Dans ce roman, l’image et la letre sont profondément unis. Les dispositifs visuels déployés visent à réfléchir l’écriture romanesque, et éveillent bien des réflexions à ce sujet. L’ensemble du processus placé dans une rêverie amoureuse tend à suggérer tout ce que la beauté idéale de la dame aimée doit aux prismes combinés du désir et de la subjectivité, car jamais l’héroïne ne sera décrite ni perçue en dehors du regard de Cristal, en dehors de ses rêves et rêveries érotiques. Ce moment fantasmé est en outre nourri du souvenir de l’être aimé, de sa phantasia, pour reprendre les termes de saint Augustin. Cristal se représente Clarie en faisant appel à sa mémoire, le désir et l’imagination faisant le reste. Parallèlement, cette image est pétrie de réminiscences du topos, et agrémentée de citations qui nécessitent, présupposent l’intervention de la memoria du romancier et du lecteur, et cela dans un roman dont le prologue s’ouvre sur l’importance de la mémoire et des artes memoriae juste avant de citer longuement D’amour. Dans la mesure où saint Augustin a démontré que « la mémoire suppose l’inscription d’une phantasia, d’abord perçue, puis retenue dans la mémoire » [36], on ne sera pas étonné de constater que le jeu littéraire déployé dans Cristal et Clarie s’appuie sur des images mentales suscitées par un support verbal. L’intérêt de ce récit consiste cependant à user de dispositifs visuels dans un but également métatextuel.
L’héraldique, un signe intertextuel et métatextuel
Un dispositif héraldique vient également confirmer que faire image, dans Cristal et Clarie, c’est bien souvent faire signe, solliciter la mémoire et les images qui y sont engrangées, en déployant un dispositif apert, visible, clair. Cristal chevauche au grand galop, fermement décidé à affronter Brïas et conquérir son cheval faé, lorsqu’il découvre un arbre splendide dans lequel est suspendu un bouclier :
Un escu d’or a l’arbre pent,
D’argent portrait ens un lïon
Qui molt ert de bone fachon. (Cristal et Clarie, v. 3388-90 [37])
Composé en un matériau précieux, le bouclier brille de mille feux, attire le regard du héros et celui des lecteurs. Il arbore les armoiries de son propriétaire, un lion d’argent, blanc. Par nature, cette image est un signe. La logique héraldique voudrait qu’il désignât l’identité du chevalier qui le porte [38]. Nous voilà donc à proximité d’un chevalier au lion. Chrétien de Troyes avait opéré une re-sémantisation de l’image ; il l’avait pourvue d’une riche épaisseur narrative et sémantique [39] : le lion, symbole christique, s’était fait le compagnon humble, fidèle, loyal et courageux d’Yvain, qui l’avait choisi pour emblème et l’avait intégré à son surnom. L’enseigne avait été soigneusement, progressivement et profondément établie, motivée. Il s’avère que l’image qui orne l’écu accroché dans l’arbre s’est généralisée [40] ; victime de son succès, elle a perdu son symbolisme laudatif au fil du temps. Galvaudée, l’image s’est vidée de son sens, est devenue une catachrèse. Dans la logique poétique du Chevalier au lion, cet écu luxueux, d’or orné d’un lion d’argent, est censé annoncer un chevalier d’une valeur équivalente, exceptionnelle, l’or et le blanc symbolisant conjointement la lumière divine et la royauté. Or la congruence attendue n’est pas : Brïas, propriétaire du bouclier, s’avère orgueilleux et violent ; quant à Cristal, il est mû par la convoitise et souhaite vaincre Brïas pour conquérir son cheval. Un jeu déceptif vient briser le système référentiel, tandis que Cristal ne prête aucunement attention à ce bouclier et ne semble pas identifier son propriétaire. L’image, dépouillée de ses fonctions traditionnelles, est réaffectée à un autre niveau. Elle se constitue en emblème détourné, une hypallage qui ne dit pas, finalement, l’identité du chevalier qui le porte mais celle du texte remployé dans les vers subséquents. Cette image assume une fonction pragmatique : elle éveille la memoria, ouvre à un univers référentiel exogène, celui du Chevalier au lion, et met le lecteur en relation avec ce texte, le place fictivement aux abords d’une source, et simultanément au seuil d’un avant-texte/source clairement désigné par l’évocation réitérée de l’écu :
“[...] La fontainne verras qui bout,
s’est ele plus froide que marbres.
Onbre li fet li plus biax arbres
c’onques poïst former Nature :
en toz tens sa fuelle li dure,
qu’il ne la pert por nul iver.
Et s’i pant uns bacins de fer
a une si longue chaainne
qui dure jusqu’an la fontainne.
Lez la fontainne troverras
un perron tel com tu verras,
- je ne te sai a dire quel,
que je n’en vi onques nul tel -,
et d’autre part une chapele,
petite, mes ele est molt bele.
