La lettre et l’image : (dé)faire image
dans Cristal et Clarie

- Lydie Louison
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Dans ce processus de déconstruction parodique des images, le romancier varie ses approches. Revenons au Conte du Graal et à ses emblèmes, Blanchefleur et le graal. Si Narde se voit dotée de traits empruntés à Blanchefleur, c’est pour mieux désintégrer de l’intérieur la pure et délicate demoiselle. Ainsi décrite, Narde se rend la nuit venue auprès de Cristal, et lui adresse une requête ; en sous-texte émerge l’angoisse qui étreint Blanchefleur à Beaurepaire, et l’incite à rejoindre Perceval dans sa chambre. L’une doit faire face à une situation critique, l’autre est mue par un désir passionnel. Ecoutons maintenant les paroles de Narde :

 

Al lit ou li cevalier gist
Vint une nuit et si li dist :
« Sire, je sui li vostre amie,
Qui por vos sui en dure vie ;
Molt ai amere vie et dure,
Tant m’a fait Amor et Nature.
Sire, fait ele, ne t’anuit
De ceste lasse qui tos biens fuit,
Qui tote joie a obliee,
Ne n’iert en moi pas recovree,
Se por ce non que je te sent.
Bien te puis dire mon talent,
Ice desir sor tote rien.
– Or est molt bon que jo retieng ! – 
Mes cuers est molt por toi destrois.
Des or seroit il mais bien drois
Que tu aies de moi merchi.
Esgarde et saces qui je sui !
Je proi por moi, non por altrui.
Nel te mans pas, ains le te di :
Jou qui sui qui parole a toi,
Saches que sui fille de roi.
Por vostre amor pens jor et nuit !
Amors m’a ichi aconduit [49]
Amors m’a doné hardement,
N’i venisse pas altrement.
Or ait merchi qui merci prie,
Car en vos est tote ma vie.
Tost me poés santé doner,
Bien nos poomes entramer.
Amis, otroie moi t’amor,
Rent moi santé, tolt moi dolor,
Car assés sommes d’un eé,
D’une maniere de belté. » (Cristal et Clarie, v. 2431-64 [50])

 

Ce plaidoyer amoureux, brûlant de désir, remploie la supplique centrale de Dané à Narcisse. Prononcé ardemment par une demoiselle conçue à l’image de Blanchefleur, ce propos ménage un contraste saisissant. La délicate pudeur de Blanchefleur est anéantie par cette intense et brûlante déclaration d’amour dont on connaît la folle démesure, et que le narrateur s’est plu à citer deux fois [51]. La parole, le verbe, par nature émanation de l’âme, entre en contraste brutal avec l’image, si bien que les mots exogènes de Dané, comme placés dans la bouche de la dame de Beaurepaire, font éclater de l’intérieur cette icône.

Quant à l’emblème éponyme qu’est le graal, il n’échappe pas au traitement parodique du trouvère. L’anonyme choisit en effet de réunir en un seul épisode des vers empruntés aux aventures qui se situent à Beaurepaire et à celles qui se déroulent au château du roi pêcheur : il insère ainsi le repas servi à Perceval dans les murs de Beaurepaire, et prend bien soin d’en extraire le graal, son cortège et le roi mehaignié [52] :

 

Li mangiers fu et biax et buens.
De toz les mes que rois ne quens
Ne empereres doive avoir
Fu li preudom servis le soir,
Et li vallés ensamble od lui.
Aprés le mengier ambedui
Parlerent ensamble et veillierent.
Et li vallet appareillierent
Les lis et le fruit au couchier,
Car il en i ot de molt chier :
Dates, figues et nois muscades
Et girofle et pomes grenades,
Et laituaires en la fin
Et gigembras alexandrin,
Et bon pleuris, arcoticum,
Resontif et stomaticum.
Aprés ce burent de main[t] boivre :
Piumant ou n’ot ne miel ne poivre,
Et viez moré et cler syrop.
(…)
Quant lui plot, si le descauchierent
Et desvestirent et couchierent

En blans dras delïés de lin.
(Conte du Graal, v. 3315-33
et 3353-55 [53]

