La vie sainte performée : Catherine de Sienne
revue par Ernest Pignon-Ernest, Bill Viola
et Marina Abramović

- Olivier Leplatre
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Fig. 25. M. Abramović, The House with the Ocean
View
, 2002

Par contraste avec cette quiétude, la Catherine de Pignon-Ernest, plus attentif certainement à la ferveur de la sainte, est d’une beauté convulsive, baudelairienne, « explosante fixe » selon l’expression de L’Amour fou de Breton, entièrement prise dans la Grâce qui l’irradie : un événement unifiant (aucun endroit du corps n’est épargné par l’effet de la rencontre divine) et un événement déchirant (la chair paraît abandonner toute résistance). Si Catherine de Sienne est entourée d’autres saintes, la série qu’elle compose avec elles n’entraîne pas de récit. Le ravissement mystique ne se dilue pas dans le rythme fluide des jours à la façon de Bill Viola ; il se resserre, se comprime dans l’énergie qui capte le corps, le statufie tout en l’arrachant par le mouvement à l’immobilité. Est alors obtenu l’accord oxymorique d’un figement mobile qui transforme chaque pose en un instant ultime, dont l’extrême tension est reproduite ou mieux répercutée, comme une onde, par les autres saintes. Chaque figure imprime l’espace de son geste et chaque geste répète, bien qu’avec ses inflexions propres, les scansions d’un corps ardent, souffrant et sublime. Les saintes d’Ernest Pignon-Ernst quittent leur identité individuelle, comme elles se dépouillent de leurs oripeaux, au profit d’une identité collective, d’un vaste corps mystique qui est un corps rythmique : une chorégraphie des intensités.

L’œuvre de Viola n’oublie pas complètement ce feu de la foi. Le quatrième écran s’embrase de la lumière du contact avec Dieu tandis que la nuit qui submerge l’écran suivant plonge Catherine dans les doutes voire les affres de l’ombre. Viola introduit encore un moment de crise, avec la difficulté d’écrire, que Catherine doit combattre dans le troisième écran. Ne se déroule pourtant aucun drame visible sinon le soubresaut d’une vie exactement vécue et dont l’écriture, probablement, souhaite témoigner. Dans cette vie, les actes de Catherine n’illustrent pas la pulsion de sacrifice dont a été hantée au contraire Catherine de Sienne. Alors que cette dernière déclare écrire avec le sang du Christ, comme si ses mots coulaient de son corps, la Catherine de Bill Viola n’atteint pas les excès d’ascèse contre le corps, que l’écriture exalte. La sainteté de la Catherine moderne est dépourvue de la dimension du péché et de la pénitence dont se préoccupe constamment Catherine de Sienne ; elle n’est pas une épreuve de la misère humaine.

Toutefois, comme Catherine de Sienne, Catherine éprouve le besoin de s’exprimer. Cette intention de transmission, au moyen de l’écriture, contredit son silence absolu. Elle est à relier à l’œuvre elle-même, proposée au regard et, à travers lui, dans son prolongement, à la méditation des spectateurs. L’ouverture au paysage au sein de l’image miniaturise cet accès à l’extériorité de la vision. La vidéo montre la vie de Catherine sans qu’elle puisse en avoir conscience mais son envie d’écrire suggère que s’exprimer ne contredit pas une solitude qui se veut, en définitive, moins repli que communication. Aussi le récit filmé de la vie de Catherine correspond-il à une forme consentie d’écriture de soi ; la vidéo est la trace visuelle du dialogue de soi avec soi et de soi avec le monde. L’acceptation implicite du regard d’autrui sur son intimité protège Catherine de tout voyeurisme, et la vidéo retrouve la valeur de contemplation qui sous-tend l’image religieuse.

