Et cependant, quelle que soit la contemporanéité de Catherine, perdure une inactualité de sa re-présentation, assumée par chacun des artistes. Elle tient essentiellement au risque et au défi de la transcendance, au risque et au défi de se replacer dans ce qui attachait autrefois, à une époque désormais révolue, l’art à la religion. Ce retour aux visages et aux signes de la foi relève d’un double mouvement apparemment contradictoire, complémentaire en réalité. Car d’un côté, les artistes se réapproprient des modes de figuration qui étaient du domaine du sacré, réservés aux exigences de la dévotion, et ils les confient au libre usage des hommes. Ils s’adonnent ainsi, dans les termes de Giorgio Agamben, à des processus de profanation [10]. Mais ils le font pour mieux resacraliser leurs images, en posant autrement les conditions d’un réenchantement, conforme à chaque univers de création.
Bill Viola accroche sa prédelle numérique, comme un tableau de dévotion, sur le mur du musée à disposition de tous. Il nous demande de lever les yeux vers cette vie plus haute mais à notre portée, de recevoir ces images sans les consommer trop vite, afin de véritablement les regarder parce qu’elles nous regardent et d’accepter de consacrer suffisamment de notre temps pour pénétrer dans l’autre temps de Catherine ; « Catherine » justement, désignée de son nom familier, commun, négligemment libéré du titre éminent de la sainte. Dans ce dispositif, grâce à l’appareillage technique qui ne nuit pas à sa valeur mais cherche à l’intensifier, l’image ne subit aucune perte d’aura, bien au contraire. Tout contribue à lui réattribuer ses propriétés d’authenticité (et en conséquence à refaire vraiment image) : réemploi d’un support traditionnel (la prédelle), temps ralenti du visionnage, possibilité de sa reprise infinie (en une modulation subtile de la reproductibilité) qui autorise le ressassement visuel propice à la contemplation méditative… Catherine’s room est bien transportable et rediffusable, ce qui dans la pensée de Walter Benjamin pourrait dégrader sa présence [11]. Or l’œuvre est d’une actualité qui n’est pas justiciable de n’importe quelle circonstance : on ne la verra nulle part ailleurs que dans le temps et la durée d’une exposition décidée et montée par l’artiste où sa place aura été concertée et ainsi rendue nécessaire, d’une nécessité qui est celle de son absolue présence. Rapprocher l’œuvre du spectateur, profaner le lointain et l’inapprochable dans le lieu commun des expositions ne conduisent pas à cette promiscuité qui, pour Benjamin toujours, affaiblit l’intensité. Viola espère inversement restituer à l’image son autorité et sa puissance d’unicité dans la mesure où l’œuvre doit réinventer l’hospitalité d’un autre regard, d’une certaine façon ritualisé, attentif, soutenu, lui-même intensifié.
Marina Abramović, quant à elle, ne fait plus mention de Catherine de Sienne ; pour autant, elle convertit le musée Kelly en un lieu de recueillement et elle rejoue dans cet ermitage temporaire les conditions et les exigences de l’ascèse. Elle les rejoue en effet, sans que ce terme soit péjoratif ou disqualifie la vérité de l’expérience car le jeu affranchit et « détourne l’humanité de la sphère du sacré sans pour autant l’abolir » [12]. L’appartement transformé en cellule réagence complètement l’espace du musée, devenu ensemble espace privé du plus intime et espace public où cet intime se donne et où disparaît la frontière du profane et du sacré, non sans provocation. Car la surprise, et presque le scandale, de ce geste esthétique est la condition requise pour une interpellation du regard qui soit éveil ou réveil de la conscience. La performance performe l’espace et le change le musée en lieu hétérotopique [13], autre lieu ou peut-être vrai lieu, réassigné, déplacé et cependant recentré, qui déplace le sacré vers le profane ou rétablit le sacré au sein du profane. Elle aménage donc un lieu qui opère comme un contre-espace, contestataire, creusant dans le désordre et l’agitation du monde abandonné à l’Histoire l’occasion d’une déprise, d’un dégagement tel qu’il régénère le désir de se réengager au monde.
Ernest Pignon Ernest, pour sa part, redépose dans les églises des images qui lui appartenaient autrefois. Ce geste surprend d’abord chez un artiste de la profanation, au sens dont Agamben fait l’éloge ; un artiste qui a sorti les œuvres de ses lieux assignés : l’église, le musée, et qui les a livrées au-dehors, sur les supports souvent salis et dégradés des rues et qui les a soumises aux aléas du temps climatique et chronologique, en les abandonnant à leur inévitable destruction. Depuis toujours, Ernest Pignon-Ernest profane les images, il les désacralise, il les dévêt de leur ancienne fonction religieuse et conteste le prestige de leur immortalité. Il les rend à l’usage, à l’usure des murs où elles s’abîment et disparaissent, disponibles à l’économie esthétique d’un partage commun avec les hommes et les femmes qui passent. Pour Extases, Ernest Pignon Ernest renoue avec l’image exposée, protégée, enlevée aux intempéries et par conséquent à la finitude et à la défaite. Au lieu de favoriser leur détérioration en la célébrant comme le processus même de l’image, Ernest Pignon-Ernest renforce matériellement ses dessins, il les consolide : les grandes plaques métalliques miment de leurs ondes ce qui advient dans la rue quand le dessin, rendu à sa triviale réalité d’affiche, se gondole, se décolle et choit ; et pourtant, cette labilité du support, qui double les convulsions du dessin, fixe, minéralise presque les images, bien qu’avec la légèreté de l’air comme soulevé par le ballet des corps.
