Cinéfiction.
La performativité cinématographique
de la littérature narrative
- Sylvano Santini
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Le « métacinéma » de Deleuze concrétise bien, à mon avis, la formule pré-cinématographique de la perception cinétique de l’homme. Le critique et théoricien du cinéma Siegfried Kracauer, ami de Walter Benjamin, s’accommoderait sans doute de ce métacinéma dans son ouvrage au titre inspirant L’Histoire. Des avant-dernières choses. Théoricien de l’histoire et du cinéma, Kracauer n’hésite pas à illustrer le travail de l’historien, c’est-à-dire l’écriture de l’histoire, en le comparant à un montage cinématographique : certains font l’histoire en gros-plan sur des détails en les agençant sous la forme d’un plan-séquence ; d’autres, à l’inverse, voient le passé en plans éloignés qu’ils montent de manière saccadée. Si j’insiste sur le métacinéma des écritures historiennes de Kracauer, c’est parce qu’il en trouve le meilleur exemple non pas parmi les historiographes ni les cinéastes, mais les écrivains. Proust est, pour lui, la référence incontestée pour définir le regard que l’on porte sur le passé à la manière du cinéma parce qu’il saisi mieux que quiconque la perception fondamentalement cinétique de l’homme qui provoque des effets de brouillage et de superposition, des effets de fondu ou d’enchaînement. Qui ne connaît pas d’ailleurs cette citation au tout début d’A la recherche du temps perdu :
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient que quelques secondes ; souvent, ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope [4].
Cette description des « évocations tournoyantes » de Proust permet de comprendre ce qui incite Kracauer à étoffer des suggestions de l’auteur de La Recherche sa propre conception cinématographique de l’histoire. On le remarque très particulièrement lorsqu’il compare les effets de superposition dans le temps aux lois de la perspective. Pour l’auteur Des avant-dernières choses, l’historien perçoit l’accumulation des strates du passé comme le kinétoscope fait voir les positions successives d’un cheval. Cependant, s’il se contente de regarder la figure mouvante de l’histoire comme sur un écran, il n’arrive pas à en retenir les détails. Voilà pourquoi il doit pénétrer la course du temps afin d’entrevoir, derrière l’enchaînement implacable des grands événements de l’histoire, les petites situations, poses ou positions mineures, qu’il ne verrait pas autrement. L’historien doit se mouvoir à sa guise dans les couches superposées du temps à la recherche des micro-événements qui lui font signe au-delà de la chronologie, comme un œil scruterait chaque photogramme en ne considérant pas leur succession sur la pellicule. Ce n’est pas un défaut de sa perception, mais un fait de l’univers historique conditionné par la loi de la perspective qui découle somme toute de l’ordre chronologique des événements. Pour illustrer ce fait, Kracauer se sert d’un autre passage de La Recherche dans lequel Marcel voit au loin deux ou trois clochers, selon sa position, qu’il imagine comme les trois jeunes filles d’une légende [5]. Sa perception obéit d’abord à la loi qui dirige la lumière des choses, bien qu’elle se poursuive au-delà dans un univers de légende peuplé de fantômes qui apparaissent et disparaissent par intermittences.
Contemporain de l’avènement du cinématographe, Proust ne représente pas l’écrivain qui convient le mieux à la période pré-cinématographique. Il faut remonter un peu dans le temps, pas bien loin, suffisamment tout de même pour en témoigner avec justesse. Emile Zola semble mieux placé que Proust, lui qui déjà avait anticipé, pourrait-on dire, le téléviseur dans sa « Théorie des Ecrans » que l’on retrouve dans sa correspondance : « Toute œuvre d’art est comme une fenêtre ouverte sur la création » [6].
La reproduction de la réalité varie selon l’appareil qui la médiatise. Zola a déjà une intuition très forte des modifications apportées à la représentation par la qualité du média ou par les manipulations qu’il autorise [7]. Stendhal, lui, songeait au média le plus simple qui soit pour métaphoriser la représentation de la réalité dans le roman :
Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former [8].
La morale de l’histoire est simple en ce qui nous concerne : Stendhal affirme que le miroir reproduit si bien la réalité qu’on pourrait les confondre. Il n’est pas encore l’écran déformant de Zola. Si on lit bien le passage, on remarque toutefois que le roman reflète la réalité selon la double capacité du miroir qui est de faire voir les choses en mouvement et de communiquer simultanément son propre mouvement. Stendhal anticipe implicitement cet effet déformant du miroir en imaginant deux mouvements qui s’assimilent à des déplacements de caméra : le travelling (« un miroir qui se promène sur une grande route ») et le panoramique vertical (« Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route »). Sous la surface plane du miroir qui reflète les choses, on peut imaginer alors une profondeur subjective, une focalisation interne. C’est bien ce qui explique qu’on puisse l’accuser d’immoralité. Stendhal s’en défend cependant puisque, à la manière du métacinéma deleuzien, la lumière vient entièrement des choses et non de l’appareil. Il n’envisage pas encore l’autre côté du miroir pourrait-on dire, son opacité qui découpe la lumière en cadrant le reflet des choses. Tout cela reste en puissance dans l’extrait. Stendhal ignorait semble-t-il que le montage des images pouvait être immoral.
[4] M. Proust, Du Côté de chez Swann, Paris, Grasset, 1913, p. 7. Cette citation est si connue par ailleurs qu’elle sert à illustrer l’entrée « kinétoscope » du portail lexical du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales du CNRS. (page consultée le 23 juillet 2014). On la retrouve aussi dans l’ouvrage de Jean Cléder, Entre littérature et cinéma, Op. cit., p. 23.
[5] S. Kracauer, L’Histoire-Des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2006 [1969], p. 189.
[6] E. Zola, « Lettre à Antony Valabrègue », Correspondance, tome I, Montréal et Paris, Presses de l’université de Montréal et Editions CNRS, 1985, p. 375. Cet écran toutefois ne double pas parfaitement la réalité : « j’affirme qu’il doit avoir en lui des propriétés particulières qui déforment les images, et qui, par conséquent, font de ces images des œuvres d’art » (Ibid., p. 380). Ces dernières citations de Zola proviennent de l’ouvrage d’Anna Gural-Migdal, L’Ecrit-Ecran des Rougon-Macquart. Conceptions iconiques et filmiques du roman chez Zola, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, p. 61.
[7] Gural-Migdal perçoit même, dans Le Ventre de Paris, des effets comparables à la plongée, au travelling et au panoramique (Ibid., p. 50).
[8] Stendhal, Le Rouge et le Noir, Livre second, chapitre XIX, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 414. Toutes les citations qui précédent, celles des écrivains du XIXe siècle sont non seulement très connus et reviennent encore dans des ouvrages très récents sur les liens entre littérature et cinéma. Voir Jean Cléder, Entre littérature et cinéma, Op. cit. ou Anne Gural-Migdal, L’Ecrit-Ecran des Rougon-Macquart, Op. cit.