La vie sainte performée : Catherine de Sienne
revue par Ernest Pignon-Ernest, Bill Viola
et Marina Abramović
- Olivier Leplatre
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Fig. 1. A. Carrache, L’Extase de sainte
Catherine de Sienne, 1590
Fig. 2. G. di Paolo, Le Mariage mystique
de Catherine de Sienne, v. 1460
Fig. 3. D. Beccafumi, Stigmatisation de sainte
Catherine, 1513-1515
Fig. 4. G. Tiepolo, Catherine de
Sienne, v. 1746
Fig. 5. Cercle du Maître de Perea,
Sainte Catherine de Sienne, XVe s.
Fig. 6. B. Viola, The Veiling, 1995
Fig. 7. B. Viola, A Portrait in light and heat, 1979
Fig. 8. B. Viola, The Quintet of the Astonished, 2000
Fig. 9. B. Viola, Catherine’s room, 2000
Fig. 10. A. di Bartolo, Sainte Catherine de Sienne et quatre
bienheureuses tertiaires dominicaines, v. 1394-1398
Résumé
Ernest Pignon-Ernest, Bill Viola et Marina Abramović ont pour commun d’avoir tous trois confronté à la modernité de son image la mystique Catherine de Sienne. S’intéresser à sainte Catherine a impliqué pour les trois artistes de réfléchir à la performance des images et, déjà, à ce qu’est une image. Installation de dessins in situ, montage vidéo ou performance, ce sont à chaque fois des dispositifs de célébration qui médiatisent, dans de nouveaux environnements, le souvenir du caractère ontologique de l’image sacrale. En refaisant image de Catherine, Ernest Pignon Ernest, Bill Viola et Marina Abramović refont l’expérience du sens ancien de l’image quand elle faisait signe de l’absolu.
Mots-clés : Catherine de Sienne, Ernest Pignon-Ernest, Bill Viola, Marina Abramović, image sacrée
Abstract
Ernest Pignon-Ernest, Bill Viola and Marina Abramović have in common that all three have confronted the mystic Catherine of Siena with the modernity of her image. To be interested in Saint Catherine, implied for the three artists to reflect on the performance of the images and, already, on what is an image. Installation of drawings in situ, video montage or performance, they are each time devices of celebration that mediate, in new environments, the memory of the ontological character of the sacred image. By remaking the image of Catherine, Ernest Pignon Ernest, Bill Viola and Marina Abramović rediscover the ancient meaning of the image when it was a sign of the absolute.
Keywords: Catherine of Siena, Ernest Pignon-Ernest, Bill Viola, Marina Abramović, sacred image
Née à Sienne au milieu du XIVe siècle, Catherine eut dès l’âge de six ans la certitude de devoir « faire la miséricorde du monde ». Elle entra dans la foi, brûlante de « l’amour ineffable » du Christ (Oraisons) poussé jusqu’à la « sainte anorexie » [1]. L’abondante iconographie qui entoure cette personnalité transgressive et controversée a diffusé l’exemplarité d’une contemplative, d’une visionnaire connue pour sa passion du Christ, dont elle ne cessa de se déclarer la « servante », et pour l’éclat de ses épisodes mystiques (extases, stigmatisations, lévitations) : « Je suis faite de feu » confie-t-elle à Raymond de Capoue, son directeur spirituel, et c’est de ce feu dont sont faits nombre de ses portraits.
Auréolée, couronnée des épines du Christ, Catherine serre contre sa poitrine un cœur ou une fiole de sang, d’où jaillissent le corps du Christ et des fleurs de lys qu’elle peut aussi tenir séparément (Augustin Carrache, fig. 1). De sa main encore, elle touche les doigts du Sauveur apparu dans une vision ourlée d’or (Giovanni di Paolo, fig. 2). Ailleurs, elle reçoit le miracle de la stigmatisation, les plaies du Christ fécondant son corps transpercé de rayons d’or (Domenico Beccafumi, fig. 3). Le teint livide, elle meurt à elle-même dans la prière et le jeûne qui l’épuisent (Giambattista Tiepolo, fig. 4). Ou elle brandit le bois du crucifix percé de fleurs de lys écloses qui l’emblématisent pendant que, avec sa main droite, elle pose délicatement la paume sur un livre contre lequel brille le Sacré-Cœur (fig. 5).
