La lettre et l’image : (dé)faire image
dans Cristal et Clarie

- Lydie Louison
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Faire image, faire signe : fonction pragmatique intertextuelle

 

Ainsi la première image, onirique, révèle-t-elle à Cristal sa bien-aimée. Ainsi un lien se crée-t-il entre le héros et cette demoiselle inconnue. La fonction pragmatique du dispositif visuel du rêve, d’emblée exploitée au niveau narratif, ne serait-elle pas également mise au service d’enjeux métalittéraires soulignés par d’autres images ? C’est précisément le cas lorsque le romancier se livre à l’exercice incontournable de la descriptio puellae. Le portrait de chacune des demoiselles intervenant dans le récit est l’occasion de re-présenter ce topos. Or ceux de Narde et Clarie s’avèrent tout particulièrement conçus pour faire signe, faire surgir en arrière-plan l’image d’un autre personnage, dans une habile mise en abîme que l’on retrouvera aux abords d’une source.

 

Décrire et citer : faire surgir l’image d’un autre personnage

 

Bien malgré lui, tout au long de son errance, Cristal embrase le cœur des jeunes femmes qu’il rencontre. L’une d’elles, Narde, s’est éprise du héros. Un lecteur, médiéval ou moderne, un peu attentif ne manquera pas de percevoir combien la jeune femme ressemble à Blanchefleur :

 

Et se je onques fis devise
En biauté que Diex eüst mise
En cors de feme ne en face,
Or me replaist que une en face
Ou je ne me[n]tirai de mot.
Deslïee fu et si ot
Les chaveus tiex, s'estre poïst,
Que bien quidast qui les veïst
Que il fuissent tot de fin or,
Tant estoient luisant et sor.
Le front ot haut et blanc et plain
Come s'il fust ovrez a main,
Et que de main d'ome ovrez fust
De pierre ou d'yvoire ou de fust.
Sorciex brunez et large entr'ueil,
En la teste furent li oeil
Vair et riant, cler et fendu ;
Le nez ot droit et estendu,
Et miex avenoit en son vis
Li vermeus sor le blanc assis
Que li sinoples sor l'argent.
Por embler sen et cuer de gent
Fist Diex en li passemerveille, (...).
(Conte du Graal, v. 1805-27 [27])

Mais se je onques fis devise
En beauté que Dex eüst mise
En cors de feme ne en face,
Or me replaist que une en face,
Que ja de mot n’en mentirai,
Tele com ele est le dirai.
Ses chevels trestot relusoient
Com se il de fin or estoient,
Et plus cler furent de fin or,
Tant estoient lusant et sor.
Le front ot bel et blanc et plain,
Comme s’il fust ovrés de main,
Et de ce mentir ne vos voeil :
En la teste furent si oeil
Vairs et rïans comme a sohait,
Et les sorcis avoit bien fait.
Le nés ot droit, halt par raison,
Boce bien faite de saison,
Et miels avenoit en son vis
Li vermeil sor le blanc assis
Que le sinople sor l’argent.
Por embler cuer et sens de gent
Le fist Dex selonc mon avis.

(Cristal et Clarie, v. 2403-25 [28]

 

L’anonyme picore largement et librement parmi les vers de Chrétien de Troyes tout en jouant de la polyphonie énonciative. Par une transvocalisation [29], il s’approprie le « je » du romancier champenois sans toutefois effacer sa présence, intervient à plusieurs reprises toujours en surimpression (v. 2408, v. 2415, v. 2425) pour mieux s’emparer de l’avant-texte, l’investir et finalement substituer [s]on avis à la passemerveille. Gardons à l’esprit cette superposition des voix dans l’hypertexte, et considérons que sur les vingt-trois vers de ce portrait, quinze vers citent assez précisément l’avant-texte pour faire émerger en filigrane du portrait de Narde l’image de Blanchefleur [30]. Voilà l’enjeu de ce dispositif visuel intertextuel : d’une part donner à voir Narde en disposant des éléments descriptifs repris au portrait de Blanchefleur, d’autre part donner à voir Blanchefleur, faire ressurgir le souvenir imaginal, propre à chaque lecteur, de cette magnifique et touchante demoiselle dont le front semble ovrez de main, dont la beauté plastique est comparable à celle d’une œuvre d’art – Que de main d’ome ovrez fust / De pierre ou d’yvoire ou de fust – et dont la perfection du teint dépasse le contraste chromatique ménagé en héraldique, pour mieux placer la description aux marges de l’ekphrasis. A l’acmé de ce portrait laudatif, la jeune femme acquiert une dimension acheiropoïète, non créée de main d’homme, qui révèle autant sa dimension sacrée que sa perfection. Alors même qu’il re-présente Blanchefleur, qu’il en re-suscite l’image par un portrait spéculaire, le roman expose sa littérarité, adopte une posture métatextuelle, et se refuse à entrer dans la traditionnelle danse de la surenchère ornementale. Le portrait de Narde élaboré en surimpression se veut en effet plus sobre ; l’ekphrasis y est estompée (v.1815-16) et les hyperboles écartées signalent une distance prise avec l’avant-texte, ce que confirme l’ironie souriante des derniers vers :

