Cinéfiction.
La performativité cinématographique
de la littérature narrative

- Sylvano Santini
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      En adoptant une approche oblique des rapports entre le cinéma et la littérature pour découvrir leur angle mort, pour cartographier le territoire de leur rencontre, leur intersection, leur hybridation, J. Cléder termine son essai sur les « cinématographies de l’écriture » qui, selon lui, déterminent le stade le plus tardif de leur rencontre. Mais son ambition intermédiale est constamment compromise par un excès de prudence. Cléder ne veut pas tout mélanger, tout confondre ; il y a bien certes « hybridation », mais elle est difficile à désigner, à localiser tant qu’elle n’est pas verbalisée. C’est pourquoi il s’appuie constamment sur les métaphores qui nourrissent les discours des écrivains ou encore les nombreux tropismes cinématographiques que l’on retrouve dans une œuvre. Or, à mon sens, ce n’est pas parce qu’il est dit explicitement dans un roman que la scène se déroule au ralenti que la littérature rencontre le cinéma ou encore augmente sa puissance d’agir. Tant que l’on placera la métaphore au cœur des liens entre littéraire et cinéma, aussi vive soit-elle, on n’arrivera jamais, à mon sens, à croiser leur intersection. L’ouvrage de J. Cléder est exemplaire en ce sens : il est le digne héritier de cette histoire des liens entre la littérature et le cinéma qui, en cultivant le goût des analogies discursives harmonieuses, laisse les deux arts dans leur domaine distinct. Car il ne faut pas tout mélanger, comme il le dit, mais « les enjeux [techniques d’hybridation entre les deux arts] restent difficiles à saisir tant qu’elles n’ont pas été verbalement situées » [16]. J. Cléder trouve, dans le goût de la métaphore verbale, l’esthétique achevée entre les deux arts.
      Si je place mon concept de « cinéfiction » dans la catégorie de la « cinématographies de l’écriture », je désire toutefois éviter deux problèmes explicites dans l’essai de J. Cléder : il n’a aucune théorie de l’hybridation et aucune théorie de l’image. Cette absence de théorie m’apparaît emblématique des discours sur les liens entre la littérature et le cinéma qui affirment d’entrée de jeu que la littérature n’est pas du cinéma. Cette affirmation pourrait très bien équivaloir, pour celui qui aurait voulu y trouver une véritable hybridation, à l’avertissement devant l’enfer dantesque : « Toi qui entre ici abandonne toute espérance ». Je voudrais donc, dans ce qui suit, remplacer la cinesthétique de J. Cléder, son goût des métaphores harmonieuses, par celui plus pragmatique, quasi-physique, d’un dire qui s’accorde avec un faire.

 

Principes pragmatiques de la cinéfiction

 

      Pour penser le rapport performatif de la littérature au cinéma, j’ai besoin d’une théorie qui s’appuie sur une philosophie du signe pour permettre de poser, en principe, un troisième terme qui dynamise leur relation et précise le lieu de leur hybridation. Je proposerai d’emblée que la littérature renvoie au cinéma pour quelqu’un sous quelque rapport. Cette proposition, qui reprend la définition pragmatique du signe [17], indique précisément ce troisième terme : « quelqu’un sous quelque rapport ». On peut l’appeler avec Peirce un « interprétant » et avec Spinoza un « acte de discernement ». Peu importe son nom toutefois, c’est lui qui réalise ou actualise le rapport entre les deux arts. A cette philosophie du signe, il faut ajouter une théorie de l’image qui ne repose plus sur la ressemblance. C’est la seule manière de s’éloigner des métaphores qui, bien qu’elles soient lumineuses, éclairantes et situent verbalement les liens entre les deux arts, ne cessent de les maintenir à distance. Il faut une théorie de l’image qui réponde à la pragmatique du signe en la concevant comme une interface d’impressions (j’y reviendrai plus loin). L’image n’est pas qu’un phénomène qualitatif et mimétique – une représentation –, elle est aussi un enchaînement d’effets sensibles, c’est-à-dire un support qui les reçoit, les retient et les transmet. L’image doit être considérée comme un chaînon dans la transmission d’expériences.
      La dimension « performative » du concept de cinéfiction repose sur les principes de cette pragmatique du signe et de cette théorie de l’image, mais ne s’y arrête pas. Je tâcherai d’abord de présenter brièvement ses principes avec l’ontologie modale et la théorie de l’imagination chez Spinoza considérées à partir d’une perspective sémiotique contemporaine pour réinvestir, ensuite, ce discours dans une théorie de la performativité issue des actes de langage.
      Si nous voulons connaître la pensée d’un philosophe, sa vision des choses, son rapport au monde et à la représentation, il faut étudier son ontologie. La conception de l’être chez Spinoza qui est fondamentalement dynamique et immanent. L’être des choses est pensé en termes de mode de la substance, c’est-à-dire, fondamentalement, comme des manières d’être. Or, une « manière d’être » pour Spinoza signifie une manière pour le corps d’être affecté par un autre corps ou d’affecter un autre corps [18] : le mode n’est que la modification d’une autre chose par une autre chose, qui en modifie un autre et ainsi à l’infini. L’ontologie de Spinoza repose donc sur la rencontre physique, la connexion dynamique, le contact réel entre les corps. C’est pourquoi sa question : « Qu’est-ce qu’un corps peut ? » identifie le spinozisme, et que son ontologie est fondamentalement « pratique ». Son concept de Dieu qui ouvre l’Ethique, la seule et unique substance concevable par soi-même, n’est que connexion et qu’enchaînement entre tous les corps, sa puissance équivaut à la puissance actuelle de tous les corps dans leur interaction : c’est le monde dans son principe dynamique, en pleine constitution. « Le mode est le monde, et il est Dieu » [19].
      L’ontologie modale et pratique de Spinoza peut nous aider à penser les interactions entre la littérature et le cinéma parce qu’elle nous apprend essentiellement à éviter de les substantifier, c’est-à-dire de leur donner les qualités permanentes de la substance. Si l’idée de substance nous permet d’imaginer l’être le plus général des choses, le genre, la logique nous a appris qu’elle ne pouvait en modifier une autre et que deux substances, finalement, ne pouvaient occuper un même lieu : toute substance est numériquement une, n’a pas de contraire et n’admet ni le plus ni le moins [20]. Autrement dit, les substances ne se mélangent pas, ne s’hybrident pas. Il faut donc penser logiquement la littérature et le cinéma comme des modes, des manières d’être, capables donc d’être affectés par d’autres modes et d’en affecter d’autres en retour. Comme modes, ils se pensent à la manière de pratiques infiniment variables, jamais stables, qui s’entre-impressionnent et se pénètrent mutuellement ; comme des corps somme toute qui se modifient incessamment dans le courant de l’expérience.

 

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[16] Ibid., p. 202. Et ce « verbalement situées » se détermine par « le biais d’analogies et de glissement métaphoriques » des « écrivains-cinéastes » (Ibid.).
[17] C. S. Peirce, Ecrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 121.
[18] « Par manière [mode], j’entends les affections d’une substance, autrement dit, ce qui est en autre chose et se conçoit aussi par cette autre chose » (Spinoza, Ethique I, définition V, Paris, Seuil, traduction de B. Pautrat, 2010, p. 15).
[19] A. Negri, L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, Amsterdam, 2007 [1981], p. 125.
[20] Aristote, Catégories, 5, 3b10-35.