Cinéfiction.
La performativité cinématographique
de la littérature narrative
- Sylvano Santini
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Le rythme lent de Chr. Montalbetti m’apparaît propice à l’acte de naissance : il y a un quelque chose qui n’en finit jamais d’arriver. La première scène qui décrit, en temps réel dirait-on, l’éveil tranquille d’un cowboy sous un auvent et la progression lente de la lumière naissante à l’aube dure plus de 28 pages. Voilà bien un des rares exemples où le temps du récit semble quasi-synchrone avec le temps de l’histoire, il est même plus long, à la limite :
Appelons-le comme on voudra, ce trentenaire à la chemise carrelée qui se berce sous l’auvent, selon un dispositif tout ce qu’il y a de plus bricolé ma foi, un balancement de fortune, rien du rocking-chair déployant harmonieusement sa courbure en une lente oscillation, dans une présentation ergonomique qui facilite la rêverie, mais une situation d’expédient, l’usage un peu forcé d’une chaise sénescente, dont les entailles et macules content les passés peu soignés (voyez ces coches, ces tiquetures, ces estafilades aux barreaux, ces scarifications au dossier), d’un modèle rustique (considérez les bâtons épais, l’éventail lourdaud des fuseaux qui divergent), et donc il outrepasse oh légèrement l’emploi, ayant calé les pieds arrière de ladite dans une rainure du plancher tandis que les pieds avant, comme les deux crocs uniques d’une mâchoire raréfiée, si vous voulez, viennent irrégulièrement mordre le sol dans un mouvement dental [25].
Le rythme lent du récit qui empêche le lecteur de se laisser ravir par les événements racontés lui donne le temps de reconnaître les effets que l’auteure entend produire sur sa conduite de lecture. En fait, on pourrait se demander si elle n’aurait pas voulu justement ralentir l’histoire pour disposer le lecteur à percevoir les effets de son discours. Il n’y a aucun doute cependant qu’elle veut les lui faire comprendre tellement elle les souligne avec évidence.
Si l’on excepte cette botte, et le mouvement de bascule dont nous avons essayé de rendre compte, du mieux que nous avons pu, les événements, sans ce matin engourdi qui tarde à paraître, ne sont pas légion, et pour l’heure, il m’est difficile de vous en dire beaucoup plus, sauf à m’approcher de la poutrelle sur laquelle se profile la botte, et de remarquer que tiens, alors qu’on croyait avoir dénombré exhaustivement tout ce qui dans cette scène relevait du vivant, il y a là, regardez-moi ça, une cohorte d’hexapodes (…) Adoptons un instant leur point de vue (ceux que la vie des animaux n’intéresse pas peuvent se rendre directement et sans dommage à la page 19) (W, 12. Je souligne).
On retrouve, dans cette dernière citation, les deux dimensions performatives que j’aimerais développer à partir de la théorie des actes de langage : le performatif explicite que j’appellerai un « pacte cinématographique » avec le lecteur puisque ce sont des énoncés qui indiquent non pas un contenu, mais une conduite visuelle qui rappelle très souvent des prises de vue (« regardez-moi ça » ; « adoptons leur point de vue ») et un performatif implicite qui se présente sous la forme d’une « image diagrammatique » qui s’assimile à la théorie de l’image que Vinciguerra a développée à partir de Spinoza. Par exemple, l’énoncé « sauf à m’approcher de la poutrelle » ne représente rien de bien concret, sa signification prend la forme d’une fonction qui consiste à enchaîner deux images de façon à rappeler au lecteur un mouvement de caméra connu : comme un zoom in, le point de vue passe d’un plan large sur la maison et les environs à l’aube à un plan rapproché, voire un gros plan, sur la botte et les fourmis. Cet enchaînement d’images suggère un tracé, le parcours d’un point de vue en mouvement, un plan dynamique (j’utiliserai un peu plus loin le terme : c’est ce que j’appelle une « image diagrammatique » pour le définir). Je vais présenter et développer chacune de ces dimensions, performatifs explicite et implicite, à tour de rôle.