Comme la plupart des vies de saint ou de sainte, celle de Catherine fut aussi d’images. Son engagement au nom de Dieu, nimbé de mystère, marqué par une dévotion fervente, une dévotion de ravissement, a trouvé dans ses figurations autant de lieux où se sont cristallisés en signes, pour l’admiration et la méditation, les événements et les messages de son existence. Mais comment ne pas s’étonner qu’à notre époque, qui est moins celle des saints que du désenchantement des images, des artistes aient envie de revenir à Catherine de Sienne. Bill Viola, Ernest Pignon-Ernest, Marina Abramović se sont pourtant tous les trois tournés vers la vie tourmentée de la mystique, cherchant à exprimer dans leurs œuvres ce qu’elle pouvait continuer d’être pour nous.
Mais quelle actualité pour l’art d’aujourd’hui a cette femme de foi qui vivait au XIVe siècle ? Quelle mémoire Catherine porte-t-elle, susceptible de faire image et de nous toucher ? Quelle forme d’image est adaptée pour la représenter de nouveau, dans notre présent et dans sa présence, elle qui s’est toute sa vie durant tenue au seuil du visible et de l’invisible ?
Car à l’anachronisme d’un tel sujet, s’ajoutent le troublant rapport que Catherine a elle-même entretenu avec le visible, la difficulté de la saisir emportée par ce vif désir d’union mystique avec le Christ et ainsi de voir ce dont elle a eu la vision par-delà la vue. Car bien qu’elle ait elle-même consigné en écriture et communiqué les étapes, et presque le journal, de sa foi personnelle, le lien de Catherine au divin ne relève pas du simple regard. Comment dès lors parvenir à figurer son expérience, mettre en image la fascination, le vertige, l’extase ? Par quelle voie représenter un corps qui aspire à se désincarner ? En quel langage plastique retranscrire les transports ineffables et l’invisible de l’appel ?
Trois dispositifs
A la fin des années 1990, Bill Viola inaugure un cycle d’œuvres vidéo dévolues à la figuration des passions. L’idée prend forme à la suite d’un séjour d’une année passé au Getty Researche Institute où, à l’invitation de son directeur Salvatore Settis, Viola s’intègre à un programme sur les expressions de l’émotion. Ce thème, au cœur de l’histoire de l’art, concerne tout particulièrement le vidéaste américain. Il résonne avec sa recherche, menée depuis ses tout débuts sur la phénoménologie des corps et les métamorphoses de la sensation : projections de silhouettes à travers des pans de tissus et des bains de lumière qui les diaphanisent (The Veiling, 1995, fig. 6) ; danse d’un paysage écrasé de chaleur d’où émergent d’étranges mirages par déformations des rayons lumineux (A Portrait in light and heat, 1979, fig. 7)…
Les activités du Getty rencontrent en outre le goût de Viola pour les textes des spiritualités hindoue, bouddhiste ou soufie, que l’artiste connaît en particulier grâce au spécialiste de l’art et des pratiques religieuses orientaux, Ananda Coomaraswamy et dont il prolongera la lecture par les écrits du grand islamologue Alain Corbin. Ananda Coomaraswamy initie Viola à la richesse de la comparaison entre les religions occidentales et orientales ; il l’amène par exemple à découvrir, en même temps que le zen, Maître Eckhart et les mystiques rhénans, mais aussi saint Jean de la Croix et, de façon plus large, le mysticisme chrétien. Grâce au Getty, Viola approfondit sa familiarité avec le patrimoine universel des religions en étudiant les régimes d’expression des affects dans l’image religieuse et ce que l’émotion, passée à travers les images, recèle d’implications spirituelles.
