Cinéfiction.
La performativité cinématographique
de la littérature narrative
- Sylvano Santini
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Dans un ouvrage paru en 2007, Yves Citton pense la littérature d’une manière ouvertement spinoziste en se demandant : « qu’est-ce que l’être de la littérature ? » ou, corrélativement : « qu’est-ce que la littérature peut ? ». Sa réponse est sans équivoque : la littérature est un corps qui est affecté et qui affecte d’autres corps, c’est une grande mémoire qui retient les impressions, les traces de ces affections. C’est pourquoi la littérature est un champ de traçabilité ou encore, comme il le dit, une sorte d’« interface d’impressions » [21]. En fondant ainsi l’être de la littérature sur une théorie de l’être modal – l’être de la littérature pour Y. Citton répond à l’ontologie de Spinoza –, il reconnaît l’œuvre littéraire comme un corps doué de mémoire, c’est-à-dire ayant la capacité de retenir toutes sortes d’impressions qui ne sont pas nécessairement littéraires ou linguistiques et d’en affecter en retour celui qui les reçoit, l’interprétant, le lecteur, celui qui effectue l’acte de discernement. J’adhère suffisamment à cette conception ontologique de la littérature pour proposer que la littérature, comme manière d’être ou mode, a la capacité d’absorber et de retenir des impressions cinématographiques et de les diffuser, de les transmettre à un lecteur qui, lui, la reçoit et la discerne à partir de ses expériences cinématographiques qu’il a en mémoire.
Dans son ouvrage, Y. Citton évoque largement un sémiologue, Lorenzo Vinciguerra, qui propose des parallèles éclairants entre Spinoza et la sémiotique de Peirce. En partant de l’idée de Baudelaire de « l’immense et compliqué palimpseste de la mémoire », L. Vinciguerra a bien saisi également la perception quasi-littéraire du corps chez Spinoza : « Le corps est ainsi une écriture d’écritures, une mise en chaîne autant qu’une mise en scène de marques, qui s’enrichit et se complexifie avec l’expérience » [22]. Or, L. Vinciguerra définit la théorie de l’image de Spinoza sur le principe de la mémoire palimpseste :
L’essence de l’image est plutôt ce qui permet à une image de se joindre à d’autres images, car aucune image n’a la faculté de subsister d’elle-même comme déterminée par rapport à sa signification. Pour que l’image puisse donc devenir l’image de quelque chose, il faut paradoxalement que les images singulières se conjuguent au pluriel dans un enchaînement, ou par une mise en chaîne, qui, à cette condition seulement, déterminent la signification des choses. A la limite ce que nous comprenons comme une image n’est jamais qu’un certain enchaînement, car chaque image n’a de sens que dans cette mesure : qu’elle est le résultat d’un enchaînement de traces [23].
L’image ne renvoie pas à une chose qu’elle représente, mais à un enchaînement habituel d’images de choses, c’est-à-dire à une succession d’impressions du corps (« images de choses ») dont notre mémoire a gardé la trace [24]. Lire une image consiste donc à déterminer cet enchaînement par habitude, exactement comme l’interprétant dans la théorie de Peirce renvoie un signe à son objet par la force de l’habitude acquise dans l’expérience pratique.
La théorie de la performativité issue des actes de langage permet d’accomplir efficacement cette détermination. C’est ce que je m’apprête à présenter dans la dernière partie de cet article. Je voudrais toutefois résumer très schématiquement ce qui précède pour assurer une transition claire. La littérature et le cinéma ne sont pas des substances, mais de manières d’être qui ont la capacité de s’affecter réciproquement. La littérature, par exemple, renvoie au cinéma comme une image renvoie à une autre image, non pas en suivant le principe de ressemblance, mais celui, plus dynamique et interactif, de sémiose qui trouve sa signification complète dans la proposition « pour quelqu’un et sous quelque rapport ». La littérature est ainsi une interface d’impressions et non une représentation qui est affectée par le cinéma et en affecte le lecteur par la suite. Le lecteur, lui, reçoit cette affection en l’ajustant à ses propres compétences cinématographiques, c’est-à-dire aux impressions de cinéma qu’il a déjà en mémoire. La littérature comme enchaînement d’images s’ajuste bien à la définition du signe de Peirce : l’interprétant renvoie l’œuvre littéraire (comme signe) au cinéma (à son objet) de la même manière que l’œuvre y renvoie. Or, c’est exactement ici que je fais intervenir la théorie de la performativité : une œuvre littéraire serait performative lorsqu’elle amènerait le lecteur (interprétant) à reconnaître cet enchaînement sous la forme d’une image diagrammatique, c’est-à-dire une image qui reproduit les relations dynamiques entre des images. J’ai créé le concept de cinéfiction pour indiquer très précisément ce phénomène.