Li mangiers fu et beaus et bons.
De tos les biens que rois ne cuens
Ne empereres doie avoir
Furent il bien servi le soir (...).
(Cristal et Clarie,v. 1207-10)

 

Aprés mangier asés veillierent,
Et li serjant aparreillierent
Les lis et le fruit al mangier,
Que molt en i avoit de chier :
Dates, figes et nois muscates
Et giroffle et pommes grenates
Et laituaires en la fin
Et gingembrë alixandrin.
Aprés si vindrent de maint boivre,
Piument u n’ot ne miel ne poivre,
Et quant tans fu, si sont levé
Et cascuns vers son lit torné.
Asés i ot quis deschausierent
Et desvestirent et colchierent,
Mais Cristal li bien ensegniés
Sor un riche lit fu colciés,

En molt blans dras deliés de lin.
(Cristal et Clarie,v. 1213-29 [54])

 

Le point d’orgue de toute la scène mise en place par Chrétien de Troyes est soigneusement excisé. Procédant par suppression, le parodiste dresse en outre encore une fois les vers de Chrétien contre eux-mêmes en favorisant la collision de ces deux aventures successives, mais initialement distinctes, et antithétiques au moins sur un point. De fait, comment les terres gastes et murailles du château de Beaurepaire préalablement convoquées par une citation fidèle pourraient-elles accueillir les temps liminaires du repas du graal sans en dénoncer l’invraisemblable opulence ? Analysant les procédés transfictionnels, Richard de Saint Gelais avait bien noté que « si ces dispositifs ont un impact subversif, c’est précisément à travers la mise en place d’incompatibilités sur le plan diégétique, où ils aménagent des relations qu’ils déstabilisent du même coup » [55]. Retranscrire l’ouverture et la clôture de ce repas extraordinaire, mentionner une partie du dispositif visuel si frappant élaboré par Chrétien de Troyes, impose par synecdoque à l’esprit du lecteur qui connaît le Conte du Graal une représentation complète de la scène. En choisissant de rester aux seuils de cet épisode majeur et d’en supprimer l’objet central éponyme, si symbolique, le narrateur de Cristal et Clarie élimine le cœur substantiel de l’avant-texte, dégage l’une de ses images fondatrices [56], laisse entendre le manque d’intérêt de l’objet jugé indigne de figurer dans l’hypertexte, et emboîte en les entrechoquant deux de ses épisodes clés de sorte qu’ils s’autoanéantissent mutuellement.

Sous la plume de Chrétien de Troyes, les dispositifs visuels subtilement élaborés déploient un programme riche et senefiant où se cristallise l’essence de chaque roman : la fontaine et le lion sous-tendent ainsi l’ensemble du Chevalier au lion et de sa signification, tandis que Blanchefleur, les trois gouttes de sang sur la neige et le cortège du graal concentrent une grande part de l’essence du dernier roman du maître champenois. En eux repose le sens de ces œuvres. Dans Cristal et Clarie, faire image consiste en revanche le plus souvent à solliciter la mémoire du lecteur dans un but parodique, à re-présenter un contenu imaginal préalablement suscité par d’autres trouvères, à mettre en relation ces images et la reconfiguration, la recontextualisation plus ou moins décalées qu’il en propose. Si le cristal merveilleux décrit par Guillaume de Lorris et qui repose au fond de la fontaine du Roman de la Rose reflète à la perfection le verger environnant, Cristal et Clarie s’emploie, dans les images que nous avons retenues comme dans bien d’autres, à ménager de subtils reflets avec le Conte du Graal, le Chevalier au lion, mais aussi le Lai de Narcisse, D’amour, tantôt dans le but de donner à voir la pratique de réécriture romanesque si commune au XIIIe siècle, tantôt dans celui d’ébranler les emblèmes des œuvres dont il s’est inspiré, voire de supprimer leur clé de voûte. De fait, inaugurant une telle œuvre, le titre du roman – Cristal et Clarie – met en exergue le nom du héros que la diégèse scande, un nom susceptible de faire image, et d’arborer une valeur métatextuelle programmatique.

