Excéder le désir et leurrer le temps :
fonctions et significations de l’image
dans l’Histoire de ma vie de Casanova

- Cyril Francès
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      L’image sollicite le désir pour l’emprisonner à sa surface, non pour le libérer des arrières mondes où il est d’ordinaire refoulé. C’est ce qui explique que, chez Casanova, les habituels stratagèmes libertins qui usent de peintures érotiques pour enflammer les sens fonctionnent si mal, et que l’image a tant de puissance et si peu d’efficace. Elle n’entre pas dans cette dialectique du désir et de sa représentation chère au roman libertin, dans laquelle « l’œuvre d’art et le désir viennent figurer (…) sur la surface plane d’une représentation et, de ce fait, deviennent justiciables d’un calcul sur lequel peuvent se régler stratégie, mise en scène et recours à l’artifice » [3]. Casanova en arrive à ce genre de calculs lorsque, vieillissant, il veut attirer à lui la jeune Lia, fille de son hôte à Ancône. Il lui montre les fameuses gravures de Raimondi qui illustrent les Sonnets luxurieux de l’Arétin, ce qui déclenche effectivement des affects physiques, la jeune fille déclarant qu’« une honnête fille ne doit pas s’arrêter à bien regarder tout ceci, car vous pensez bien que cela doit causer une grande émotion ». Mais ces affects viennent mourir dans la lettre de l’image : si Lia continue de regarder, elle neutralise la force des gravures en demandant pour chacune des explications verbales, sans jamais vouloir « rien voir de vivant ». Ultimement, le corps que Casanova convoite et qu’il a tenté de leurrer le prendra à son propre piège et ne se donnera pas comme chair mais comme spectacle. Lors d’une nuit sans sommeil, le séducteur glisse l’œil dans une fente où il aperçoit une lumière inhabituelle :

 

Je vois Lia toute nue avec un homme dans le même état couchés sur un lit qui travaillaient ensemble à faire des postures. (…) Ils se parlaient tout bas, et à chaque quatre ou cinq minutes, ils me donnaient un nouveau tableau. Ce changement de posture me faisait voir les beautés de Lia dans tous leurs rapports. Ce plaisir modérait ma rage qui était cependant forte quand tout ce que je voyais ne me laissait pas douter que Lia ne fît que la répétition des figures de l’Arétin qu’elle avait appris par cœur. Quand ils venaient à l’essentiel de l’acte, ils y mettaient des bornes, et travaillant de leurs mains, ils se procuraient les extases de l’amour qui, toutes imparfaites qu’elles étaient, ne laissaient cependant pas de m’impatienter cruellement (III, 995).

 

Certes, on peut ne lire ici qu’un exemple de stratégie mal établie, accident malheureux dû à l’âge avancé du stratège. Plus profondément pourtant, le texte indique que ce qui est appelé par l’image ne peut advenir qu’en elle. Double seuil entre l’imaginaire et la chair, mais aussi entre le corps et la jouissance, elle ne les rapproche que pour les séparer. En ses confins se joue le spectacle de leur perpétuelle séduction et de leur impossible réunion. Les illustrations de l’Arétin représentent le corps en ses plaisirs et se prêtent à leur enseignement, elles indiquent le lieu de la réunion charnelle en même temps qu’elles l’interdisent, puisqu’elles la bordent dans les limites de la reproduction et de l’imitation. Elles empêchent ainsi la jouissance et laissent la frustration à sa place.
      Le destin de l’image semble alors s’abîmer dans le fétiche, incapable qu’elle est d’établir un échange entre elle et la réalité des corps que pourtant elle révèle et éveille. Désignant plus ou moins obscurément la jouissance comme son point de fuite, balisant le parcours qui mène à elle, elle finit par l’occulter, la soustrayant in fine au sujet, qui en est  réduit à la position honteuse du voyeur ou à celle inconfortable du mime. Elle conduit à une transgression factice qui se réalise dans la pose d’un ultime interdit : « l’essentiel de l’acte » s’est évanoui en elle. L’image dévoile au sujet la perversité constitutive de son désir, sa mauvaise orientation native, soit qu’elle lui fasse aimer une Vierge ou une Sphinge, soit qu’elle absorbe l’objet de son désir pour le lui dérober. Créant un champ d’illusions autour du sujet, elle semble le condamner à une satisfaction partielle, parcourue de plaisir et de frustration, compromis entre la jouissance et son déni. Elle seule pourtant possède le chiffre du désir et la solution à son énigme. Le paradoxe à la source de cette énigme est énoncé par Lia dès le départ, dans une formule déjà citée, qui est le fil conducteur de toutes les aventures de l’image dans l’Histoire de ma vie : le désir « ne veut rien voir de vivant », il ne se tourne que vers des représentations. L’image n’est donc pas simplement la mise en spectacle seconde et auxiliaire du désir, elle est son origine même, c’est elle qui le provoque, le nourrit et l’empêche. Elle lui ouvre un espace qui lui est propre, dans lequel il circule en boucle, mais elle ne lui offre aucun partage du sensible.
      Le libertin casanovien ne peut alors se contenter d’user de l’image pour réfléchir le désir, puisque c’est en elle qu’il se trouve et que c’est dans le réel qu’il n’y a que son reflet. Comment appeler dans l’image ce corps « chaud et vivant » auquel elle offre sa visibilité au prix de son incarnation ? La solution casanovienne consiste à dupliquer le dispositif de l’image, le redoubler, et introduire un troisième regard : c’est dans ce pli que se trouve la jouissance. Cet enroulement du corps sur l’image suppose des mises en scène complexes, exemples de la « surnature artificieuse » dont parle Michel Foucault [4], mais dont le sens est modifié. Il ne s’agit pas de démultiplier la nature dans l’artifice, plutôt de la neutraliser grâce à lui, afin de l’y fixer et de conjurer son échappée.
      On trouve notamment un dispositif de ce type lors de l’épisode avec la religieuse M. M, avec qui Casanova noue une liaison en 1753 et dont le récit est un roman libertin à part entière, intégré dans l’Histoire de ma vie. Le corps de M. M est dès le début enveloppé du prestige des signes et de l’imaginaire : son habit de religieuse, les transgressions qu’il incarne et les métamorphoses qu’il suppose, sa ressemblance avec les anciennes amantes de Casanova, son nom même dont les initiales évoquent la figure ambivalente de Marie-Madeleine. Ce tressage des signes sur le corps est redoublé par le fait que les deux amants se livrent au raffiné cérémonial de la chair sous les yeux complices de l’amant en titre, caché dans un boudoir. L’acte amoureux se mue alors en spectacle effectué sous le regard du Maître (l’amant en titre étant le cardinal de Bernis et les scènes ayant lieu chez lui, dans son casin). Au sein de cet agencement, le même écart que l’on a vu à l’œuvre dans l’image se matérialise, sur la peau de M. M, entre la visibilité du corps signifiant et la chair mise à nue qu’elle pointe à son horizon, dessinant au creux de leur invisible jointure la plastique évanescence de l’objet du désir.

 

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[3] M.-A. Berthier, Libertinage et figures du savoir, Saint-Nicolas-Québec, Presses de l’Université de Laval, 2001, p. 212.
[4] M. Foucault, « Un si cruel savoir », dans Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard « Quarto », 2001, p. 252.