La lettre et l’image : (dé)faire image
dans Cristal et Clarie

- Lydie Louison
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Clarie, Narde et Blanchefleur : mise en abîme et primarisation du dispositif

 

La description de Clarie arrive fort tard dans la diégèse, au terme d’une série de reports déceptifs : le lecteur ne sait rien en effet de l’apparence de la jeune femme dont a rêvé Cristal, image mentale qui a déclenché son départ en aventure et qui hante ses pensées, ses rêveries diurnes et nocturnes. Lui seul la dévore des yeux lorsqu’il se trouve en sa présence. La descriptio puellae de l’héroïne, tant attendue après les portraits répétés de personnages féminins secondaires, est évincée à plusieurs reprises, ce qui ménage un bel effet déceptif à mettre sur le compte des procédés parodiques. Econduit pour avoir osé exprimer son amour, Cristal dépérit. Il ne quitte plus sa chambre, en proie aux tourments amoureux qui le tiennent alité, affaibli, privé d’appétit. Le souvenir obsédant de Clarie s’impose alors à l’esprit du chevalier brûlant de désir et de frustration, qui s’abandonne à une rêverie éveillée :

 

Ensi com il gist enpensé,
A son cuer tot a lui torné
De recorder tot sa fachon
De la greve dusqu’al talon.
Lors li vient sa beautés devant
Et son gent cors et son sanblant.
Sa beauté n’en iert pas petite,
Nel vos aroië hui escrite.
Poil ot rechercelé et sor,
Et sor son cief un cercle d’or,
Ses vïaires lonc et traitis,
Sorciels bien seans et faitis,
Mais ainc n’i ot engien des mains.
Tant ot belté que c’est del mains !
Front sans fronches, blanc comme flor,
Vairs ex et gens, plains de dolchor.
Le nés ot droit, haut par raison,
Boce bien faite de saison,
Bien coloree, tainte en graine,
Beax dens menus et doce alaine.
Lui est avis que il le voit,
Mais c’est songes qui le dechoit.
Tele com il l’avoit veüe,

Li est tot’en songe venue.

De l’esgarder ot grant delis :
Alsi comme entre flors de lis
Avient la rose bien vermeille,
S’ert sa color a grant merveille.
Nature, qui del faire ert sage,
Ot asanblé par marïage
Et asis le vermeil el blanc,
Bel altresi com sor noif sanc.
Verités est, pas ne mentons !
D’ivoire sanbloit ses mentons.
Col avoit cler, blance poitrine,
– Trop par ert gente la meschine ! –
Beles espaules et bras drois,
Blances les mains, grailes les dois,
Par la hance grailete et crasse.
Sa hance bien seant et basse
Plus ert blance que flor d’espine,
Et si par ert gente et tant fine
Que nus hom nel poroit retraire
Tot sa beauté ne contrefaire.
Droit examplaire est de bealté,
Tant en od Dex en lui ovré.

(Cristal et Clarie, v. 7131-76 [32]

 

Ce fantasme, qui fait écho au rêve initial, offre l’occasion de dévoiler enfin l’image de l’héroïne qui ne sera jamais dépeinte qu’à travers la représentation mentale que s’en fait le héros amoureux. Alors qu’il avait décrit Narde et Olinpa, le romancier a retardé le portrait de l’héroïne, et élaboré un nouveau dispositif qui se révèle reflet d’un reflet. Ce portrait rassemble en effet les poncifs de la descriptio puellae. Il est conçu pour exposer ce stéréotype, pour illustrer ses mécanismes en proposant un énième portrait féminin qui énumère, à peu de choses près, tous les éléments attendus sans vraiment prendre la peine de les orner. Plus encore, il illustre la mécanique de la réécriture remployant fidèlement, dans l’évocation de Clarie, des traits du visage de Narde précédemment cités :

 

Le nés ot droit, haut par raison,
Boce bien faite de saison, (...). (Cristal et Clarie, v. 2419-20)

 

Or Narde a été conçue, nous l’avons vu, à l’image de Blanchefleur, à laquelle la description de Clarie ne manque pas de faire également allusion, par un indice placé à la rime. L’image emblématique du sang sur la neige renvoie en effet à une scène unique, splendide, fascinante, du Conte du Graal ; elle en convoque le souvenir imaginal :

 

Nature, qui del faire ert sage,
Ot asanblé par marïage
Et asis le vermeil el blanc,
Bel altresi com sor noif sanc. (Cristal et Clarie, v. 7159-62)

 

Le rejet du terme sanc en fin de phrase souligne doublement – dans une rime antinomique, et à la clôture du chiasme vermeil / blanc / noif / sanc – le contraste chromatique dont Chrétien avait préalablement tracé les contours. Ce dispositif visuel, dont l’impact est démultiplié par des procédés stylistiques convergents, souligne la mise en abîme ; il réfère au portrait de Narde, lui-même tracé en surimpression de celui de Blanchefleur [33]. Le trouvère soutient une gageure plus subtile encore, l’ensemble de la description de Clarie débutant par des vers repris au prologue de son propre roman :

 

De recorder tot sa fachon
De la greve dusqu’al talon.

(Cristal et Clarie, v. 7133-34)

Lors li regarde la fachon
De la greve jusqu’al talon
Entierement si comme il est (...).