 

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[49] Les vers 2454 à 2464 ont été rayés en rouge par le rubricateur.
[50] « Une nuit, elle s’approcha du lit dans lequel dormait le chevalier, et lui dit : "Seigneur, je suis votre amie. A cause de vous, j’endure bien des tourments ; ma vie est rude et éprouvante, c’est ce que m’imposent Amour et Nature. Seigneur, poursuit-elle, que ne te soit pas importune cette malheureuse que tout bonheur fuit, que toute joie a désertée si bien qu’on n’en saurait retrouver la moindre trace en elle, excepté lorsqu’elle perçoit ta présence. Je puis bien te dire ce que je ressens ; c’est ce que je désire par-dessus tout. Maintenant il est bon que je tienne le cap. Mon cœur endure de terribles angoisses à cause de toi. Il serait dorénavant tout à fait légitime que tu aies pitié de moi. Regarde-moi, et sache qui je suis ! C’est pour moi que je t’implore, pour personne d’autre. Je ne fais appel à aucun messager, mais je te le dis moi-même : moi qui te parle, sache que je suis la fille d’un roi. A cause de l’amour que je vous porte, je suis tourmentée nuit et jour ! Amour m’a conduite jusqu’ici, Amour m’a donné cette audace, sinon je ne serais pas venue ! Que celui qui, dans sa supplique, demande grâce l’obtienne ! Ma vie toute entière est maintenant entre vos mains. Vous pouvez sans délai me rendre la santé : n’avons-nous pas bien des raisons de nous aimer ? Ami, accorde-moi ton amour ! Rends-moi la santé, enlève-moi toute douleur ! N’avons-nous pas exactement le même âge, ne sommes-nous pas aussi beaux l’un que l’autre ?" ».
[51] A propos de cette réécriture, voir L. Louison, « Cristal et Clarie à la fontaine de Narcisse : quelques réflexions sur le plaisir de la récriture », dans « Ravy me treuve en mon deduire », ét. réunies par L. Pierdominici et E. Gaucher-Rémond, Fano, Arasedizioni, 2011, pp. 207-25.
[52] Sur ce sujet, voir L. Louison, « La légende sans le Graal dans Cristal et Clarie », dans Le Graal : genèse, évolution et avenir d’un mythe, actes du colloque international des 12-14 mars 2014, Amiens, Presses du Centre d’Etudes médiévales de Picardie, 2014, pp. 232-244.
[53] « Quel beau et bon festin ! De tous les mets qui constituent l’ordinaire des rois, comtes et empereurs, on servit le gentilhomme ce soir-là, et le jeune homme en même temps que lui. Après le repas, tous deux prolongèrent la veillée à parler, tandis que les valets préparèrent les lits et les fruits qu’on mange au coucher, et il y en eût de coûteux : dattes, figues, noix muscades, poires, grenades et pour finir, électuaires, gingembre d’Alexandrie, plitis, aromatique, résomptif et stomachique. Ensuite ils burent toutes sortes de boissons : du vin aux aromates sans miel ni poivre, du vin parfumé à la mûre, du sirop limpide. (...) quand il le désira, ils lui enlevèrent ses chausses et ses vêtements, et ils le couchèrent dans de fins draps de lin blanc » (Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal, trad. J. Dufournet, pp. 205-207).
[54] « Après le repas, ils veillèrent fort tard, tandis que les valets préparaient leurs lits et les fruits à déguster, dont la plupart étaient fort coûteux : dattes, figues, noix muscade, girofles, grenades, et pour finir des électuaires et du gingembre d’Alexandrie. Ensuite on leur servit des boissons variées, du vin aux aromates sans miel ni poivre, et le moment venu, ils se levèrent pour rejoindre chacun leur lit. Nombreux furent ceux qui leur ôtèrent leurs chausses, leurs vêtements, et participèrent à leur coucher. Quant à Cristal, le chevalier si courtois, on le coucha dans un lit somptueux, dans de fins draps de lin d’une blancheur immaculée ».
[55] R. Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, p. 15.
[56] Par une étonnante ironie du sort, le manuscrit 3516, où figure l’unique copie de Cristal et Clarie, a été massivement découpé et privé de ses enluminures. Il donne à voir sous un autre angle, dans sa matérialité et à ses dépens, une pratique de découpage virtuellement préalable à un remploi, et les zones vides qu’elle laisse derrière elle.