Excéder le désir et leurrer le temps :
fonctions et significations de l’image
dans l’Histoire de ma vie de Casanova
- Cyril Francès
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L’image ne reproduit pas seulement le réel, elle semble pouvoir s’emparer de lui et introduire en son cœur une discontinuité qui en brise les lois. La citation propose à la fois une révélation et un déni, révélation que le modèle s’est dissout dans son image, déni du corps qui s’est substitué à lui dans cette dissolution. L’imaginaire n’est pas là on l’on croit, comme la « garce » le signale à Casanova en lui montrant sa poitrine. Entre le tableau et son modèle existe une harmonie que nulle imagination créatrice ne corrompt, seul le regard du spectateur refuse de voir et introduit l’imaginaire. La réaction du libertin qui se tourne est symptomatique de ce détour du corps naturalisé, qui n’est pour lui que le ferment refoulé du désir.
L’image défait l’identité en la neutralisant, et le modèle perd son authenticité dans sa duplication. Annulant la mimésis qui est son origine, elle se découvre leurre et fait vaciller le réel de sa fragile assise. De là l’inquiétude de Casanova avant la vérification : « Malgré que je fusse sûr et très sûr que M. M était innocente, j’étais cependant très inquiet. Mais d’où venait donc mon inquiétude ? » (I, 829). Toute image est trompe-l’œil car toute image efface son référent. Non parce qu’elle le recouvrirait entièrement, mais justement parce qu’elle ne le recouvre jamais exactement, laissant entre elle et son modèle un jeu de dissemblances possibles où l’œil s’égare. Le phénomène évoque la « mimésis en excès » dont parle Louis Marin, qui « en supprimant la distance du modèle à la copie, en suspendant la relation référentielle, piège l’œil sensible dans ce que je nommerai l’apparence-essence, dans l’apparition, et livre l’œil-corps à la fascination du double, à la stupéfaction et, du même coup, l’effet n’est pas de contemplation et de théorie, le retour dans la vérité sereine et apaisée de la représentation (…) mais de surréalité, un mixte impur d’angoisse et de sidération : effet de présence » [6]. Ce piège au cœur de la représentation n’est pas seulement chez Casanova le fruit de l’art illusionniste, il est le propre de l’image qui toujours dédouble le réel en excédant sa fonction de représentation. Nœud qui mêle indistinctement les certitudes attachées au visible et les illusions articulées au fantasme, l’image suscite une oscillation de l’un à l’autre dans laquelle chacun risque de s’évanouir à se voir ainsi en son miroir. Leurre que le fantasme investit pour lui donner chair et sang, l’image est sourdement travaillée par le réel qu’elle n’efface jamais tout à fait, et c’est ce jeu de flux et reflux qui lui confère son trouble prestige et son occulte puissance, mais aussi sa définitive précarité. Elle n’existe que dans la lutte qui l’oppose à la visibilité de son référent et dont ne résulte qu’une irréductible étrangeté au cœur des êtres, une invincible dissemblance au sein de l’identité.
L’image est bel est bien dans cet épisode un « nœud d’illusions partagées » [7] qui, lorsqu’il se dénoue, redonne à chacun la part de réel qui lui revient. La première à opérer le partage est la fausse M. M, ce corps simulacre qui s’est invité dans l’image. Aux deux hommes qui constatent la non-coïncidence entre elle, la vraie M. M dont elle est un double dégradé [8] et l’image qui les représente toutes deux, elle soumet immédiatement une vision de son corps dénudé : « La coquine ôta sa robe, et sa jupe, et si nous ne l’avions pas empêchée, elle se serait mise toute nue, espérant d’obtenir de la brutalité ce qu’elle ne pouvait espérer de notre raison » (I, 832). Une fois démasquée, elle tente de recouvrir avec un corps de chair et de sens le gouffre ouvert par la faillite de l’imaginaire. Exclue de la médiation de l’image, il ne lui reste qu’un corps qui est un appel à la nature amputée de sa compensation fantasmatique. Là est le véritable scandale pour les deux hommes, qui, encore une fois, ne veulent « rien voir de vivant ». Le mot de « raison » glissé à la fin de la citation pour désigner un désir orné d’imaginaire, à l’opposé du désir brutal pour le corps nu, est d’ailleurs symptomatique de ce refus que l’écriture exhibe et prolonge. Le retournement du corps contre l’image est encore plus net lorsque la jeune femme justifie ses actes à Murrai :
La seule chose qui m’intéressait était les cent sequins. C’est si vrai, que malgré que j’aie couché avec vous, et que je vous aie trouvé charmant et fait plus pour être payé que pour payer, je ne me suis pas souciée de savoir qui vous êtes. (…) Vous savez comment nous avons passé la nuit, je l’ai trouvée délicieuse, et Dieu sait avec quel plaisir je me suis flattée aujourd’hui de passer la pareille (…). Vous avez tout découvert ; mais je ne crains rien, car je peux me masquer comme je veux, et je ne peux pas empêcher que ceux qui couchent avec moi me croient une sainte, si cela les amuse (I, 835).
Étrangère au fantasme auquel elle a servi de support, la mauvaise M.M est la seule à tenir un discours de vérité, et à tirer de l’histoire un double bénéfice. De tous les protagonistes elle seule sait qui il est et ce qu’elle veut, et peut donc se protéger sous les masques. Fragment de réel qui use habilement des parures que lui offre le désir des autres, elle vient rafler la mise finale du jeu entre le corps et l’image et récupère tout ce qui y résiste : la jouissance et les sequins. Elle qui ne peut empêcher que son corps soit surface de signes en a détourné l’économie à son profit et a dévoilé aux deux hommes le revers de l’espace fantasmatique qu’ouvre l’image : lieu où la « put… » peut toujours se glisser dans la peau du modèle ardemment recherché. Le libertin Murrai est destitué de sa souveraineté sur les corps et leur imaginaire, prisonnier de la fêlure ouverte par leur séparation. D’un côté, la courtisane peut lui dire qu’il est plus fait « pour être payé que pour payer » puisqu’il s’est fait pour elle objet et non sujet du plaisir. De l’autre, la véritable M. M, l’objet imaginaire, peut légitimement le condamner de l’avoir confondue avec son double : « Il lui semblait d’avoir raison d’être fâchée contre lui parce qu’il avait joui d’elle en imagination, et parce qu’il avait trouvé que le portrait que je lui avais fait voir ressemblait. Elle ne pouvait pas se reconnaître » (I, 837). Aux deux extrêmes de l’illusion soudainement levée se trouvent la « coquine » qui est le référent dépossédé de son image, et M. M, projetée dans une image dont elle est la référence sans être le référent. C’est pourquoi elle ne peut se reconnaître, puisque si c’est bien elle que l’image tient prisonnière, celle-ci n’est pas son portrait. Et pourtant, c’est d’elle que Murrai a joui, puisqu’il n’a joui que d’une image.
[6] L. Marin, « Représentation et simulacre », dans De la Représentation, Paris, Gallimard-Seuil, 1994, p. 309.
[7] S. Tisseron, Psychanalyse de l’image, Paris, Dunod, 1997, p. 14.
[8] Elle n’a en effet, dit le texte, que des « faux-airs de M.M », elle est, de surcroît, plus âgée, plus petite et parle un mauvais français (I, pp. 832 et 835).