(Cristal et Clarie, v. 141-43 [34])

 

Or ces vers viennent interrompre le remploi du poème D’amour de Robert de Blois, œuvre qui précède Cristal et Clarie de vingt-six folios :

 

Car sougiet sont li œil al cuer
Si qu’il ne pöent a nul fuer
Contredire ne refuser
Qu’il ne lor covigne esgarder
Sovent ce que li cuers desire.
Et li cuers por les ex remire
La grant dolçor qui le sosprent
Et par les ex al cuer descent.
­ Dis tu conquest ? ­ Oïl. ­ Et quel ?
­ Volentiers a tot le mains tel
Que tote cose bele et gente
A regarder moult atalente,
Et cil fait conquest asés grant
Qui fait al cuer tot son talent.

(D’amour, v. 53-66,
Ars. fr. 3516, fol. 298 v°c)

Car sougiet sont li œil al cuer
Si qu’il ne pöent a nul fuer
Contredire ne refuser
Qu’il ne lor coviegne esgarder
Sovent ce que li cuers desire.
Et li cuers par les ex remire
La grant dolçor qui le sosprent
Et par les ex al cuer descent.
Lors li recorde la fachon
De la greve jusqu’al talon
Entierement si comme il est,
[S]oit bon ou mal ou soit conquest.
­ [D]is tu conquest ? – Oïl. – Et quel ?
– Volentiers : a tot le mains tel
[Que] tote cose bele et gente
[A] regarder molt atalente ;
[Et] cist fait conquest asés grant,
[Qui] fait al cuer tot son talant.
(Cristal et Clarie, v. 133-44,
Ars. fr. 3516, fol. 324 v°d [35])

 

La citation répète une image concrète, synthétique, efficace, évoquant la silhouette de la jeune femme considérée « de la raie tracée dans sa chevelure jusqu’à ses talons », avant de désigner un chapelet de remplois remontant à celui, initial, de cet art d’aimer, recordé presque « entierement si com il est ». La citation fidèle est en effet scindée par ces vers comme une chevelure par une raie ; l’ajout de ces trois vers à l’ouverture du roman illustre dans une image prosaïque et concrète, incarnée, les méandres de la pensée amoureuse retenue par la beauté d’un corps, et prépare sa reprise finale dans le portrait de Clarie, soulignant ainsi la fonction pragmatique, intertextuelle et métatextuelle du portrait de l’héroïne, de ce faire image littéraire qui donne à voir un processus de réécriture.

 

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[32] « Tandis qu’il était étendu, perdu dans ses pensées, Cristal a consacré tout son cœur à Clarie, à se remémorer toutes ses courbes, de la tête aux pieds. Alors se présentent à lui sa beauté, son corps et son visage gracieux. Sa beauté n’était pas infime, et ce n’est pas aujourd’hui que je parviendrais à vous la décrire. Elle avait les cheveux bouclés et d’un blond éclatant, et sur sa tête était posé un diadème en or. Son visage était oblong, ses traits fins et ses sourcils bien tracés et élégants, sans qu’aucune main n’y eût jamais fait valoir son art. Elle était si magnifique que c’eût été vain ! Son front était dépourvu de rides, blanc comme une fleur, ses beaux yeux vifs et pleins de douceur. Son nez était droit, d’une longueur raisonnable, sa bouche bien modelée comme il convient, bien colorée, teinte d’écarlate, ses dents belles et menues, et son haleine douce. Il lui semblait bien la voir, mais il était le jouet d’une illusion. Telle qu’il l’avait vue auparavant, c’est ainsi qu’elle lui est apparue à l’esprit. La contempler lui était absolument délicieux : tout comme la rose d’un beau vermeil qui éclot entre les fleurs de lys, son teint était une pure merveille. Nature, qui était experte dans ce domaine, avait déposé le vermeil sur le blanc, les avait réunis et mariés, créant une harmonie aussi splendide que celle du sang sur la neige. C’est la vérité, nous ne mentons pas ! Son menton semblait fait d’ivoire. Son cou était clair, blanche sa poitrine. Elle était sublime, cette jeune femme ! Elle était dotée de belles épaules, de bras longilignes, de mains blanches et de doigts fins, de hanches étroites et charnues. Ses hanches, basses comme il convient, étaient plus blanches que la fleur de l’aubépine, et elles étaient si belles et parfaites que personne ne saurait en exprimer toute la grâce ni les reproduire. Dieu s’était tant appliqué à la réaliser qu’elle incarnait un pur modèle de beauté ».
[33] « Li vermauz sor le blanc asis » (Conte du Graal, v. 1824) est repris textuellement dans Cristal et Clarie, v. 2422 : « Li vermeil sor le blanc assis ».
[34] « Alors il lui rappelle les traits de l’être aimé tout entier, de la racine de ses cheveux jusqu’à ses talons […] ».
[35] « Les yeux sont en effet si assujettis au cœur qu’ils ne peuvent en aucune manière s’opposer ni se soustraire à la nécessité de regarder souvent ce qu’il désire. Et par les yeux, le cœur contemple, émerveillé, les charmes qui s’emparent de lui à l’improviste, et qui par les yeux parviennent jusqu’à lui. Alors ce dernier rappelle à l’amoureux les traits de l’être aimé tout entier, de la racine de ses cheveux jusqu’à ses talons, pour son bonheur ou son malheur, ou pour son intérêt personnel ».