La vie sainte performée : Catherine de Sienne
revue par Ernest Pignon-Ernest, Bill Viola
et Marina Abramović

- Olivier Leplatre
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Fig. 11. B. Viola, Catherine’s room, 2000

Fig. 12. B. Viola, Catherine’s room, 2000

Fig. 13. B. Viola, Catherine’s room, 2000

Fig. 14. B. Viola, Catherine’s room, 2000

Fig. 15. B. Viola, Catherine’s room, 2000

Fig. 16. E. Pignon-Ernest, Extases, 2016

Fig. 17. E. Pignon-Ernest, Extases, 2016

Fig. 18. M. Abramović, The House
with the Ocean View
, 2002

Fig. 19. M. Abramović, The House
with the Ocean View
, 2002

Fig. 20. M. Abramović, The House with the Ocean
View
, 2002

Chaque panneau correspond à un moment de la journée : matin, après-midi, coucher du soleil, soirée, nuit se succèdent, selon une durée à chaque fois de quelques minutes, afin que s’écoule finalement la chronologie d’un jour complet. Catherine obéit à une série de rites quotidiens qui scandent sa vie et dont nous pouvons suivre le déroulement parallèle. Le matin, elle débute sa journée par des exercices de yoga dont la figure du Salut au soleil (fig. 11). L’après-midi, dans une ambiance de lumière solaire, elle raccommode quelques vêtements (fig. 12). Avec le coucher du soleil, non sans tourments, elle essaie d’écrire (fig. 13) alors que, dans le panneau suivant, au moment du soir, elle allume d’innombrables bougies qui redessinent son espace et font sourdre en lui un feu puissant pour la prière (fig. 14). La nuit enfin, Catherine se prépare à se coucher. Elle commence par quitter ses vêtements et éteindre la lumière, puis elle se glisse sous ses draps et s’endort, seule dans le noir le plus complet (fig. 15).

Entre 2008 et 2014, Ernest Pignon-Ernest, connu pour ses collages éphémères sur les murs de Naples, de Nice ou dans les cabines téléphoniques de Lyon [2], élabore une installation avec huit grandes mystiques de la spiritualité européenne : Marie-Madeleine, Hildegarde de Bingen, Angèle de Foligno, Thérèse d’Avila, Marie de l’Incarnation, Madame Guyon, Louise de Néant, et Catherine de Sienne. Cet ensemble est exposé, sous le titre « Les Extases », dans différents lieux : la Chapelle Saint-Charles à Avignon en 2008, à Paris l’église Saint-Louis, l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, en 2014, l’abbatiale Saint-Pons de Nice en 2016 (fig. 16).

Ernest Pignon-Ernest regroupe huit figures, magistrales, hautes de trois à quatre mètres, qui dépassent en conséquence largement la taille humaine : ce sont des icônes de mystiques, dessinées à demi-nues, géantes unies en demi-cercle dans l’espace. Les dessins ont été marouflés sur de fines plaques courbées faites de résine et d’aluminium. Telles des colonnes de papier, ils se dressent, à la fois mobiles et rigides. Les figures miroitent à la surface d’un large plan d’eau ovale. Cet élément inattendu dans l’église cerne au sol le territoire de leur présence, à la manière d’une scène. Les saintes paraissent émerger de l’eau primordiale et purificatrice, tendues en direction du ciel. Elles conservent du liquide l’apparence d’un flux qui les submerge et fait ondoyer leurs corps. Leur mise en espace est renforcée par une lumière changeante, passant toutes les cinq minutes du sombre au plus clair, puis du clair au sombre. L’installation est ainsi soumise à une oscillation de clarté et de ténèbres, de vie et de mort. Au diapason de cette lumière artificielle qui les balaie, accentue ou estompe leurs traits, rehausse ou éteint les drapés et les corps, les saintes hésitent entre les expressions de la perte et la plénitude, du déchirement et de l’offrande de soi, de la douleur et de la jouissance. Comme ses sœurs avec lesquelles elle fait corps, Catherine a les yeux presque fermés (fig. 17) ; son corps en partie découvert se tourne vers le sol dans une sorte d’affaissement compliqué d’une torsion qui le replie partiellement sur lui-même. Le mouvement découle de la violence intérieure qui inonde l’extatique ; il est retenu cependant par le bras gauche surélevé, en appui sur un mur invisible.