La cinéfiction : rapport performatif de la littérature au cinéma
Le roman Western de Christine Montalbetti me servira de pont entre la théorie modale de l’image et celle de la performativité issue des actes de langage. Comme je l’ai dit en introduction, c’est ce roman qui m’a donné l’intuition de la cinéfiction. En voici le résumé. Un homme, Christopher (surnommé le trentenaire), à moitié endormi sous un auvent, s’éveille et se rend chez ses amis Dirk, Ted et Mary pour dîner avec eux. Il revient ensuite à sa chambre où il fait une sieste, après laquelle il regarde par la fenêtre pour voir les gens qui arrivent par la diligence. Il y reconnaît une amie d’enfance, Georgina. Il va la rencontrer au saloon pour apprendre qu’elle est venue lui signaler la présence de Jack King dans les environs, celui qui a tué le père, la mère et la sœur de Christopher lorsqu’il était enfant. Il part alors à la poursuite de King, le rattrape et le tue en duel.
Comme la plupart des westerns, cette histoire est d’une extraordinaire simplicité. Pourtant les très nombreuses descriptions qui dilatent sa durée la défigurent au point qu’on peine à y reconnaître une intrigue. Ce roman sans dialogue m’a donné l’impression, par moments, de percevoir un monde à moitié endormi, où les âmes sont pour ainsi dire en constant flottement, comme le suggère la mise en scène quasi-statique dans les films de Marguerite Duras ou encore comme dans un film que l’on aurait volontairement ralenti. C’est pourquoi je n’aurais aucun mal à rapprocher mon expérience de lecture de Western de l’installation vidéographique 24 Hour Psycho de l’artiste Douglas Gordon qui, en prolongeant exagérément la durée du chef-d’œuvre d’Hitchcock, dissocie les images de la trame narrative et nous plonge littéralement dans un état de rêve.
[21] Y. Citton, « Entre-impressions », dans Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires, Paris, Amsterdam, 2007, p. 93.
[22] L. Vinciguerra, Spinoza et le signe. La genèse de l’imagination, Paris, Vrin, 2005, pp. 167-168. Cette citation s’inspire ouvertement de la définition pragmatique du signe de Peirce : « [En bref, un signe est] tout ce qui détermine quelque chose d’autre (son interprétant) à renvoyer à un objet auquel lui-même renvoie (son objet) de la même manière, l’interprétant devenant à son tour un signe et ainsi de suite ad infinitum » (C. S. Peirce, Ecrits sur le signe, Op. cit., p. 126).
[23] Ibid., pp. 254-255. Sa définition de l’image angélique est encore plus éloquente : « […] l’idée d’image ou la trace/sensation est annonciatrice de quelque chose à laquelle elle ne fait que renvoyer, car elle ne saurait détenir par elle-même et en elle-même sa propre signification : la trace, l’impression, en effet, ne représente pas la chose, elle semble plutôt la devancer, en être comme le précurseur. Si on prête attention à l’image seule et à l’acte de pensée qui lui est attaché, la chose ne fait que s’annoncer dans l’image, mais elle n’est pas encore représentée comme tel ou tel autre objet extérieur » (Ibid.).
[24] « et ainsi chacun, de la manière qu’il a accoutumé de joindre et d’enchaîner les images des choses, tombera d’une pensée dans telle ou telle autre » (Spinoza, Ethique II, proposition XVIII, scolie, Op. cit., p. 145).