Dans cette perspective, Viola complète ses premières lectures par les essais d’historiens de l’art comme Jennifer Montagu sur Charles le Brun ou Victor Stoichita à propos de la peinture de l’extase à l’Age d’or espagnol. Surtout, progressivement, il s’approprie un répertoire de tableaux, certains directement visibles au Getty, qu’il prélève au vaste fonds de l’iconographie religieuse des XIVe, XVe et XVIe siècles, pour la plupart d’inspiration dévotionnelle. Ces œuvres, longuement observées, analysées, comparées, constituent peu à peu les supports d’un nouveau projet de création. Il conduit Viola non à imiter strictement les peintures anciennes mais à se nourrir de leur sensibilité aux gestes pathiques et à transposer les solutions plastiques que les artistes avant lui ont apportées. C’est avec la palette de la vidéo, son médium personnel, qu’il explore les affections développées par la peinture. L’une des premières œuvres à naître de cette recherche est montrée à Londres en 1998 : dans The Quintet of the astonished (fig. 8), cinq protagonistes décomposent au ralenti les sensations qui les parcourent et les changent physiquement ; la scène chorale évoque, de l’aveu même de l’artiste, L’adoration des Mages de Mantegna et, de manière plus prégnante encore, le Christ aux Outrages de Bosch.
En 2000, Viola réunit ses nouvelles œuvres sous le titre Passions. Parmi elles, plusieurs pièces sont présentées sur des écrans plats de taille réduite ; elles sont coordonnées les unes aux autres pour proposer une grammaire visuelle des émotions. Certaines d’entre elles imitent les prédelles de la période médiévale et de la Renaissance italienne. Ces formes compartimentées de figuration narrative et symbolique avaient attiré l’attention de Viola lors de ses visites au Getty. C’est sur leur modèle qu’il invente l’une des œuvres les plus marquantes de cette série : Catherine’s room (fig. 9).
Plus précisément, Viola s’inspire du peintre siennois Andrea di Bartolo qui, au XVe siècle, imagina une magnifique prédelle en l’honneur de sainte Catherine de Sienne (fig. 10). Sans l’intention de le reconstituer avec exactitude, Viola conserve de l’original le chiffre de cinq panneaux ; il les transforme en cinq écrans qu’il aligne lui aussi horizontalement. Il rythme leur assemblage par les interstices du mur-support où sont accrochés des écrans LCD. Hauts de 38,1 cm, ces écrans sont juxtaposés sur une longueur de 2 mètres 50 environ et séparés par un espacement de 5,7 cm. Viola supprime la partie supérieure de la prédelle de di Bartolo où se détachaient quatre dominicaines autour du portrait central, hiératique, de sainte Catherine. Il réduit, d’autre part, les sites où di Bartolo avait placé chacune des cinq saintes à l’espace unique de la cellule : une modeste chambre dont il varie l’ameublement et les lumières et où évolue la sainte, simplement nommée Catherine.
La chambre de Catherine est décomposée en cinq images qui donnent toutes sur son intérieur dépouillé. La structure de la pièce, dont le quatrième mur est tombé, revient à l’identique dans les cinq fenêtres : les parois nues, légèrement grises, le plancher et les poutres apparentes confèrent au lieu parfaitement centré un effet de perspective rappelant les constructions optiques de l’art renaissant ; une ouverture a été aménagée à droite qu’occupe, de ses lignes très graphiques, une branche d’arbre et par où s’infiltre la lumière. Toutefois, dans ce cadre toujours identique apparemment, le mobilier et les objets, eux, ont été systématiquement changés et distribués à des emplacements différents. On ne trouve plus, par exemple, dans les autres écrans la table indienne surmontée d’un broc d’eau placée dans le premier panneau tandis que le lit n’est installé à droite de la chambre que dans le cinquième écran.
[1] R. M Bell, L'Anorexie sainte. Jeûne et mysticisme du Moyen Age à nos jours, Paris, PUF, 1994 [1985] ; A. Vauchez, Catherine de Sienne. Vie et passions, Paris, Les Editions du Cerf, « Histoire », 2015.