Cinéfiction.
La performativité cinématographique
de la littérature narrative
- Sylvano Santini
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Les premières interpellations au lecteur se présentent sur le mode illocutoire expositif, elles précisent la conduite de son discours : « Je vous résume (…). Je vous explique » (W, 10) ; « Le deuxième chapitre s’ouvre sur une description… » (W, 19). Certaines interpellations cherchent plutôt, elles, à influencer directement le comportement du lecteur (illocutoire comportatif), sur le mode de la demande : invitation, conseil, suggestion, prière. Elles visent, d’une part, à instaurer une position commune sur l’univers de fiction, à distance des personnages et des événements, mais toujours en les surplombant. L’auteure cherche ainsi l’adhésion du lecteur en modulant son imagination et ses réactions : « appelons-le » ; « voyons cela » (W, p. 11) ; « imaginons », « félicitons-les » (W, p. 17) ; « Contentons-nous je vous prie » (W, p. 36), « tandis que d’un regard panoramique vous révisez la situation » (W, 47), etc. D’autres interpellations enfin proposent explicitement des prises de vue sur le récit, des angles qui infléchissent le champ visuel et la conduite perceptive du lecteur. Ces interpellations sont des actes illocutoires exercitifs : « faut-il voir » (W, 11) ; « visez-moi celui-là » (W, 12) ; « adoptons un instant leur point de vue (ceux que la vie des animaux n’intéresse pas peuvent se rendre directement et sans dommage à la page 19) » (W, 12) ; « vous vous le représentez bavassant » ; (W, 14) ; « représentez-vous quelque chose de brut », « regardez le bougé délicat » (W, 107) ; « C’est vous qui voyez » (W, 115). Malgré l’apparence de liberté dans cette dernière interpellation, il ne faut pas s’y méprendre : ce sont généralement des directives et non de simples demandes. L’auteure ne laisse guère d’autre choix au lecteur que d’y obéir non seulement parce qu’elles permettent à ce dernier de voir les scènes comme elle les imagine, mais aussi parce qu’elles présentent l’exigence minimale pour s’engager dans le récit. Ce qu’elle ne manque pas de lui rappeler d’ailleurs juste avant l’éveil du cowboy : « On y voit bien, à présent, on y voit même parfaitement (…) et l’action, je crois peut commencer » (W, 27).
A la manière d’un prologue visuel dans certains films, les premières pages du roman instaurent, si je puis dire, le régime de visibilité de l’œuvre, c’est-à-dire l’ensemble des conditions qui organise la perception des éléments fictionnels et qui encadre les possibilités du récit sur le plan de la narration et de la lisibilité. C’est pourquoi le lecteur n’est plus du tout surpris d’y rencontrer des « tropismes cinématographiques » [29], c’est-à-dire des références explicites qui tournent son regard vers des mouvements de caméra cinématographique comme le « travelling » ou encore le « panoramique ».
En somme, ces interpellations proposent au lecteur un pacte cinématographique. Le pacte est conclu lorsque le lecteur a non seulement saisi l’effet que l’auteure voulait produire sur sa conduite de lecture, mais lorsqu’il s’accorde avec ses instructions. Bien entendu, on ne peut pas prouver une telle chose. Chaque lecteur est libre de s’y accorder ou non ; autrement dit, l’effet perlocutoire de ces énoncés performatifs explicites n’est jamais garanti. Seulement, d’un point de vue illocutoire, on doit reconnaître que le discours narratif de Western propose un tel pacte sans avoir préalablement l’accord de son lecteur, comme une promesse ou une prière.
L’image diagrammatique (performatif implicite)
Si le pacte cinématographique précise le premier aspect performatif du concept de « cinéfiction », l’« image diagrammatique » représente, elle, le deuxième aspect de la cinéfiction qui se caractérise par une dimension performative implicite forçant le lecteur à imaginer la dynamique entre des images. Western remplit les conditions pour en appeler au cinéma autrement que sur le mode anecdotique en donnant à lire des descriptions verbales qui l’amènent à évoquer, dans son esprit, des relations entre les images caractéristiques du cinéma.
