S’inspirant de la fontaine de Barenton, point nodal du Chevalier au lion, reprenant les termes employés par le vilain lorsqu’il présente cette merveille à Calogrenant, le romancier choisit de ne retenir que quelques éléments, à peine quatre vers. Il procède par extraction synecdochique, assuré qu’un lecteur/auditeur averti – pouvait-il l’être davantage que par le remploi, une trentaine de vers plus haut, de la scène relatant l’hospitalité réservée à Yvain au château de Pesme Aventure [43], et par un bouclier rutilant, soigneusement mis en évidence, et arborant un lion ? – saura identifier l’image partiellement évoquée, la convoquer intégralement, et apprécier l’ampleur des écarts. Destiné à préparer la réactivation du souvenir de la fontaine de Barenton, le bouclier est placé au cœur du dispositif, au cœur des vers cités décrivant la ramure de cet arbre au feuillage éternel. Ainsi mise en évidence, l’enseigne ornant le bouclier devient rubrique, légende. Elle annonce la nature de la facture du texte qui suit, désigne son avant-texte, re-présente le paysage qu’il donnait à voir. S’impose alors un renversement de l’ordre attendu : habituellement, les rubriques font appel au langage verbal, plus riche et précis, et permettent d’élucider les référents d’une image. Elles en nomment le sujet. Ainsi Arthur, dans la Mort le roi Artu, décrypte-t-il attentivement les ymages peintes par Lancelot avant de s’attacher à la lecture des escritures qui les accompagnent et les explicitent. Ce qu’il vient de découvrir est si déchirant et lourd de conséquences qu’il semble se refuser la moindre erreur d’interprétation. Dans Cristal et Clarie, aux abords de la source, c’est l’inverse qui se produit : une image héraldique destinée au lecteur annonce le contenu de l’escriture, des vers subséquents, et désigne leur avant-texte, autrement dit leur source, alors même que ces vers décrivent une fontaine, une source.
Cette contextualisation spatiale, ce lieu commun imagé, conjugue des enjeux descriptifs, diégétiques – la source offrant au héros la possibilité d’apaiser sa soif et de se reposer avant d’affronter Brïas –, intertextuels – elle favorise le surgissement en arrière-plan de la fontaine de Barenton – et implicitement métatextuels [44] puisqu’elle donne à voir le principe même de la réécriture dans l’association de ces emblèmes convergents que sont l’écu orné et la source, le premier arborant un emblème, le second l’étant devenu par trope, emploi figuré, imagé. User de l’héraldique et de la métaphore de la source consiste ici à redoubler le signe, à désigner l’avant-texte dans un langage figuratif intrinsèquement puissant [45], à représenter également la pratique même de la réécriture alors que le héros qui étanche sa soif donne à voir implicitement le trouvère, qui s’est lui-même abreuvé à la source littéraire que désigne l’écu. Dans la mesure où, comme l’a bien perçu Philippe Ortel, en emploi primaire, « le dispositif représenté, que ce soit par le texte ou l’image, exhibe sa configuration et les procédures de son emploi » [46], on atteint là une triple intensification des enjeux intertextuels et métatextuels, fine caricature qui se joue de la plume poétique, si imagée, de Chrétien de Troyes.
Défaire image : défaire un contenu imaginal précédemment établi
Le romancier ne se contente toutefois pas de désigner les enjeux intertextuels et métatextuels de son œuvre, de primariser le dispositif. Il s’ingénie également à démonter les images soigneusement élaborées par Chrétien de Troyes, à défaire les contenus imaginaux si finement conçus. Dans la mesure où « l’image rassemble une pluralité de significations en une configuration symbolique, ce qui la rend disponible à toute réactivation par l’interprète » [47], démonter même très partiellement un dispositif visuel antérieur suffit à en ébranler la structure entière, et la senefiance. L’auteur de Cristal et Clarie s’attaque en effet à des images emblématiques, et pour ce faire, il use de plusieurs procédés que j’évoquerai succinctement pour clore cette réflexion.
Revenons à la source. L’anonyme n’extrait du Chevalier au lion que quatre vers, et procède par élimination massive : du dispositif visuel symbolique aménagé par Chrétien de Troyes et confié au discours du gardien de taureaux sauvages, il évacue le bassin, la chaîne, le perron, les oiseaux et la chapelle. Il ne reste que deux chevaliers belliqueux, l’un animé par le désir et la convoitise – Cristal désire ardemment s’approprier le cheval de Brïas, sa soif l’illustre métaphoriquement –, l’autre par la violence et l’orgueil. La présentation de cette fontaine merveilleuse est intégrée à un contexte évoquant en quelques traits synecdochiques celui de l’affrontement entre Yvain et Esclados le Roux. Ont été supprimés l’échange philosophique avec le bouvier, toute la symbolique de la fontaine, ainsi que l’expérience esthétique et spirituelle de Calogrenant. L’avant-texte n’aura été convoqué que pour être balayé d’un revers de main, tandis que le lion doux et humble d’Yvain, qui symbolise si bien l’apprivoisement de l’animalité instinctive, a été ostensiblement écarté des remplois pour être remplacé par le lion féroce que Gauvain met à mort dans le Conte du Graal, et ménager un télescopage significatif. Les deux images emblématiques de ce roman ainsi évacuées, c’est l’ensemble de l’œuvre qui s’effondre, du moins l’idéal de perfectionnement courtois et chevaleresque qu’elle illustre. Habilement, le parodiste se sert du lion du Conte pour mettre un bon coup de griffe à celui d’Yvain, avant de citer sa mise à mort par Gauvain : le jeu littéraire est sans appel, et puise son énergie dans la puissance performative des images qu’il déplace et réoriente. Les images possédant en effet une aptitude intrinsèque à performer, Gil Bartholeyns et Thomas Golsenne l’ont bien montré [48], l’anonyme procède à une entreprise de démantèlement d’autant plus vigoureuse qu’il déjoue les images si marquantes conçues par le maître champenois.
[43] Cristal et Clarie, v. 3316-26, v. 3332-49 et v. 3352-56 réécrit le Chevalier au lion, v. 5406-16, v. 5423-39 et v. 5442-46.
[44] Sur la métatextualité, voir par exemple Métatextualité et métafiction : Théorie et analyses, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003 (en ligne. Consulté le 23 janvier 2023), plus particulièrement les contributions de L. Lepaludier, « Fonctionnement de la métatextualité : procédés métatextuels et processus cognitifs », pp. 25-38 (en ligne. Consulté le 23 janvier 2023) et J. Sohier, « Les fonctions de la métatextualité », pp. 39-43 (en ligne. Consulté le 23 janvier 2023).
[45] Comme l’a bien noté Louis Marin, « l’être de l’image, en un mot, serait sa force » (Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil, 1992, cit., p.10). Dans son étude, « Performativité de l’image ? », dans La Performance des images, Jean Wirth précise que « la performativité appartient donc à ce que l’on peut appeler l’acte iconique, par analogie avec l’acte de parole » (Op. cit., pp. 125-135, cit. p. 132).
[46] Ph. Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », art. cit., p. 36.
[47] O. Boulnois, Au-delà de l’image, Op. cit., p. 76.
[48] G. Bartholeyns, Th. Golsenne, « Une théorie des actes d’image », dans La Performance des images, Op. cit., part. p. 19.