La vie sainte performée : Catherine de Sienne
revue par Ernest Pignon-Ernest, Bill Viola
et Marina Abramović

- Olivier Leplatre
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Fig. 27. B. Viola, Catherine’s room, 2000

Fig. 28. B. Viola, Catherine’s room, 2000

Fig. 29. B. Viola, Catherine’s room, 2000

Fig. 10. A. di Bartolo, Sainte Catherine de Sienne et quatre
bienheureuses tertiaires dominicaines
, v. 1394-1398

Aux temps de l’existence que sonde Bill Viola, contradictoirement simultanés et successifs, s’en ajoutent bien d’autres. Celui de la nature notamment, manifesté dans la fenêtre du fond, décentrée à la façon dont di Bartolo dispose au bord des cadres les voies d’accès ou d’issue correspondant aux lieux qu’il peint. Par cette fenêtre, le temps naturel est importé et s’accorde avec l’existence vécue par Catherine. Quelques objets de la chambre viennent rappeler cette co-présence des vies humaines et naturelles sous le signe de la spiritualité : la fleur, la pomme, l’eau sont les humbles messagers de cette communication. Tendant à prouver que la pièce est bien toujours semblable malgré la transformation de son ameublement, la branche d’arbre, disposée de manière strictement identique, exprime, par ses changements, les variations des quatre saisons (figs 27, 28 et 29). Fragment d’extérieur comme la scène vue est un fragment d’intérieur, la branche est la métonymie du temps qui passe et du temps qu’il fait ; elle ramifie le temps, liant la durée locale de la journée aux cycles naturels.

La nature se signale dans l’encadrement discret de la fenêtre en semblant diriger l’espace vers l’extérieur, qui n’est en réalité qu’un morceau de décor, et elle pénètre l’intérieur de la chambre par les modulations de son éclairage. Feutrée, peu à peu irradiante puis déclinante jusqu’à s’éteindre tout à fait, cette lumière, d’origine aussi artificielle que l’arbre, superpose saisons et journées en une commune déclinaison colorée : l’essor lumineux du matin n’est pas différent de l’éveil à la clarté du printemps comme l’enfoncement dans l’ombre, dominant le dernier panneau, fait entrer dans la nuit de l’hiver. Mais avec cette lumière, c’est aussi la couleur qui gagne la chambre en une série de petits pans d’une grande vigueur : les notes de bleu, de blanc légèrement bleuté, de rouge-oranger, de noir colorent l’ambiance de chaque panneau et produisent autant d’impressions de picturalité. La branche japonisante, elle, se détache sur le fond de ces couleurs ou de leur absence, au point d’étinceler, comme un éclair électrique, dans le troisième panneau. Là, elle tire sa lumière des bougies qui se sont substituées au soleil disparu et qui deviennent la source principale de l’éclairage. Dans le dernier écran, la branche a été éteinte par la nuit.

La fenêtre ponctue et pour ainsi dire rythme le lieu au moyen des touches chromatiques qu’elle resserre dans son rectangle et, par leur intermédiaire, elle introduit des qualités sensorielles, principalement tactiles : à la chaleur de l’oranger, s’oppose la froideur de la nuit. La sensation physique qu’apporte la lumière contribue ainsi à homogénéiser chaque panneau autour d’une valence essentielle, modulée selon les lignes de temps, privée et naturelle.

Ces niveaux temporels s’enrichissent encore d’un autre plan, celui du symbole, qui les surdétermine. En cela, Bill Viola retrouve le degré de signification qu’atteint la prédelle d’Andrea di Bartolo (fig. 10). Dans la prédelle, en effet, le temps symbolique est immédiatement sollicité. Il est rendu manifeste par les cinq miracles et il se dégage encore du passage de l’étage inférieur à l’étage supérieur. Les portraits des saintes, sans le décor de leur existence, les montre dans l’état des Bienheureuses. Extraites en quelque sorte des images de l’étage inférieur, les cinq dominicaines ont gagné le temps arrêté ou suspendu de l’éternité divine. Leur ont donné cet accès privilégié les épisodes miraculeux qui ont transformé leur vie. L’élévation matérielle des figures et leur agrandissement consacrent visuellement leur sainteté. Mais, nous avons vu que, contrairement à Andrea di Bartolo, Bill Viola ne fait pas le choix de l’événement ; il ne transcrit pas les actions qui, dans l’existence des saintes, relaient l’extraordinaire divin.