Le temps des images
En s’intéressant à Catherine, chacun des trois artistes repense la manière dont notre temps est susceptible de faire revivre ce qui a été et de lui faire encore place. La réactualisation de la sainte passe par une mémoire d’images grâce auxquelles le présent se rapproche du passé tout autant que le passé continue d’exister dans le présent. Ainsi Catherine transcende l’Histoire, elle porte son expérience en images bien au-delà d’elle, jusque dans le contexte d’autres temps capables de l’accueillir, de réenvisager sa présence pour s’éclairer eux-mêmes d’une autre lumière.
Pour Marina Abramović, performer les images de Bill Viola dans son corps même n’a pas été dicté par un simple jeu avec l’art. L’artiste s’engage vraiment dans le temps hors du temps de l’ascèse. Tout comme celle de Bill Viola par rapport au polyptique d’Andrea di Bartolo, sa démarche ne relève pas de la logique du tableau vivant : Marina Abramović n’entend pas reproduire une œuvre en lui prêtant simplement son corps ; elle donne vie à des images qui l’ont guidée dans son projet, et dont on imaginera que Catherine’s room a pu être le catalyseur. En récréant Catherine’s room, tout en l’intégrant à son œuvre personnelle, elle montre à quel point la prédelle de Bill Viola, qui relaie celle de di Bartolo pour lui donner une première forme animée, aspire à la vie.
La modernité de Catherine’s room ne réside pas dans le médium technique qu’emploie Bill Viola. Elle vient de ce à quoi la technique rend sensible : le sens, la force des gestes que filme Bill Viola et qui sont, eux, profondément inactuels. C’est, en réalité, traversé du désir d’éternité que s’effectue pour les trois artistes le retour à sainte Catherine et que s’impose, fût-ce à rebours des tendances de l’art, la permanence d’une sacralité que les images ont le privilège de diffuser. Pour Ernest Pignon-Ernest, sainte Catherine est du temps présent parce qu’elle lance un appel vers ce qui la dépasse et que ce qui la dépasse est l’éternité même mais aussi, avec des implications plus politiques, parce que la sainte noue dans son corps un désir de femmes qui parle à toutes les femmes, lui aussi hors du temps bien que profondément contemporain.
Le sentiment d’éternité que se dégage de la prédelle de Bill Viola s’accomplit, quant à lui, dans le volume de temporalités que l’artiste a réussi à coordonner. Transposant son art dans un autre, Bill Viola déclare avoir voulu « sculpter le temps ». Le montage en split-screen lui a permis en effet de rassembler plusieurs lignes de temps (fig. 26).
La première suit l’ordre des actions effectuées par Catherine dans chacun des écrans. Ses différents gestes appartiennent à une chronologie linéaire composée de moments variablement longs en fonction de chaque activité. Les cinq séquences représentent donc, coupés dans le flux de la vie, cinq échantillons d’une journée complète qui débute et se termine. Néanmoins, cette ligne de la temporalité quotidienne est fragmentée : l’espacement entre les panneaux rappelle que les écrans sont soudés les uns aux autres mais parfaitement indépendants. Chaque panneau est bien la partie d’un tout, recouvrant une journée vécue du matin à la nuit ; il est aussi le tout de sa propre partie. Le décor de la pièce n’est ainsi plus le même, comme si la chambre était celle d’une autre période de la vie et que les quatre vues étaient distantes dans le temps. D’une image à l’autre, Catherine ne porte plus les mêmes vêtements.
Surtout, le montage met en parallèle les actions respectives des panneaux et les montre ensemble. Cette simultanéité contredit la chronologie et introduit, appréhendable par la synthèse que peut opérer le regard, un phénomène de polychronie. Il existe bien, en même temps, une Catherine et cinq Catherine, différentes et cependant identiques, susceptibles en tout cas de se rassembler en une même identité maintenue dans sa diversité : manière pour Bill Viola de suggérer la multiplicité du moi, la division de la subjectivité et également l’effort de son unité, dans l’épaisseur et la plénitude d’un présent kaléidoscopique.
Dans la prédelle d’Andrea di Bartolo déjà, les cinq saintes se caractérisent par leur parfaite ressemblance (fig. 10). Le peintre pourtant a pris soin de les désigner minutieusement en peignant leurs noms ; chaque plan du panneau doit renvoyer à l’un des miracles qui les spécifient. Mais, par ailleurs, il est évident que les saintes se sont qu’une seule et même personne, sous le regard de Dieu : leurs portraits plastiquement séparés, chacun encadré avec netteté, répercutent une unique figure, celle de Catherine au centre géométral du dispositif. Par leur position dans les parties supérieure ou inférieure, les quatre saintes se tournent vers Catherine qu’elles annoncent et redoublent, s’offrant à sa gloire et la reconnaissant pour la première d’entre elles.
[10] G. Agamben, Profanations, Paris, Editions Payot et Rivages, 2006 [2005]. Voir L. Louvel, « Ruines de papier et "recouvrances" extatiques : Ernest Pignon Ernest et le spectateur devant les murs », dans « Street art », récit et poésie : réflexions sur les pratiques artistiques urbaines à l'occasion de la rétrospective Ernest Pignon-Ernest à Nice en 2017, sous la direction d’E. Comoy Fusaro, H. Gaillard., Dijon, Editions universitaires de Dijon, 2019, pp. 35-44.
[11] W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans L’Homme, le langage et la culture, Paris, Denoël-Gonthier, 1971 [1936], pp. 137-181.
[12] G. Agamben, Profanations, Op. cit., p. 99.
[13] M. Foucault, Le Corps utopique. Les hétérotopies, présentation de Daniel Defert, Paris, Lignes, 2019.