Visiblement, Ernest Pignon-Ernest ne conçoit plus de distinction entre le dessin préparatoire et l’œuvre terminée. Il estime que le dessin, d’ordinaire réservé à l’atelier, fait en lui-même œuvre. L’indétermination est pour lui signifiante, non seulement du point de vue esthétique mais parce que, comme ici de manière exemplaire, il s’avère homogène au travail des corps. L’artiste est attaché à la façon dont le vêtement, à la fois d’une grande simplicité et soigneusement détaillé, peut accompagner ce qui émane du corps. Le travail sur le drapé concentre le goût du dessin et de l’art classique dont il est l’émanation virtuose ; il permet à Ernest Pignon-Ernest d’entrer dans les subtilités d’expression du corps sensible et de l’âme qui s’y dévoile, dans le drame de la souffrance et le bonheur de l’alanguissement.
Plus qu’un rapport de recouvrement et de révélation, le drapé entretient avec la nudité des phénomènes de renforcement pathétique, de soulignement érotique, en un mot : de vibrations. Si, conformément à la tradition, le drapé est dans l’œuvre de Pignon-Ernest une formule expressive, il ne se substitue pas au corps dans le but de laisser au seul spectateur l’appréciation de la douleur irreprésentable autrement que par l’invisible ; telle est logique du voile de Timanthe qui domine une partie de l’iconographie de l’émotion. Chez Ernest Pignon-Ernest, le drapé contribue plutôt, par son aspect dansant, à condenser l’énergie fiévreuse des corps tout en les faisant résonner comme des ondes et en les portant jusqu’au point d’abstraction des plis, des ombres… Le drapé reproduit au-dehors les convulsions de l’âme transportée et métamorphosée. Plastiquement, ses plis se répercutent dans l’eau qui se rident au pied des figures, dans les courbes, les anfractuosités, les arêtes perceptibles dans l’architecture des églises. Enfin, Ernest Pignon-Ernest reporte le drapé sur le support lui-même avec lequel il partage la légèreté : les plaques, où sont collés les dessins, disposés comme en apesanteur, ne sont tenues par aucun appareil de tension ; elles ploient, se tordent à l’unisson des figures. Elles évoquent également les pages d’un livre, en souvenir de celui de Vuarnet et des textes des mystiques.
Pour Ernest Pignon-Ernest, la sainteté de Catherine est avant tout, à l’égal de celle des autres mystiques qu’il a réunies, exploration de l’extase ; exploration multiple puisque l’extase féminine n’est pas unifiée. L’artiste fouille la sidération, les emportements, les vertiges. L’extase : comment figurer un phénomène aussi troublant, comment faire image de chairs qui aspirent à s’indéterminer, comment capter les effets, les lumières, les ombres, les soupirs, les voix… ? L’artiste entre dans ce monde de la passion de croire, avec une très forte émotion ; il parle en ces termes de sa propre fascination qui se libère dans le désir de dessiner :
En 1992, pour passer de cette fascination au questionnement, comme une quête et un défi, j’ai, en imaginant leur portrait, tenté de représenter l’infigurable, chercher comment faire image de chairs qui aspirent à se désincarner, comment exprimer ces contradictions intenses, ces paradoxes spirituels et charnels, ces corps masqués et dévoilés traversés de plaisir et d’angoisse, de désir et de rejet. De cette recherche qui s’est développée durant plusieurs années parallèlement à d’autres réalisations, me reste aujourd’hui une centaine de dessins et de croquis préparatoires et les portraits en pied, grandeur nature, des sept qui m’ont le plus passionné.
Le foisonnement de dessins s’explique par l’effort, qu’Ernest Pignon-Ernest évalue en années, pour appréhender dans toutes ses contradictions le mystère de l’extase, pour en recueillir à même les corps les stigmates, les symptômes, l’emprise. Car c’est par le corps qu’Ernest Pignon-Ernest observe, épie et finalement approche sensiblement, tactilement le mélange indissoluble de souffrance et de jouissance qui, pour lui, affectent les mystiques et les débordent. Le trait épouse pour l’éprouver le bouleversement qui saisit les saintes au moment de leur rencontre avec le divin ; cette grande secousse de l’être qui les rend dissemblables à elles-mêmes tout en les restituant à leur vérité. Les dessins enregistrent comme des sismographes les ébranlements charnels de leur âme.
