Les trois artistes ont imaginé des configurations destinées à figurer autrement la vie de Catherine sans rompre totalement avec son histoire et avec la tradition iconographique qui a répandu son image. Mais il fallait sans doute des dispositifs déplaçant les conventions de la représentation classique pour réinventer l’image de Catherine et proposer des modalités de présence qui soient signifiantes pour la modernité. Ces dispositifs incluent la situation du spectateur dont la place et le rôle sont très directement impliqués, même si dans la performance de Marina Abramović comme face aux œuvres de Viola et Pignon-Ernest, il se trouve interdit de toute intervention directe. Mais, outre la possibilité qui lui est offerte de moduler la durée de sa contemplation (et déjà d’accepter cette contemplation), les différentes scénographies autorisent de multiples accommodations du regard et des réglages de la visibilité qui entrent dans la performance. Chez Viola par exemple, la prédelle peut être embrassée dans son unité plurielle mais l’œil est également libre de balayer les images, de passer de l’une à l’autre ou de les rapprocher selon diverses combinaisons. Le corps même du spectateur est engagé : dans l’église, l’installation d’Ernest Pignon-Ernest n’est plus exactement la même selon l’emplacement d’un spectateur dont la mobilité est requise pour la bonne vision de l’œuvre. Les figures sont perceptibles selon plusieurs endroits, elles peuvent être approchées ou éloignées, ponctuer des déambulations à l’intérieur de l’église…
En réalité, ces dispositifs, aussi modernes soient-ils, en reprennent d’autres, plus anciens : Viola se réfère aux prédelles ou aux fresques (celle de Giotto à Assise notamment), Ernest-Pignon-Ernest rejoint par la nature de son installation les complexes poly-iconiques des églises baroques. Dans un cas comme dans l’autre, l’artiste conçoit son travail dans le sillage de montages iconiques antérieurs dont la caractéristique est qu’ils agissent sur l’espace, dans des situations vouées à renforcer leur puissance d’effets, et à des fins principalement religieuses. Il est question, dans ces œuvres, de raccorder l’image – encore cette dernière est-elle à entendre justement dans un sens extensif – aux objets, aux lieux dont elle accompagne voire modifie l’usage et la destination. On pense aux travaux de Jérôme Baschet à qui l’on doit, notamment à partir de sa lecture du programme pictural de l’église de Bominaco (Abruzzes) [4], d’avoir mis en lumière, pour la période médiévale, la notion d’image-objet. Cette notion vise à mieux appréhender l’image dans sa matérialité et à la réinsérer dans son environnement. C’est ainsi que, pour J. Baschet, doivent être prises en compte les logiques spatiales dont les images dépendent et les logiques cognitives qu’elles entendent mobiliser dans un souci de présentification efficace [5].
Mémoire d’images
Réactiver le souvenir de sainte Catherine entraîne donc les trois artistes, comme nous venons de le voir, à inscrire leur démarche, à des degrés divers, dans une mémoire iconographique, dans un enracinement profond à l’histoire de l’art. Faire image a impliqué pour eux de refaire image. Celle de la prédelle d’Andrea di Bartolo que Bill Viola réaménage et redéploie ; celle du tableau du Sodoma, L’Evanouissement de sainte Catherine de Sienne (figs 21 et 22) qu’Ernest Pignon-Ernest admire certainement dans le livre de Jean-Noël Vuarnet consacré aux Extases féminines [6] et qu’il retravaille, remodèle pour dégager en lui de nouvelles ressources figurales. Dans ce but, et en particulier pour explorer à travers l’extase les assauts du mouvement, Ernest Pignon-Ernest a sollicité la danseuse étoile des Ballets de Monte-Carlo, Bernice Coppieters : « Ce qu’elle proposait à partir des esquisses et des lectures que je lui soumettais, anticipait le dessin à venir et le fondait » ; condition pour atteindre « l’intelligence corporelle qui excède de loin ce que le corps seul peut offrir ». Quant à la performance de Marina Abramović, elle est, pour partie, interprétable comme la transposition vivante de la vidéo de Bill Viola, résurgence au carré et médiatisée de la prédelle d’Andrea di Bartolo (fig. 10).
