Cinéfiction.
La performativité cinématographique
de la littérature narrative
- Sylvano Santini
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Cette comparaison entre deux images (le défilé de nuages et le cortège des fourmis) doit être comprise comme une troisième image. Cette dernière qui résulte d’un processus imageant est une image diagrammatique au sens où les deux premières images, le défilé et le cortège, correspondent point par point à des échelles différentes. Cette image est donc suggérée implicitement par l’auteure qui incite le lecteur à mettre en relation une impression passée (le narrateur lui demande de se souvenir du passage où il décrivait le cortège des fourmis) et une autre au présent (le défilé des nuages). Ce processus imageant est un performatif implicite au sens où le discours amène tacitement le lecteur à actualiser le lien entre deux images. On pourrait avoir certains doutes encore sur la dimension implicite de l’acte, puisque la comparaison est minimalement exprimée (« offre la même image »). C’est pourquoi on doit aller plus loin dans l’analyse en considérant que la véritable image diagrammatique dans cette scène, c’est celle qui reproduit le schéma d’un montage d’images comme on en connaît au cinéma et que le performatif implicite invite le lecteur à rendre manifeste.
Il faut reprendre l’analyse. Le cortège des fourmis et le défilé sont deux images, l’une qui renvoie à la terre et l’autre au ciel pourrait-on dire. La relation entre les deux images équivaut à la relation dynamique et tensionnelle entre le ciel et la terre, entre le bas et le haut. Ce montage d’images n’est pas rare au cinéma. On peut penser aux superbes plans éloignés de Badlands de Terrence Malick qui départage, en une ligne parfaitement médiane, les plaines désertiques du Montana et le ciel bleu qui les recouvre ; ou encore à certains enchaînements d’images entre les bottes poussiéreuses et sales en gros plan et le vaste ciel bleu qui s’étend au-delà des montagnes dans certains films westerniens. Le cinéma nous a habitués à expérimenter le montage d’images qui réunit le ciel et la terre à la manière d’une tension qui se relâche dans un effet de récit. Cet enchaînement entre ces deux images en prépare une troisième, celle de l’événement qui a lieu entre le cortège des fourmis et le défilé des nuages, soit l’image du cowboy « s’éveillant d’un coup à lui-même ». Entre le temps céleste des nuages que l’on commence à distinguer à l’aube et la durée infinitésimale du train des fourmis, entre le ciel qui ne se soucie guère du cowboy et les hexapodes qui ne remarquent guère sa présence puisqu’il est endormi, se loge le premier véritable événement du récit qui nous introduit dans un espace-temps humain.
La relation entre non plus deux, mais trois images est exactement ce que j’entends ici par image diagrammatique. Et cette image est performative au sens où elle exige implicitement au lecteur de reproduire point par point ce montage d’images en fouillant dans ses compétences cinématographiques. Voilà bien ce que l’on peut tirer de mieux ici du deuxième type d’icône chez Peirce, le diagramme, et de ce que Spinoza entendait par images de choses : des impressions de tracés, des enchaînements d’impressions, et non des images claires et distinctes, une comme une photographie.
Le cowboy est bien éveillé maintenant et il se rend chez ses amis pour dîner. Pour se faire, il doit traverser le village en saluant au passage les habitants sur le seuil de leur demeure. La scène est décrite très longuement à la manière d’un travelling sans que ce soit dit explicitement. L’auteure n’utilise pas en effet le terme « travelling », bien qu’on en reconnaisse la formule dans « la continuité matérielle des espaces ». Nous l’accompagnerons d’ailleurs dans cette traversée, comme si elle désirait finalement que le lecteur adopte le point de vue d’une caméra, ce que François Jost a appelé ailleurs « l’ocularisation ou l’œil-caméra » [32] :
Cette promenade matutinale, dont la raison d’être tient essentiellement à la continuité matérielle des espaces, dont dans le monde réel on ne peut faire fi, vous sera aussi occasion de rencontrer quelques-uns des habitants à présent levés et que vous pourrez tantôt croiser franchement ou saluer sur leur seuil, tantôt apercevoir dans leur intérieur où ils vaquent, n’ayant pas tiré de rideau, non, laissant plutôt entrer la lumière naturelle qui éclabousse les pièces sombres en de courtes vagues photoniques bienvenues (W, 32, je souligne).
