Excéder le désir et leurrer le temps :
fonctions et significations de l’image
dans l’Histoire de ma vie de Casanova

- Cyril Francès
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7

      Au tout début de leur relation, M. M offre à Casanova un double portrait d’elle-même :

 

Conformément à la leçon, je l’ai trouvée dans le dessous, habillée en religieuse debout, et en demi-profil. Le second fond élevé me la montrait toute nue étendue sur un matelas de satin noir dans la même posture de la Magdelaine du Corregio. Elle regardait un amour, qui avait à ses pieds un carquois, se tenant assis sur ses habits de religieuse (I, 763).

 

Image à double-fond, creusant cette faille du visible déjà évoquée [9], mais qui renvoie à une troisième image selon un principe de redoublement qui reporte sans arrêt l’origine à une autre image plus lointaine. L’image-signe que le regard libertin démasquait semble ici faire retour, mais sa lisibilité s’est considérablement obscurcie. La multiplication des copies rend de plus en plus diffus leur rapport au modèle. Le processus qui était à l’œuvre avec l’image de la Vierge s’est complexifié. L’image de l’Infant faillait la représentation, figurant la chair au-delà du visible et du symbole. Ici la chair apparaît encore au-delà (ou en-deçà) d’une première représentation, cependant elle advient dans et par un symbole qu’elle imite. Elle advient donc en se niant, en se dévoilant à son tour comme simulacre. Mais l’original de ce simulacre est introuvable : c’est une peinture, de surcroît la peinture d’un objet imaginaire, qui n’a pas de modèle [10]. Le parcours du regard est ainsi sans arrêt déporté vers un horizon illusoire.
      La logique de l’image mise en place dans l’Histoire de ma vie paraît assez proche de celle que décrit Jacques Derrida quand il parle d’une « division intérieure de la Mimésis » chez Platon :

 

une autoduplication de la répétition du même ; à l’infini puisque ce mouvement entretient sa propre prolifération (…). Tout s’y jouerait dans les paradoxes du double supplémentaire : de ce qui s’ajoutant au simple et à l’un, les remplace et les mime, à la fois ressemblant et différent, différent parce que – en tant que – ressemblant, le même et l’autre que ce qu’il double [11].

 

Ainsi des images se substituent à d’autres images, et des modèles à d’autres modèles, tous identiques et jamais exactement les mêmes, tentant vainement de combler ce défaut d’original qui est aussi défaut de chair. L’histoire de la fausse M. M était l’évocation d’un modèle possible (et du rapport à la chair qui va avec), mais rejeté : la prostituée. Elle n’était pas le dernier mot de l’autoduplication, dont la marche textuelle reprend régulièrement. À Aix-les-Bains, en 1760, Casanova aperçoit deux religieuses près d’une fontaine et lorsque l’une d’elle lève son voile : « Je vois M. M. Il était impossible que j’en doutasse, j’étais obligé de la reconnaître » (II, 431). Malgré ce devoir de reconnaissance, la religieuse n’est pas M. M, Casanova s’en rend compte d’abord à sa voix, puis à deux détails :

 

Je vois celle [la figure] de M. M et si ressemblante que je ne peux m’imaginer que je me trompe (…). Ce qui me rappelle à mon étonnement sont ses cheveux noirs, et une minute après ses yeux de la même couleur que le fort sternutatoire lui avait fait ouvrir. Je suis alors convaincu que ce n’est pas M. M, dont les yeux étaient bleus, mais je deviens éperdument amoureux d’elle (II, 440).

 