Pour souligner la destination dévotionnelle de l’œuvre, réenvisagée dans les conditions techniques du regard moderne, les images ont été délibérément ralenties à 75% environ de leur vitesse réelle. Viola produit de la sorte un effet immersif, renforcé par la boucle du temps-vidéo, infiniment reproductible : il encourage le spectateur à approfondir ce qu’il regarde en une relation à ce qu’il peut y voir. Le spectateur ne vole pas les images d’une existence privée arrachée au monde, il accède à ce que cette intimité signifie par elle-même et au-delà d’elle-même. C’est en ce sens que s’interprète encore l’androgynie de Catherine : concourant à l’intention d’universalité qui préside à l’œuvre, elle facilite, en la désexualisant, la projection du spectateur. Nous sommes loin de la féminité exacerbée par Pignon-Ernest qui fait de l’extase mystique avant tout une expérience de la féminité, du corps des femmes.

La question de l’effraction se pose autrement avec la performance de Marina Abramović. Si la vie de Catherine chez Viola est représentée dans le moment où nous la regardons, elle ne nous est néanmoins pas exactement accessible dans sa temporalité propre. La rétrospection comme le fait que Catherine soit jouée par Web Garretson suppriment pour l’artiste les ambiguïtés de l’incarnation sans médiation qu’entraîne la performance. L’écran est employé comme vecteur de transparence et comme obstacle, double qualité sans lesquelles l’image ne saurait pour Viola être véritablement pensive. L’écran exhibe autant qu’il protège, il invite et tient éloigné le regard. Sans doute importe-t-il à Viola que son actrice éprouve au plus loin de sa subjectivité l’histoire de Catherine, qu’elle puise dans son existence personnelle des échos de ce que ressent le personnage mis en scène. L’actrice atteindra ainsi les émotions les plus vraies, bien qu’artificiellement stimulées. Ce jeu se rapproche de la performance ; il en diffère pourtant, du moins par rapport aux conditions dictées par Marina Abramović. Car cette dernière s’absorbe dans une expérience unique, détournée du temps personnel, totalement investie par un sujet mis au défi de ses limites. Contrairement au dispositif de Bill Viola, la vidéo, tirée de la performance de Marina Abramović, la prolonge ; elle la diffuse sans pouvoir être tenue pour l’œuvre qui, quant à elle, correspond strictement, complètement au moment vécu.

Marina Abramović ne simule pas l’ascèse qu’elle s’impose ; elle s’astreint effectivement à ne plus manger pendant douze jours, à boire seulement de l’eau dans un présent épuré et purifié. Sans prétendre définitivement à la sainteté, elle en ressaisit le double message de décantation intérieure et d’exemplarité édifiante. Ce faisant, elle prend part à l’interrogation autobiographique qui caractérise en grande partie l’art d’aujourd’hui : elle exige d’elle-même d’obéir à une façon d’être et elle la vit comme un aspect et même une nécessité de son travail d’artiste et de femme. Au nom d’une quête de sens attribué à l’existence, du besoin de faire retraite pour mieux être au monde, la performance accorde esthétique et éthique, et elle renoue avec une certaine perception métaphysique de l’art. La préoccupation de soi est donc, en même temps, associée à une démarche tournée vers le spectateur auquel est proposée une rencontre avec une autre manière de ressentir le temps et le corps.

Faut-il encore parler d’image pour nommer cette situation existentielle ? La performance est bien régie par des règles de représentation : une certaine unité de temps et de lieu, un décor, la distance du spectateur et l’interdit du contact. Mais la scène accueille un pan de vie ramenée à l’essentiel ; les règles théâtrales fixent le cadre d’effectuation d’une épreuve réelle qui n’est affaiblie par aucune translation mimétique. L’imitation qui sous-tend la performance n’est pas de nature illusionniste, elle informe la vie elle-même en y reproduisant les exigences de sainteté que Catherine, à l’imitation du Christ, a voulu s’imposer. Elle est opératoire ici et maintenant pour l’artiste et pour le spectateur convié avec elle, par sa médiation, à participer, dans des termes tout autres que ceux d’une banale visite d’exposition, à une expérience privilégiée, un don de soi valable pour chacun.