Pour autant, chez lui, les gestes de Catherine ne sont pas dépourvus d’une dimension allégorique : dans le story-board de Catherine’s room, chaque panneau est prévu pour dépendre structuralement d’une étape dans le rapport qu’entretient Catherine avec le sacré. La prière effectuée au début de la première vidéo inaugure cette chronologie symbolique sur laquelle repose le mystère du dialogue avec la transcendance, quelle qu’en soit la source (bouddhique, chrétienne ou zen). Ce dialogue est métaphorisé par le travail d’aiguille auquel se livre Catherine, et qui poursuit son installation dans la vie symbolique, humble ravaudage qui mime l’échange étroitement tissé entre la vie humble et la vie éternelle. Dans cet acte spirituel, le moi se concentre point par point, instant par instant.

Le troisième panneau a, quant à lui, été imaginé par Bill Viola comme l’expression, à travers les difficultés à écrire, du doute, de l’angoisse, de l’auto-flagellation, de la crise métaphysique. Inversement, le quatrième panneau rétablit la sérénité du contact avec le divin. De dos, tournée vers le feu qui, en de multiples points, brûle devant elle, Catherine s’adonne à la méditation avant qu’au dernier panneau, commence le temps du sommeil. Que voit Catherine dont le regard échappe au nôtre ? L’ardeur certainement de la présence divine dans l’autel de bougies, dans le feu qui embrase le mur et illumine la méditation, dans la branche aussi qui, tout en se tordant, se tend au-delà du cadre et au-delà de l’image qu’il circonscrit, vers un ciel invisible. Avec l’endormissement et le rêve, commencent, au quatrième panneau, les visions.

Mais toutes ces figures de la vie sainte sont elles-mêmes incluses dans la relation essentielle que Catherine entretient avec la vie et la mort. Entre violence des crises et ressaisissements, disponibilité à la lumière et enfouissement dans les ténèbres, Catherine connaît, quoique sans drame, le battement de la présence et de l’absence au monde ; oscillation qu’elle éprouve constamment au cœur de son existence et dans les actions qui l’emplissent. Et cette existence, marquée par son début et par sa fin, de sa naissance à son exténuation aux deux bornes du dispositif, est finalement l’ultime sujet des cinq panneaux. Mais cela n’amène pas Bill Viola à retrouver le temps chronologique, fût-il symbolisé, puisque Catherine sent dans chacun des panneaux et d’un panneau à l’autre l’alternance du rappel à la vie et de la perte de soi.

En sorte que le temps expérimenté, externe au sujet, ne diffère plus du temps intérieur. Ce que nous voyons de Catherine n’est peut-être en somme que ce qu’elle voit aussi en elle-même, dans sa chambre intime. Thérèse d’Avila décrit en termes de « château intérieur » l’architecture de son âme où Dieu vient loger jusqu’au secret de l’union mystique dans la demeure où « Dieu habite seul ». Cet agencement spatial, qui est une variante spiritualisée des arts de mémoire, est plus complexe que la chambre de Catherine. Chez Thérèse d’Avila, en effet, l’espace divin fourmille pour le voyageur d’une infinité de pièces contiguës, de portes et de fenêtres nombreuses et communicantes. Le palais de l’âme est un labyrinthe, même s’il est orienté selon un plan intelligible, où s’aventure le moi, où il risque l’égarement mais où il doit espérer la béatitude. Les cinq demeures de la chambre de Catherine dessinent une topographie allégée ; elles contiennent cependant encore, sous la forme de la vie simple, les errements et les certitudes qui, chez Térèse d’Avila, se traduisent, par projection et de façon plus spectaculaire, dans les lieux mentaux.

Chez Viola, le trajet symbolique frayé à travers les panneaux bénéficie en outre d’analogies, d’échos, d’allitérations visuelles qui s’affirment ou, plus implicitement, se devinent. De cette façon, s’inscrit le temps symbolique dans des logiques figurales d’attente et de préfiguration ou de reprise et de confirmation. La prière au soleil adressée dans le premier panneau anticipe la méditation aux bougies du troisième panneau. Le puits lumineux perçant en oblique l’espace du deuxième plan, selon l’axe des Visitation ou des Annonciations italiennes, trouve sa reformulation dans le feu de la quatrième chambre ou dans la lumière de la lampe de bureau au troisième panneau. La disposition de certains meubles ou éléments (les lampes par exemple) permettent des jeux de symétrie dans les cinq vidéos où, à chaque fois, les objets occupent les coins droit et gauche de l’image. On a signalé la correspondance chromatique des bleus, teinte de deux tissus que Catherine rapproche d’elle. Il faudrait commenter les éclats de blanc, nombreux, qui réunissent les porcelaines du premier panneau, les vêtements du deuxième ou les papiers, les bougies et l’oreiller des suivantes, ainsi que les fleurs de la branche d’arbre.