La troisième œuvre est une performance de Marina Abramović : The House With The Ocean View (fig. 18). L’artiste d’origine serbe ne mentionne pas explicitement Catherine de Sienne mais elle redéploie le dispositif de la prédelle et sembler imiter le récit de vie filmé par Bill Viola, en l’incarnant avec un engagement personnel total.

Marina Abramović a juxtaposé trois modules identiques et uniformes, d’un blanc immaculé, dans le style des bungalows de Mission à Los Angeles. Les modules sont dépourvus de toit et mis en hauteur. Chaque pièce au mobilier de bois très rudimentaire, du type Ikéa, remplit une fonction spécifique : la première sert de salle de bain ; la seconde, munie d’une table et d’une chaise, fait office de salle à manger ; la troisième est une chambre au lit dépourvu de matelas. Sur des étagères, ont été rangés sept vêtements de couleurs différentes, autant que de jours de la semaine : rouge, bleu, blanc... Les compartiments sont séparés par un espace qui, toutefois, n’empêche pas de passer de l’un à l’autre puisque, à l’exception des murs extérieurs du premier et du troisième module, une ouverture dans la paroi facilite la circulation. Les pièces sont rendues accessibles (mais en définitive inaccessibles) par trois échelles de bois d’un mètre cinquante environ dont les marches ont été remplacées par de larges lames de couteaux de boucher (fig. 19). Impossible de partir pour celui qui se trouve à l’intérieur des modules et personne ne saurait y monter.

En 2002, Marina Abramović décide donc de se retirer pendant douze jours dans ce lieu isolé au sein du Musée Sean Kelly à New York qui, de novembre à décembre de cette année-là, lui consacre une importante rétrospective. Au douze premiers jours de l’exposition, dans la galerie centrale, l’artiste ne quitte pas la plateforme qu’elle a fait ériger, elle ne mange aucun aliment et ne boit que de l’eau. Elle ne parle pas et le public autorisé à venir voir la performance ne doit en aucun cas lui adresser la parole (fig. 20). Il est néanmoins autorisé à l’observer, voire, au moyen d’un puissant télescope à sa disposition, de la scruter jusqu’en ses occupations privées : aller aux toilettes, se doucher, dormir… Une ligne blanche tracée au sol fixe l’interdit du contact et maintient à distance les spectateurs, jusqu’à deux cents à la fois, tout en leur offrant, selon l’artiste, l’éventualité d’entrer avec elle dans un échange d’énergies. On retrouve dans ce dispositif des modèles de retraite déjà essayés par l’art contemporain, à commencer par Bill Viola lui-même : dans une vidéo intitulée, Reasons for knocking in a empty House de 1982, l’artiste se filme trois jours sans manger, sans dormir dans une pièce pour atteindre une forme d’ascèse mentale et physique poussée à ses limites.

Dans Catherine’s room, Viola a demandé à son actrice fétiche, Web Garretson, d’interpréter Catherine. Mais, bien qu’encouragée par l’artiste à éprouver intimement les émotions attachées à la représentation, Web Garretson n’est pas Catherine ; la vidéo, préalablement scénarisée, a été tournée en studio. Tout différemment, Marina Abramović accomplit pour elle-même, bien qu’en interaction constante avec les spectateurs, une ascèse, certes temporaire mais dont le déroulement se confond avec la vie réellement vécue. Que cette performance soit filmée n’est pas à proprement parler, comme chez Viola, indispensable à l’œuvre qui correspond d’abord à une expérience individuelle, menée en direct, de retraite et de purification. Au fil des jours, un métronome marque le temps qui passe en rythmant mécaniquement les activités quotidiennes, surtout composées de gestes : pleurer lentement pendant vingt minutes, se laver méticuleusement, se tenir paumes ouvertes immobile au bord d’un des escaliers… Ces gestes-moments ont pour but de ramener l’existence à sa simplicité, sans la censure de la pudeur, et de dégager en chaque acte ritualisé, sans être tout à fait prévue, une force de méditation. Au bout du douzième jour, empruntant un escabeau, l’artiste, vêtue d’un peignoir, redescend de la plateforme. Au moyen d’un micro, elle s’adresse aux spectateurs pendant une dizaine de minutes ; elle justifie ses mots en rappelant le rôle déterminant du public dans une performance envisagée comme une communion de présences.