La description de cette promenade, au cours de laquelle l’auteure s’introduit avec le lecteur dans l’espace diégétique [33], sera l’occasion d’occuper le point de vue du personnage, de bouger avec lui, comme s’il s’agissait d’une caméra subjective qui traverse le village en un seul plan-séquence sur un écran de cinéma. Cet effet relève évidemment le niveau de tension et d’affection de la scène, mais il a un autre but à mon sens. Il renvoie à la géométrie du plan-séquence (relation ininterrompue entre des images qui forme un seul ensemble dynamique) : c’est une seule et même image qui « ne cesse de varier à l’intérieur d’elle-même » [34].
Voici une autre scène de Western qui nous amène à penser l’enchaînement d’images dans un plan-séquence :
La lumière qui provient de la fenêtre arrière du saloon asperge leur chemise, éclabousse leur visage, lui sur une joue dont la sudation la réfléchit à merveille, se répercute bien sur le coton propre d’une épaule, d’une jambe qui essaye un ciseau jeté dans l’arène, sur l’émail d’une dent, toc, dans le blanc d’un œil, giclant mieux encore sur un bouton argenté, l’agrafe d’une salopette, et puis s’opacifie, amortie par la terre dont peu à peu ils se couvrent, eux qui se roulent au sol, se relèvent tant bien que mal, rechutent, bientôt deux créatures chtoniennes, faites d’une seule et même glaise sombre à laquelle ils ne cessent de retourner (W, 69).
L’image diagrammatique dans cette scène est suggérée par l’apparition successive d’objets qui reflètent la lumière. Cette image reproduit le parcours d’un regard qui suit parfaitement le flux lumineux depuis sa source. A la lutte entre les deux pugilistes, à leurs corps meurtris et en sueur, se superpose un théâtre qui met en scène la continuité de la lumière qui enchaîne tous les objets et les êtres en un seul flux ininterrompu. La lumière ne cesse de varier sur elle-même, du haut vers le bas, de la fenêtre lumineuse du saloon à la terre qui en absorbe les derniers reflets. Et le regard qui se déplace en suivant ce flux rappelle, dans son tracé, des mouvements de caméra qui captent une scène en plan-séquence : un léger panoramique vertical qui part du jaillissement de la lumière de la fenêtre du saloon jusqu’au sol, « glaise sombre », qui l’absorbe en passant par la représentation d’objets à différentes échelles de plans.
Le récit n’explicite pas ces effets, il n’en dit rien. Il semble avoir été construit néanmoins pour amener le lecteur à recomposer mentalement le diagramme de la scène en renvoyant l’enchaînement des impressions verbales à des impressions d’images typiques du plan-séquence au cinéma [35]. Et ce renvoi ne doit pas être conçu comme un discours métaphorique, mais performatif puisqu’il ne constate rien, mais force le lecteur à agir sur lui-même. Les derniers passages que j’ai analysés de Western illustrent très bien à mon sens la performativité implicite qui, en s’ajoutant à celle explicite du pacte cinématographique, forme le concept de « cinéfiction ». Ce dernier repose donc sur cette double performativité cinématographique de la littérature narrative, et c’est pourquoi il propose une rencontre entre le cinéma et la littérature autrement que sur le mode anecdotique. Il indique un rapport dynamique qui marie les deux arts – comme manières d’être et non substances – dans l’acte de discernement du lecteur. J’aimerais en pour conclure en justifier très brièvement le nom.