S’au bacin viax de l’eve prandre
et desus le perron espandre,
la verras une tel tanpeste
qu’an cest bois ne remanra beste,
chevriax ne cers ne dains ne pors,
- nes li oisel s’an istront fors -,
car tu verras si foudroier,
vanter, et arbres peçoier,
plovoir, toner et espartir
que se tu t’an puez departir
sanz grant enui et sanz pesance,
tu seras de meillor cheance
que chevaliers qui i fust onques.”
(Chevalier au lion, v. 380-405 [41] |
Ensi cevalce tot pensant.
De loins choisi un arbre grant,
Onques n’avoit veü si gent.
Un escu d’or a l’arbre pent,
D’argent portrait ens un lïon
Qui molt ert de bone fachon.
Cele part a son frain torné,
Tresqu’a l’arbre n’est aresté.
Desous l’arbre ot une fontaine,
Qui molt estoit et clere et saine
Et sorjoit de si grant randon,
Com s’ele bolist de randon,
Si estoit plus froide que marbres.
Ombre li faisoit li beaus arbres,
Ou li escus d’or ert pendus.
Plus bel arbre ne fu veüs,
N’onques ne fist plus bel Naturre,
Car en tos tans sa fueille dure
Et en yver et en esté.
Cristal l’a forment esgardé,
Et la fontaine qui fu bele,
Qui sorjoit clere en la gravele.
De boire li prist grant talent
Et il de son ceval descent,
Si a sa lance el pré fichie,
Son ceval i a atachie
Et a de la fontaine but
Tant com il volt et com li plut.
Un petitet i reposa
Tant que un poi i someilla.
(Cristal et Clarie, v. 3393-3414 [42]) |
[36] O. Boulnois, Au-delà de l’image, Op. cit., p.73.
[37] « Y est suspendu un bouclier en or orné d’un lion d’argent de très belle facture ».
[38] Sur le fonctionnement du système héraldique, « dont la phase classique se situe grossièrement entre 1230 et 1380 » selon M. Pastoureau (Couleurs, images, symboles. Etudes d’histoire et d’anthropologie, Paris, Le Léopard d’or, 1989, p. 41), voir, du même auteur, Traité d'héraldique, 2e éd. rev. et corr., Paris, Picard, 1993 et Les Armoiries, Turnhout. Brepols, 2e éd. augmentée, 1998.
[39] Voir la synthèse de J. Dufournet, « Le lion d’Yvain », dans Le Chevalier au lion, Chrétien de Troyes. Approches d’un chef-d’œuvre, éd. J. Dufournet, Paris, Champion, Unichamp, 1988, pp. 77-104.
[40] Sur le lion héraldique, son omniprésence, son sens, voir Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Age occidental, Paris, Le Seuil, 2004, pp. 54-72.
[41] « "[...] Tu découvriras la fontaine qui bout, bien qu’elle soit plus froide que le marbre. Elle est ombragée du plus bel arbre que Nature pût jamais former : son feuillage est persistant, aucun hiver ne parvient à l’en priver. Un bassin de fer y est suspendu à une très longue chaîne reliée à la fontaine. Tu trouveras près d’elle un perron tel que tu le verras - je ne puis te fournir plus de détails, car je n’en vis jamais de semblable - et de l’autre côté, une chapelle petite, mais fort belle. Si tu veux puiser un peu d’eau de la fontaine grâce au bassin et la répandre sur le perron, tu assisteras à une tempête si violente que les bois se videront de toute bête, chevreuil, cerf, daim, sanglier – même les oiseaux s’enfuiront –, et tu verras tant de foudre, de vent, d’arbres brisés, de pluie, de tonnerre et d’éclairs que si tu parviens à sortir de là sans difficulté et sans peine, la fortune te sera plus favorable qu’à aucun chevalier qui s’y rendît jamais" » (Le Chevalier au lion, éd. bilingue établie, traduite, présentée et annotée par C. Pierreville, Paris, Champion, 2016).
[42] « Sous cet arbre, il y avait une source claire et pure qui jaillissait si impétueusement qu’elle semblait bouillir à gros bouillons alors même qu’elle était plus froide que le marbre. L’arbre magnifique auquel le bouclier d’or était suspendu l’ombrageait. Jamais on n’en vit de plus beau, de fait jamais Nature n’en fit de plus beau, car son feuillage est persistant, en hiver comme en été. Cristal l’a contemplé attentivement, ainsi que la jolie source qui jaillissait, limpide, sur le gravier. Saisi soudain d’un grand désir de boire, il descendit de cheval, planta sa lance dans le pré, y attacha sa monture et but à la source de tout son soûl. Il s’y reposa un instant, et s’assoupit même un petit moment ».