiers, spécialement s’il fait sa demeure hors la paroisse, je ne sais si ferez bien de les lui montrer par ce qu’il les publierait, ou les demanderait en prêt donc vous ouvririez la porte à beaucoup de fâcherie, et seriez en danger de les perdre.
Si les cachiez aussi, ils demeureront inutiles si vos enfants n’étudient : c’est pourquoi il faudra prendre garde de ne montrer jamais aucun paquet par ordre selon la capacité, disposition et vertu des personnes, commençant par l’ordre montré en l’article quatrième ne laissant aucun cahier que pour 24 heures.
Article 7.
Les instructions du mépris du monde seront montrées aux filles qui font profession du mépris du monde, après qu’aurez connu leur vertu et esprit, à plus forte raison les autres cahiers pour deux jours chacun cahier en leur chambre secrète.
Article 8.
Une de vous autres venant à mourir, vous mettrez les cahiers entre les mains de quelqu’une de vous autres ; prenant garde de ne les prêter que à deux nommées de celles que j’ai député qui sont les honnêtes veuves.
Quand ceux qui garderont quelques livres ou cahiers seront persécutés, par l’importunité des personnes de qualité à leur prêter, ils les rendront au couvent des Capucins pour garder, ou les rendront chez mes neveux la part ou ils voudront. Ainsi signé ce seizième jour d’Août an mil six cent trente un.
Michel Le Nobletz.
Prêtre.
Les cartes ne sont donc que la première partie de la leçon. Le règlement de Michel Le Nobletz montre que les déclarations elles-mêmes peuvent être étudiées par les élèves. Certaines donnent des références, comme une invitation à aller plus loin [32] : Bellarmin, le jésuite Jean Gontery, Mme Acarie, Jean-Pierre Camus pour les contemporains. La méthode est nouvelle, et finalement encore fragile. A en croire l’article 6, Michel Le Nobletz semble se méfier de ses pairs. La transmission en cas de décès d’un enseignant est prévue par l’article 8 ; ce règlement prend allure de testament.