Le terme « cinéfiction » en tant que pacte cinématographique, donc pacte communicationnel avec le lecteur, trouve un sens en le rapprochant du terme « autofiction ». L’autofiction se définit comme un récit dont l’auteur amène le lecteur à reconnaître qu’il représente sa vie tout en ne la représentant pas tout à fait, c’est-à-dire en s’autorisant l’introduction d’éléments fictionnels. L’autofiction est un pacte communicationnel qui repose sur une relation ambiguë de la vérité et de la fiction, bref, il s’agit d’un détournement fictif de l’autobiographie. De même, la cinéfiction repose aussi sur une relation ambiguë, un détournement, en faisant du cinéma tout en n’en faisant pas. Enfin, le nom « cinéfiction » trouve un autre sens dans l’image diagrammatique qui, en somme, est un acte de fiction cinétique, un parcours, un tracé entre des images. J’avoue tout simplement alors que je ne conçois guère d’autre nom qui conviendrait mieux que « cinéfiction » pour désigner un tel acte.
[32] Dans L’Œil-caméra, François Jost différencie la « focalisation » (point de vue déterminé par le « savoir » d’un personnage) et l’« ocularisation » (point déterminé par le « voir » d’un personnage ou non) pour figurer les différences de l’instance de l’énonciation entre la littérature et le cinéma sur le plan narratif. Jost s’efforce alors de caractériser différents types d’ocularisation au cinéma (ocularisation interne primaire et secondaire qui participent à la diégèse à l’ocularisation zéro en deçà de tout récit). Il envisage même la possibilité d’une « ocularisation spectatorielle » pour indiquer ces moments où le point de vue ne correspond à aucun personnage dans le film bien qu’il offre au spectateur un « savoir supplémentaire » pour comprendre le récit : c’est un autre nom pour « le regard de la caméra » (Fr. Jost, L’Œil-caméra : entre film et roman, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1987, pp. 24-25). Si je m’inspirais de Fr. Jost, je caractériserais les premières pages du roman Western d’« ocularisation auctorielle », au sens où l’œil qui regarde le monde fictionnel est complètement assumé par l’auteur qui fournit au lecteur un « savoir supplémentaire » non pas sur le monde du récit, mais sur sa propre conduite visuelle qui se prolongera dans les longues et nombreuses descriptions du roman.
[33] On y reconnaît aisément la figure de la métalepse de l’auteure et du lecteur.
[34] En les opposant aux effets du montage, les impressions que laisse la géométrie du plan-séquence au cinéma ont été très bien définies dans un petit ouvrage de Jacques Rancière sur Béla Tarr. « Béla Tarr y insiste : si le montage, comme activité séparée, a si peu d’importance dans ses films, c’est qu’il a lieu au sein de la séquence qui ne cesse de varier à l’intérieur d’elle-même : en une seule prise, la caméra passe d’un gros-plan sur un poêle ou un ventilateur à la complexité des interactions dont une salle de bistrot est le théâtre ; elle remonte d’une main vers un visage avant de le quitter pour élargir le cadre ou pour faire le tour d’autres visages ; elle passe par des zones d’obscurité avant de venir éclairer d’autres corps saisis maintenant à une autre échelle. Elle établit une infinité de variations infimes entre mouvement et immobilité : travelling qui avancent très lentement vers un visage ou arrêts d’abord inaperçus du mouvement » (J. Rancière, Béla Tarr, Le Temps d’après, Paris, Capprici, 2011, p. 73).
[35] Il y a plusieurs scènes dans le roman Western qui reproduisent le tracé d’un plan-séquence. Ce qui me fait dire qu’elles ont pour rôle d’instaurer, dans le récit, l’espace-temps westernien, s’il est vrai, comme le propose Bernard Dort, que « […] [la] primauté du travelling et du panoramique correspond profondément à la continuité et à l’immanence de l’ordre westernien » (B. Dort, « La nostalgie de l’épopée », Le Western, Paris, Gallimard, 1993 [1966], p. 58).