 

Por embler cuer et sens de gent
Le fist Dex selonc mon avis. (Cristal et Clarie, v. 2424-25)

 

La belle protase, qui culminait à son acmé sur passemerveille et présentait au lecteur un absolu infigurable, est suspendue en plein élan après Dex pour laisser place à la voix de l’anonyme, qui intervient et impose son opinion. Dieu, créateur de ce personnage fictif ? La polyphonie énonciative n’avait-elle pas imposé en trame de fond la présence du si fameux auteur de l’avant-texte, Chrétien de Troyes ? Par sa dimension pragmatique, ce dispositif visuel convoque donc implicitement mais efficacement deux personnages, Narde et Blanchefleur, leurs auteurs respectifs, et débouche sur un hémistiche ironique [31] invitant à reconsidérer qui a réellement façonné Blanchefleur, qui a fait image. Rendant implicitement à Chrétien ce qui est à Chrétien, et à Dieu ce qui est à Dieu, l’anonyme suspend l’illusion référentielle. Il focalise le regard sur le dispositif descriptif exposé. La citation précise du portrait de Blanchefleur vient dénoncer la vanité de l’exercice de style attendu. Le romancier renonce à produire une énième variation sur un même canevas, à broder à partir du topos de la descriptio puellae, et pousse le stéréotype dans ses retranchements en se contentant de citer des extraits d’un portrait suffisamment connu pour être instantanément identifié. Le jeu parodique procède par réduplication, par suppression de quelques éléments, par simplification, et surtout par refus de l’ornementation attendue. Faire image, donner à voir Narde, présente bien ici des enjeux métatextuels que la citation met en lumière. Le portait de l’héroïne participe-t-il également de cette dynamique ?

 

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[27] Chrétien de Troyes, Le Roman de Perceval ou Le Conte du Graal, édition critique d'après tous les manuscrits, éd K. Busby, Berlin, Boston, Max Niemeyer Verlag, 2011. « Et si j’ai jamais fait la description d’une beauté dont Dieu ait pu doter un corps de femme ou son visage, il me plaît maintenant d’en faire une autre sans farder la vérité le moins du monde : ses cheveux flottaient librement et l’on aurait dit, chose incroyable, qu’ils étaient faits d’or fin, tant leur blondeur était éclatante. Elle avait le front blanc, haut et lisse, comme s’il avait été poli à la main, œuvre d’un artiste qui l’aurait sculptée dans la pierre, l’ivoire ou le bois. Les sourcils tiraient sur le brun, à bonne distance l’un de l’autre, et sa face était éclairée par des yeux souriants, vifs, légèrement bridés. Son nez formait une ligne bien droite, et sur son visage la couleur vermeille contrastait avec le blanc mieux que sinople sur argent. C’est pour dérober sens et cœur aux gens que Dieu avait fait d’elle une telle merveille [...] » (Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, Perceval ou le Conte du Graal, trad. Daniel Poirion, Paris, Gallimard, 1994, p. 730).
[28] « Même si j’ai déjà représenté la beauté que Dieu sut déployer en un corps ou un visage de femme, j’ai de nouveau plaisir, maintenant, à recommencer, si bien que, sans mentir le moins du monde, je décrirai la demoiselle telle qu’elle était. Ses cheveux étaient absolument resplendissants, comme s’ils étaient d’or fin. De fait, ils étaient bien plus éclatants que l’or fin tant leur blondeur était éclatante. Son front était beau, blanc et lisse comme s’il avait été façonné à la main. Et je ne veux pas vous mentir à ce propos : ses yeux vifs et joyeux à souhait illuminaient son visage, et ses sourcils étaient bien tracés. Son nez était droit, raisonnablement haut, sa bouche bien dessinée, comme il convient, et sur son visage, le vermeil embellissait davantage la pureté de son teint que le sinople ne rehausse l’argent. Selon moi, c’est pour ravir les cœurs et la raison des hommes que Dieu la créa ! ».
[29]  G. Genette a défini ce procédé dans Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Le Seuil, Points, 1982, pp. 412-415.
[30] Comme l’a bien exposé Olivier Boulnois, Au-delà de l’image, Op. cit, pp. 72-75, saint Augustin considère qu’à la lecture, notre esprit construit inévitablement une représentation imagée, phantasia ou phantasma. Dans les extraits que nous étudions, l’anonyme dépasse les débats théologiques considérant la suprématie de la lettre sur l’image. Il utilise la puissante dynamique performative de l’image afin d’intensifier ses jeux parodiques.
[31] Répondant également aux différents niveaux du dispositif visuel ­ 1. technique 2. pragmatique 3. valeurs ­, l’ironie s’inscrit tout naturellement en surimpression à la pointe de ce dernier.