Dans les trois cas, les artistes ne sont pas contentés de dresser le portrait de Catherine. Ils ont opté pour des dispositifs relativement complexes de mises en images, dépendantes de mises en espace et de mises en temps. Ces images ne sont pas uniques : elles sont fractionnées dans un split-screen chez Viola, démultipliées chez Pignon-Ernest qui rassemble son ecclésia de mystiques dans une danse de dessins. Les expositions sont en outre pensées en terme de scénographie : celle de l’accrochage pour Viola qui réfléchit à la taille des écrans, ajuste la distance de visibilité… ; celle de l’installation pour Ernest Pignon-Ernest qui s’est toujours préoccupé du rapport de ses dessins éphémères à leur support principal, le mur (en jaugeant son grain, sa résistance…) ; ici, l’artiste met en volume et pour ainsi dire sculpte ses images. Pour les Extases en effet, Ernest Pignon-Ernest intègre les contraintes fortes de lieux, les églises, dont l’architecture intérieure est imposante et éminemment signifiante : il fait rimer les colonnes de ses dessins avec les colonnes de pierre des églises et les ornements sculptés ; de même, le miroir d’eau s’apparente à une rosace, une sorte de vitrail naturel, ajouté à ceux des églises. Quant aux portraits eux-mêmes, ils complètent les tableaux suspendus aux murs des églises dans le langage moins habituel du dessin et surtout à un endroit surprenant, en lieu en place de l’autel, au cœur de la nef.

Les dispositifs exercent donc sur leurs contextes des stratégies d’intégration ou de détournement qui déterminent la syntaxe originale des œuvres. Cette syntaxe articule des éléments plus ou moins hétérogènes ; le support par exemple, inégalement présent (du simple mur à l’espace entier d’une église ou d’une salle de musée). Mais l’œuvre dialogue aussi avec d’autres œuvres : Viola insère Catherine’s room dans l’économie générale de son exposition Passion (modulable selon les lieux) au sein de laquelle il décline le thème de la spiritualité, les manifestations de l’émotion, et réemploie, sous plusieurs aspects, la structure de la prédelle empruntée aux représentations médiévale et renaissante. D’autres constituants de l’œuvre sont plus extérieurs au lieu où l’œuvre est insérée, mais indispensables à son fonctionnement. Ainsi les passages de lumière ajoutés par Pignon-Ernest aux éclairages naturelles des églises. Ces vagues lumineuses sur les dessins et l’espace contribuent à théâtraliser les images, à l’égal du miroir d’eau ; elles accroissent également l’impression de les voir s’animer ; enfin elles mettent au jour, par les variations obtenues sur les zones ombreuses ou éclairées, les virtualités graphiques des figures, en augmentant d’autant leur nombre à chaque instant.

Marina Abramović, quant à elle, incarne le portrait de Catherine si pleinement qu’aucune référence à des saintes et des mystiques n’est retenue explicitement par la performeuse. Elle prête, mieux : elle abandonne son corps au dispositif scénographique qui déborde largement le portrait. Mais elle fixe malgré tout un cadre à la performance qui permet son exécution. Le dispositif se comporte ainsi en « matrice d’interactions potentielles » [3] car chaque élément de la performance agit sur les autres selon des chaînes de significations plus ou moins indéterminées, même si l’improvisation de Marina Abramović, sans être scénarisée comme chez Bill Viola qui prescrit le jeu de son actrice, a tendance à se limiter à des séries de gestes répétés. La performeuse est bien l’opératrice du dispositif mais il exerce sur elle des déterminations qui donnent tout son sens au projet d’ascèse ; elles sont si fortes que la présence de l’artiste est comme abaissée ou, dans un sens plus spirituel, humiliée par le dispositif lui-même, appréhendable comme une procédure de soumission et, conjointement, de libération existentielle et créatrice.

Marina Abramović développe son action selon un mode de représentation ostentatoire, par sa durée et par sa radicalité. Elle l’intègre dans l’espace muséal dont elle redéfinit la fonction d’accueil et qui, en retour, en modifie la nature car l’intervention a été programmée et compte, quoiqu’inédite, parmi les œuvres de la rétrospective, laquelle doit donc être plutôt envisagée, en raison de la nature du travail de Marina Abramović, comme une exposition vivante. Un tel usage du lieu peut dérouter en ce qu’il ne répond pas strictement aux missions de conservation et de monstration qui sont d’ordinaire assignées à l’institution muséale. Il n’est cependant pas absolument inattendu dans la mesure où le musée est devenu depuis longtemps un espace recevable de performances.

 

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[2] Voir le site de l’artiste (en ligne. Consulté le 22 février 2023).
[3] Ph. Ortel, Discours, image, dispositif, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 6.