C’est dans cette perspective que la performance fait image contre les flux iconiques dont parle Marie-José Mondzain et qui se déversent continûment dans notre quotidien pour emporter en premier lieu la pertinence et le sens de l’image de soi. « L’image, écrit Mondzain, court un grave danger, et menace de disparaître sous l’empire des visibilités » [9]. Avec la frontalité impudique d’un face-à-face total avec autrui, l’action de Marina Abramović livre l’intime à l’espace public mais pour y déjouer l’exhibitionnisme et la tentation du voyeurisme puisqu’elle substitue à la curiosité le souci de soi et de l’autre (fig. 25). Elle déplace la performance vers l’enjeu d’une intimité resignifiée et d’un échange sincère entre des sujets qui, salutairement violentés par la radicalité du propos et donc possiblement émus, redécouvrent ensemble, dans le consentement du silence, ce que vivre vraiment, au voisinage de la mort, peut vouloir dire.

Explorer la vie sainte de Catherine de Sienne est une façon pour les trois artistes de regarder l’infinité à travers l’individualité d’une femme et de considérer, en elle et dans sa forme de vie, une Voie. Catherine de Sienne, elle-même, percevait bien ainsi sa foi, dans les termes d’une intercession, d’une existence investie, et finalement sacrifiée, dans la pénitence, en faveur de chaque être à qui cette vie devait faire signe.

 

Modernité de Catherine

 

Marina Abramović pratique la performance ; Bill Viola recourt à la vidéo mais sur le modèle ancien de la prédelle : la vie rejouée de Catherine de Sienne s’appuie sur les modes contemporains de l’expression. Ernest Pignon-Ernest, bien qu’attaché à l’anachronisme du dessin, l’intègre dans un dispositif scénographique moderne qui s’accompagne de problèmes techniques à résoudre. Si elles sont universelles, l’extase mystique, l’ascèse, la sainteté se disent dans les langages d’aujourd’hui ; aussi trouvent-elles l’occasion de nous concerner et de prouver qu’elles ont encore quelque chose d’essentiel à nous transmettre. Cette actualité des images dévotes, chaque artiste la raccorde aux enjeux insistants de la modernité. Marina Abramović aborde l’ascèse par le prisme des catégories de la subjectivité et de l’altérité qui obsède l’art contemporain et elle questionne nos innombrables projections en images, des plus triviales aux plus raffinées. Dans la figure polymorphe de Catherine qu’il compose, Bill Viola fait voisiner les cultures, du Japon à l’Inde en passant par l’Occident dans un syncrétisme ou un pan-spiritualisme : « we need new sacred images for our time ! » (Journal, novembre 2007).

Ernest Pignon-Ernest situe, lui aussi, ces grandes mystiques au cœur des problématiques qu’il développe depuis toujours touchant les marginaux, les opprimés ou la condition des femmes. Il voit dans le mysticisme une forme de contestation de l’institution religieuse et ce, d’autant plus qu’elle est féminine. Pour Ernest Pignon-Ernest, Catherine de Sienne est une chrétienne sans église. L’affichage des corps mystiques, que l’Eglise a voulu contrôler plus que tout, est un acte subversif ; il est bien entendu accentué par l’érotisme des dessins et l’expression de la jouissance qui s’en dégage, au comble de la féminité. Le corps de la femme mystique est le lieu de la résistance absolue, absolue en ce qu’il est irréductible à tout discours et à toute autorité, et en ce qu’il déstabilise la représentation.

Quant à Marina Abramović, sa performance est en rapport direct avec le 11 septembre. Elle confiera être venue à New York juste après cette tragédie et avoir trouvé la ville profondément bouleversée, les habitants plus vulnérables, plus émotifs, et à ses yeux plus spirituels.

 

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[9] M.-J. Mondzain, Le Commerce des regards, Paris, Seuil, 2003, p. 17.