On pourrait être tenté de parler dans ce cas de « processus imageant », comme le propose A. Gural-Migdal chez Zola, c’est-à-dire « la façon dont une représentation iconique se met en place dans le roman, selon une dynamique relationnelle et tensionnelle qui opère le passage d’un dispositif sensible de formes à la manifestation de son sens » [30]. Elle s’appuie sur la présentation que Martine Joly fait de trois types d’icône chez Peirce. La première, l’image, indique un rapport qualitatif potentiel, la seconde, le diagramme, un rapport de proportion interne des objets et la troisième, la métaphore, qui est un rapport médiatisé par l’imagination sur le principe d’un « parallélisme qualitatif » [31]. Or, le processus imageant est une métaphore pour A. Gural-Migdal, un travail qui consiste à imaginer des relations à partir de qualités visuelles (couleur, texture, forme, etc.). Pour ma part, je m’intéresse au deuxième type d’icône, le diagramme puisqu’il ne renvoie pas à son objet sous un rapport qualitatif et visuel, mais proportionnel et schématique. Autrement dit, l’image diagrammatique reproduit les relations dynamiques internes de l’objet auquel elle renvoie, elle lui correspond point par point à une échelle différente. Si le « processus imageant » s’opère selon « une dynamique relationnelle et tensionnelle » comme le propose A. Gural-Migdal, ce processus apparaît convenir non seulement à la métaphore, mais aussi, et peut-être plus même, à l’image diagrammatique qui entretient avec l’objet auquel elle renvoie un rapport direct, quasi-physique, au sens où il n’est pas médiatisé par l’imaginaire ou l’esprit. Si cet objet correspond à une suite d’images qui compose une scène, le processus imageant consisterait à actualiser la dynamique relationnelle et tensionnelle entre les images sous la forme d’un tracé géométrique. Le résultat de ce processus serait une nouvelle image qui reproduit ce plan dans l’esprit du lecteur qui collabore mentalement au processus.
De nombreux passages dans le roman Western trouvent leur sens en disposant les descriptions verbales fort imagées de telle manière qu’elles amènent le lecteur à produire en lui des images diagrammatiques. La scène dans le roman où le cowboy s’éveille à l’aube sous l’auvent en est un exemple éloquent :
Et tandis que le défilé des cirrocumulus qui paraissent au-dessus de la scène offre la même image ordonnée et docile que la ligne au pointillé parfait de nos hexapodes (…) notre trentenaire, s’éveillant d’un coup à lui-même, rassemble dans un sursaut les forces vigilantes qui rendent à peu près présent aux situations » (W, 29, je souligne).
[29] A. Vermetten, « Un tropisme cinématographique. L’esthétique filmique dans Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry », art. cit., pp. 491-508. Dans cet article, A. Vermetten aborde la question du « pacte cinématographique » avec le lecteur en développant le concept d’effet-cinéma à partir des thèses sur la description de Philippe Hamon qui s’inscrivent, elles, dans un rapport communicationnel avec le lecteur. Elle n’en fait pas cependant l’objet principal de son article.
[30] A. Gural-Migdal, L’Ecrit-Ecran des Rougon-Macquart, Op. cit., p. 23 (voir aussi pp. 24 et 25). On pourrait aussi penser ce processus imageant avec Deleuze lorsqu’il reprend la sémiologie de Christian Metz pour dire que le cinéma rejoint le langage lorsqu’il devient narratif, c’est-à-dire lorsqu’il propose une suite d’images (G. Deleuze, Image-temps, Paris, Minuit, pp. 38-45). Plus loin, il affirme que cette suite d’images produit un choc sur la pensée, sur le cerveau en donnant comme exemple le « montage-pensée » chez Eisenstein (Ibid., pp. 203-213).
[31] M. Joly, Les images et les signes, Paris, Armand Colin, 2008, p. 34.