Ernest Pignon-Ernest ne souhaite pas tout à fait individualiser les saintes : il est presque impossible au spectateur de les reconnaître et de les nommer, sinon par le souvenir des tableaux dont elles sont partiellement tirées. Comment distinguer sainte Catherine de Madame Guyon ou d’Hildegarde de Bingen ? Les huit saintes se ressemblent puisqu’elles partagent une expérience qui transcende les traits singuliers de leurs portraits et dévoilent leur corps commun, distribué en chacune : silhouette plus ou moins dénudée, bouches fermées et visages tournés. La passion vécue est intérieure, l’identité n’importe plus, tant la subjectivité est submergée par ce qui la déchire. A partir de cette similitude essentielle, chaque corps peut prendre son autonomie et se détacher des autres sans s’éloigner d’eux. Car au lieu d’additionner les portraits en les juxtaposant, Ernest Pignon-Ernest les installe comme les modulations d’une crise qui altère le même moi : de cette attaque, de nature semblable, chaque sainte est l’écho particulier. Le moment mystique est donc ambivalent : il se soustrait au regard comme le visage de Catherine refuse de se donner et il s’impose avec fureur dans les expressions du corps.
L’image est au passage de l’intérieur et de l’extérieur, du visible et de l’invisible. De même, chez un baroque comme le Bernin dont Ernest Pignon-Ernest admire la très sainte Ludovica, le corps et l’âme s’échangent dans une activité ondulatoire. Pour chaque mystique, l’événement intérieur et la surface de la peau communiquent : le corps s’enfonce dans l’intériorité invisible ; l’en-dedans de l’âme s’extériorise par la chair et le drapé qui la prolonge. Les bouches des saintes restent entrouvertes et leurs paupières sont mi-closes ; ce sont les signes de la jouissance et de la douleur mais d’abord les seuils pour permettre la circulation du visible et de l’invisible. Ainsi les yeux fermés échappent au regard, ils indiquent qu’un autre regard a été ouvert, intérieurement. On se souvient que le mot « mystique » est issu du verbe grec muein, lequel signifie « fermer les yeux pour mieux voir en soi-même » [8]. Tout en s’affirmant comme la soustraction de l’extase au visible, comme le message de l’absence qu’engendre le ravissement, les paupières trahissent inversement la puissance expressive du corps affecté. Les yeux ne sont pas totalement fermés pas plus que la bouche : par l’interstice des paupières et des lèvres, circulent le vu et l’invu, le dit et l’indicible. Le dessin provient de cette réversibilité d’un corps surexposé et retiré, griffant l’espace de son mouvement et cependant intangible.
L’extase n’est pas définitivement irreprésentable, bien qu’il entre en elle un tel mystère qu’elle sera toujours irréductible à l’image ou au discours. Ernest Pignon-Ernest a conscience que l’extase atteint le corps-âme en le sortant de lui-même, avec une fulgurance qui est celle de la perte. Pourtant ce moment remplit aussi l’être. Or le dessin permet justement pour l’artiste d’appréhender la violence de ce qui sensiblement excède le corps. Etant profondément incarnée, l’union déclarée dans le raptus de l’extase peut se faire forme ou plutôt force dessinée.