Le dispositif fait donc apparaître la merveille des simultanéités et invite le spectateur à comprendre que des processus sont à l’œuvre dans les images et qu’ils agencent le temps autrement. La prédelle d’Andrea di Bartolo a probablement suggéré à Bill Viola une telle plasticité des correspondances (fig. 10). On y voit le peintre siennois mettre en lien les postures des saintes : mains jointes dans trois compartiments inférieurs, bras ouverts dans les deux autres tandis que, dans les panneaux supérieurs, les dominicaines bordant Catherine avancent vers elle l’une de leurs paumes ouvertes. Dans quatre des cinq panneaux inférieurs, en contraste avec le noir des mantela et des autels, di Bartolo a distribué des zones de couleur rouge. De ces rappels du sang du Christ, l’image est envahie ; ils se répartissent plus systématiquement sur le sol et le dessus de chaque arche aux panneaux supérieurs.

Pour relever quelques exemples encore de cette syntaxe poétique de la figuration, les portes dans la partie inférieure, ogives noires qui annoncent les arches au-dessus d’elles, occupent plusieurs images ; elles les signent graphiquement, en incluant de surcroît un rappel de couleur avec les vêtements des dominicaines. Le crucifix, lui, paraît avec des variations, au centre de trois panneaux, au-dessus de l’autel… Le regard ne cesse donc d’être appelé à circuler d’une image à l’autre, d’un niveau à l’autre de l’image pour confronter les saintes et les rapprocher.

On l’a vu, s’intéresser à sainte Catherine, c’est pour les trois artistes réfléchir à la performance des images et, déjà, à ce qu’est une image. Tout ce que nous voyons n’est pas image ; l’image n’est pas seulement ce que nous voyons. Faire image de sainte Catherine engage à retrouver la grâce de la figure, qui est plus que le produit de la perception. Aussi chacun des dispositifs choisis cherche-t-il à opérer une transformation dont le spectateur s’enrichit. Sous la forme d’une grande figure dessinée et installée dans une église, d’une vidéo fractionnée ou d’une performance, les images modifient ce que nous voyons pour gagner une présence intensifiée, forte du mystère insondable auquel elles rendent sensibles. Ce sont à chaque fois des dispositifs de célébration qui médiatisent, dans de nouveaux environnements, le souvenir du caractère ontologique de l’image sacrale. En refaisant image de Catherine, Ernest Pignon Ernest, Bill Viola et Marina Abramović refont l’expérience du sens ancien de l’image quand elle faisait signe de l’absolu.

 

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[43] Cristal et Clarie, v. 3316-26, v. 3332-49 et v. 3352-56 réécrit le Chevalier au lion, v. 5406-16, v. 5423-39 et v. 5442-46.
[44] Sur la métatextualité, voir par exemple Métatextualité et métafiction : Théorie et analyses, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003 (en ligne. Consulté le 23 janvier 2023), plus particulièrement les contributions de L. Lepaludier, « Fonctionnement de la métatextualité : procédés métatextuels et processus cognitifs », pp. 25-38 (en ligne. Consulté le 23 janvier 2023) et J. Sohier, « Les fonctions de la métatextualité », pp. 39-43 (en ligne. Consulté le 23 janvier 2023).
[45] Comme l’a bien noté Louis Marin, « l’être de l’image, en un mot, serait sa force » (Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil, 1992, cit., p.10). Dans son étude, « Performativité de l’image ? », dans La Performance des images, Jean Wirth précise que « la performativité appartient donc à ce que l’on peut appeler l’acte iconique, par analogie avec l’acte de parole » (Op. cit., pp. 125-135, cit. p. 132).
[46] Ph. Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », art. cit., p. 36.
[47] O. Boulnois, Au-delà de l’image, Op. cit., p. 76.
[48] G. Bartholeyns, Th. Golsenne, « Une théorie des actes d’image », dans La Performance des images, Op. cit., part. p. 19.