Cette fois le modèle se dédouble tout seul, sans le piège d’une représentation, avec une part de dissemblance suffisante pour permettre à la fois le retour du passé (le souvenir de la première M. M) et la projection vers l’avenir (le désir pour la nouvelle). Dialectique du même et de l’autre qui confère au présent toute sa densité. Mais, pour enrichir ainsi la temporalité de toutes ses virtualités, la seconde M. M doit se fondre avec l’ancienne, sous peine de n’être qu’une répétition étrangère à son origine, donc insignifiante et stérile.
      Or seule l’image a le pouvoir d’opérer cette fusion, de joindre l’ancienne M. M et la nouvelle et de boucler en quelque sorte le simulacre sur lui-même. C’est pourquoi Casanova s’empresse de montrer à la religieuse le double portrait, habillé et nu, de la première M.M : « Je la vois ravie d’aise. Elle la baise. Elle me demande si tout était d’après nature, et elle trouve sa propre physionomie encore plus frappante dans le portrait de ma M. M toute nue, que dans celui où elle était habillée en religieuse » (II, 451). La seconde M. M est saisie au spectacle de son double, qui suscite un désir idolâtre : c’est à la fois elle-même et une autre qu’embrasse la jeune religieuse, nouvelle Narcisse prise au piège de la ressemblance et qui veut devenir la même que l’autre à laquelle elle succède. Quelques jours plus tard en effet, elle offre à Casanova son propre portrait : « Elle ouvrit le paquet, et elle me donna un velin, où je l’ai vue très ressemblante, toute nue, et dans la même posture où était M. M dans le portrait que je lui avais donné » (II, 462). Dans la superposition des postures, le référent semble déjà s’effacer : M. M était peinte à l’image de Marie-Madeleine et la seconde M. M est peinte à l’image de la première. Il ne s’agit pourtant pas d’une dissémination en abyme des images, comme le montre l’ultime explication de M. M. Ce n’est pas une autre image que Casanova a sous les yeux, c’est la même dont la différence a été effacée :

 

[Le peintre] n’a rien copié me répondit-elle, car il n’en aurait pas eu le temps. Il lui a seulement fait des yeux noirs, des cheveux comme les miens, et la toison plus touffue. Ainsi tu peux actuellement dire d’avoir en un seul portrait l’image de la première et de la seconde M. M qui à juste titre doit te faire oublier la première qui est aussi disparue dans le portrait décent, car me voilà habillée en religieuse avec des yeux noirs. Représentée ainsi je peux me laisser voir de tous le monde (II, 462).

 

M. M rend à Casanova une image dédoublée, enrichie d’une ressemblance supplémentaire, figurant le « même et l’autre » de ce qu’elle représente. Dans cet ultime repli, l’image change définitivement de régime et devient emblème : fusion précaire de multiples objets et de multiples regards, limite entre le figurable et l’infigurable. Elle joint la mémoire et l’oubli, le souvenir et son effacement. Comme dans l’emblème, le procès de représentation repose sur l’impossible coïncidence entre les deux objets représentés et la tension qui les pousse à se fondre l’un dans l’autre. Ainsi, « pour peu que le regard s’attarde dans le labyrinthe où le convie l’intention emblématique, il apparaît qu’aucun terme ne s’y substitue positivement à un autre et qu’au contraire l’emblème s’inscrit – négativement hors de toute substance – dans un processus de différence et de négation-affirmation réciproque » [12]. L’image condense les différents objets du désir mais les excède tous puisque aucun ne se voit dans cette image qui exhibe en un même mouvement un symbole (Marie-Madeleine), un modèle présent mais invisible (la première M. M) et une copie qui le recouvre (la seconde M. M), chaque figure apparaissant et s’abolissant dans son double.

 

>suite
retour<

[9] Ce double portrait matérialise d’ailleurs cette faille dont il donne la clef. Il scinde en deux images distinctes ce que les peintures religieuses unissent, et permet à l’invisible qu’elles convoquent (le corps comme objet de désir) d’apparaître pour lui-même.
[10] D’autant plus introuvable que le texte ne cesse de s’en défaire, refusant que la figure symbolique de Marie-Madeleine ne devienne l’ultime point de fixation de la chaîne signifiante sur laquelle s’enroulent toutes les images du récit. Ainsi, quand Casanova rencontre la nouvelle copie de M. M dont nous allons parler à présent, il la décrit par la médiation d’un tableau, dont la pose évoque Marie-Madeleine et qui serait l’œuvre du Corrège mais qui représenterait, singulière ironie, une sirène : « Elle laissa tomber sa chevelure, elle se défit du corset, et ôtant ses bras de la chemise, elle se montra à mes yeux amoureux comme nous voyons les sirènes sur le plus tableau du Corrège » (II, 459). Or ce tableau n’existe pas et son évocation repousse encore la chimère d’un modèle original. Enfin, ce reflux de l’origine que le texte met en œuvre a été, en quelque sorte, scellé par l’Histoire, dans un étonnant « hasard objectif », puisque le tableau du Corrège représentant Marie-Madeleine a été détruit lors du bombardement de Dresde.
[11] J. Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, « Points », 1972, p. 235.
[12] G. Agamben, Stanze, Paris, Rivages poches/Petite bibliothèque, 1992, p. 248.