Le pacte cinématographique avec le lecteur (performatif explicite)
La théorie du performatif issue des actes de langage trouve sa source dans les conférences qu’Austin a données à la fin des années 1950. Pour lui, le performatif explicite ne sert pas à désigner ce que le locuteur fait en le disant, mais à « indiquer clairement comment il faut interpréter ou comprendre l’action, et de quelle action il s’agit » [26]. Le performatif explicite est donc un acte de langage qui dispose celui à qui il s’adresse à faire quelque chose, à agir sur lui-même, sur sa conduite de lecture, ses interprétations, à orienter en somme son acte de discernement.
Le roman Western de Chr. Montalbetti est composé de nombreuses interpellations directes au lecteur du genre « je vous résume », « je vous explique », « retenez vos petits rires nerveux », « croyez-m’en », etc. Qu’ils soient sérieux ou non, ces énoncés ont un statut pragmatique et doivent être considérés dans leurs effets sur le lecteur. Ils sont directifs comme des « actes de fiction », c’est-à-dire des énoncés fictionnels considérés comme des actes de langage illocutoires et perlocutoires, comme une demande que l’auteure adresse au lecteur ou encore une promesse (acte illocutoire) [27]. Ce dernier a toujours le choix d’accomplir ou non sa demande ou de croire en sa promesse selon sa volonté (acte perlocutoire). Contrairement aux actes illocutoires qui eux prennent effet immédiatement en les énonçant, les actes perlocutoires sont toujours soumis au risque d’échec puisqu’il y a une distance, un écart, entre leur énonciation et leur réception, entre leur prise d’effet (dimension illocutoire) et leurs conséquences (dimension perlocutoire).
Ma thèse est la suivante : Chr. Montalbetti cherche à susciter une conduite mentale de la part de ses lecteurs en les amenant à retrouver dans leur mémoire filmique les impressions qui correspondraient le mieux à ce qu’ils sont en train de lire dans le roman. Certains énoncés de Western font du roman une interface d’impressions, ce qui rejoint la conception de la littérature d’Y. Citton. Ces actes de fictions sont des actes perlocutoires. Leur effet n’est pas immédiat sur les lecteurs et leur succès n’est donc pas garanti. Un lecteur pourrait très bien se sentir brusqué par les nombreuses interpellations du narrateur ou trouver tout simplement ennuyeuses les longues descriptions visuelles qui perturbent sa tranquille immersion dans le récit. C’est pourquoi l’écrivaine use de rhétorique : elle dispose graduellement une variété d’actes de fiction pour forcer son lecteur à adopter lentement une pratique de lecture. Cette rhétorique incite à parler alors d’acte illocutoire au sens de Searle : « En accomplissant un acte illocutionnaire, le locuteur entend produire un certain effet sur son interlocuteur en l’amenant à reconnaître l’intention qu’il a de produire cet effet » [28]. Je voudrais alors montrer comment Chr. Montalbetti amène le lecteur à reconnaître l’effet qu’elle veut produire ; autrement dit, les actes illocutoires dans Western s’efforcent d’établir cette reconnaissance. Ce sont là des performatifs explicites qui fondent le pacte cinématographique avec le lecteur.
[25] Chr. Montalbetti, Western, 2005, P.O.L., pp. 9-10 (les prochains renvois à ce texte seront indiqués dans le corps du texte par l’abréviation W suivi du numéro de la page).
[26] J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970 [1962], p. 91.
[27] Dans « actes de fictions », Gérard Genette entend considérer certains énoncés de fiction dans la littérature narrative comme des actes de langage. Il critique en cela la thèse de John Searle dans son article « Le statut logique du discours de la fiction » (1975) reproduit dans son ouvrage Sens et expression (1982) et qui soutient que les énoncés fictionnels ne sont pas des actes illocutoires spécifiques puisqu’ils produisent des assertions feintes (G. Genette, « Les actes de fiction », dans Fiction et diction, Paris, Seuil, 2004 [1979], pp. 119-140).
[28] J. R. Searle, Les Actes de langage, Paris, Seuil, 1972, p. 86.