Bill Viola montre une tout autre Catherine. Chez lui, nous ne retrouvons pas les élans mystiques de la sainte, son exaltation et sa jubilation, son désir de sacrifice qu’elle inflige parfois violemment à son corps. Le sentiment du sacré n’est toutefois pas absent de sa prédelle et quelques signes, outre le prénom de son personnage, prouvent le rapprochement avec la sainte historique. Sans prétendre aucunement à l’hagiographie, Bill Viola s’appuie pourtant sur quelques détails de la vie de la sainte. La fleur de lys, qu’elle tient dans d’innombrables portraits, est l’un des éléments iconiques qui scelle la ressemblance. L’écriture aussi, dont le troisième panneau évoque les difficultés, rappelle avec quelle opiniâtreté sainte Catherine a réfléchi à sa foi et voulu laisser des traces de son lien unique avec le Christ. Bill Viola n’a pas traduit la certitude qu’avait Catherine que son encre puisait au sang rédempteur du Christ : l’écriture est introduite parmi les gestes simples de l’existence de Catherine ; elle est néanmoins mise en relief car, à la différence des autres moments, elle paraît engendrer tourments et désarroi. Souvenir de l’œuvre de la véritable sainte, le temps passé par Catherine à écrire amène en outre à reconsidérer la vidéo comme la transposition possible d’un journal intime. Catherine écrirait ou tenterait d’écrire cela même qu’elle vit sous nos yeux ; les mots qu’elles cherchent, avec lesquelles elle lutte parce qu’ils relèvent de l’indicible, deviennent images. Les images seraient ainsi faites de ce sur quoi les mots achoppent.
On le comprend, Bill Viola maintient une certaine similitude entre la sainte médiévale et cette femme qui porte son nom et revit à sa manière ce qu’elle a vécu. Toutefois, Catherine témoigne de sainte Catherine non selon le registre des miracles et des actions exceptionnelles de la foi mais selon le calme agenda du cours des choses. Le résultat tient du psautier, du livre d’heures en images, comme le suggèrent nettement deux passages des vidéos : le premier geste de Catherine dédié au matin pour la salutation au soleil, et le temps d’embrasement, cette fois plus proche de la sainte, auquel Catherine se livre dans l’avant-dernier panneau. Mais le tissage, l’écriture, la déambulation et même le sommeil appartiennent également à cet univers de la prière confondue avec l’existence littérale. De même que le psautier enregistre les dévotions de chaque jour, du lever au coucher, la prédelle distribue les actions dans le déroulement d’une journée en les accentuant, moment après moment, d’une signification particulière.
La prédelle de di Bartolo avait vocation à souligner l’identité iconologique de la sainte ; elle cherchait à retenir pour l’éternité son événement ; la pose choisie devait arrêter des traits qui l’immortalisent et allégorisent son exceptionnel destin. Le lys est l’un des signes iconologiques qui définit l’image de Catherine. Or, même s’il est encore un indice citationnel et un détail symbolique, il reparaît dans le paysage intérieur de la Catherine de Viola plutôt comme une trace du sensible. En lui, confluent l’évocation de la nature, la prégnance ponctuelle de la couleur et la signature plus abstraite de la vie intérieure. De manière générale, Viola ressuscite l’icône de la sainte en la replaçant dans le déroulement d’une sainteté ordinaire, vécue journellement, capable de s’adapter aux expressions innombrables de la spiritualité que véhiculent d’autres cultures. Sans perdre en intensité, l’existence de Catherine quitte la scène emphatique, impressionnante de la dévotion chrétienne pour gagner des formes plus intimes et plus universelles de méditation.
Viola avait pourtant l’intention de suivre plus directement le legs iconographique de sainte Catherine ; il voulait reproduire l’un de ses événements mystiques, moment de souffrance solitaire et de contact radical avec le Christ en lequel Catherine de Sienne désirait se fondre. Viola avait pensé à l’épisode des stigmates qu’il imaginait comme une scène d’Annonciation à la façon de Dieric Bouts. Mais il abandonne cette première idée. Il est convaincu, en effet, que la force spirituelle d’une image tient moins au caractère exceptionnel de ce qu’elle montre, à la spectacularité de son référent, qu’à la qualité profonde d’une vie habitée à la façon d’une longue prière ; non l’exaltante et tragique Passion livrée à l’euphorie de la contemplation et à l’anxiété d’une âme désirant avec fougue, comme l’écrit Catherine de Sienne, l’honneur de Dieu et le salut des hommes.
[8] Voir A. Guiderdoni et R. Dekoninck, « Les extases figurales de Pignon-Ernest. Texte, corps, image », dans Faire lien. Autour de Myriam Watthee-Delmotte, L. Déom, S. Laghouati, C. Lahouste, J. Lambert, Ch. Meurée (éd.), Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2018, pp. 61-66.