Mais d’une certaine façon, Catherine’s room est déjà l’actualisation, réellement incarnée, de la prédelle de di Bartolo : moins une stricte imitation qu’une citation performative, conformément au principe revendiqué à l’origine de Passions dont toutes les œuvres prennent forme sur fond d’images anciennes. La prédelle de di Bartolo, qui fournit à Viola à la fois son sujet et sa trame, est en première lieu, pour lui, une structure d’accueil iconique. Elle lui permet d’incorporer d’autres d’allusions : celle des intérieurs de Vermeer et des gestes des personnages qui les habitent ; la dentelière par exemple dont l’extrême attention transparaît dans la concentration de Catherine au deuxième panneau, panneau éclairé par une lumière qui, par son effet de glacis, confirme la référence picturale au peintre hollandais. On reconnaîtra encore, par exemple, dans le panier à ouvrage le collage d’un détail tiré de La Vierge comme un enfant en extase de Zurbarán (figs 23 et 24). Mais la simple couleur du bleu profond du vêtement reprisé ou de la couverture du lit est un souvenir chromatique des tableaux de Nicolas Poussin. Une photographie, repérable dans l’un des panneaux, et plus encore les ouvertures ménagées dans le mur du fond mettent en abîme l’image ou signalent l’attachement de Bill Viola à l’influence, dans ses images, d’autres images. Aussi la fenêtre qui donne sur la branche d’arbre est-elle moins une fenêtre (elle est dépourvue de rideau ou de volet) qu’un cadre dans lequel émerge le commencement d’un paysage à la façon dont il a pu longtemps apparaître dans les trouées à l’arrière-plan des portraits ou des scènes peintes. L’écran plat, l’onctuosité de la couleur numérique aident encore Bill Viola à demeurer au plus près de la toile des peintres.
Mais, chez lui, les images sources ne se (re)donnent jamais dans leur état initial : la citation s’aperçoit sans s’imposer. Le vidéaste ne duplique pas des tableaux ni même exactement ne les adapte. Le palimpseste visuel de Catherine’s room opère à la façon d’une présence latente, suffisamment ductile pour ne pas être envahissante et encombrer la vidéo mais suffisamment insistante pour ne pas tout à fait s’effacer. Ainsi la Catherine de di Bartolo persiste à l’écran sous la forme d’une rémanence « hyperesthétique », selon le terme de Gérard Genette [7], cette discrétion – qui n’est toutefois pas invisibilité – permettant d’affranchir l’image de toute fonction banalement imitative ou révérencielle.
La référence à la peinture n’est pas davantage pour Bill Viola une façon d’ajouter à la vidéo une plus-value esthétique. Car l’art ne fait sens, pour lui, que s’il est vivant et que si agit, à travers son histoire, un régime de transmission considérant les œuvres comme des relais fécondants. Alors que la peinture poursuit l’achèvement sans repentir, les vidéos empêchent que l’image, pour être image, s’arrête à elle-même ; toute image, même la plus parfaite, demeure promesse et devenir. De la sorte, l’artiste rencontre de nouveau le geste, l’action processuelle du peintre quand, pas à pas, touche après touche, il fait affleurer l’émotion du trait et de la couleur.
Les modèles picturaux ne sont ni repris ni détournés ; ils sont plutôt envisagés comme des supports à l’émancipation des images. Bill Viola s’écarte visiblement d’un usage strict de la mimésis. Sans oublier que ses images doivent leur présence à des œuvres préexistantes, elles ne réitèrent pas les solutions figuratives déjà éprouvées ; elles puisent dans l’art du passé une énergie, une puissance de figurabilité. Telle que la pratique Bill Viola, la citation nourrit l’expressivité des corps filmés ; elle l’engendre même, continue de la traverser en tous cas, à la manière des figures, entêtantes et mouvantes, du rêve. Pour Bill Viola, la prédelle de di Bartolo est une vidéo en sommeil qui, d’une certaine façon, prévoit et réclame sa révélation.
Sans doute la photographie placée sur la table, la bouteille Thermos posée à même le sol, les lampes électriques sont-elles les signes indiciels de la modernité de l’image mais le plafond à solives rappelle, lui, les décors de la prédelle. La vidéo se place ainsi dans un entre-temps, dans un passage des temporalités qui atteste l’inactualité des images et l’universalité des expériences. Ces expériences sont liées à des gestes et des sensations eux-mêmes ressentis comme sans âge, décontextualisés (manger, écrire, dormir, prier…) et dont l’image se fait le témoin atemporel. La silhouette androgyne de Catherine contribue à ce refus de figer l’image dans une réalité déterminée ; elle correspond, au contraire, au désir de favoriser les flux imageants, d’encourager une forme de communication des temps dans le visible, hors des limites de l’Histoire qui lui dicterait son identité.
Par le moyen du dessin, Ernest Pignon-Ernest entretient lui aussi un rapport étroit et créateur à l’histoire de l’art. D’abord justement en faisant le choix du dessin, choix anachronique dans la mesure même où cette façon de dessiner, de cerner de manière académique les corps et de les traiter n’est plus à la mode ; l’artiste se trouve même à contre-courant des grandes orientations plastiques de la modernité esthétique. Mais prendre le parti du dessin, outre le plaisir spécifique, physique qu’il procure, ramène Ernest Pignon-Ernest à l’histoire de l’art et aux archives graphiques auxquelles son œuvre rend constamment hommage.
Du tableau du Sodoma, Ernest Pignon-Ernest prélève uniquement la figure de Catherine ; il ne retient que l’élan de sa forme, que l’émotion de son corps entraîné par un relâchement qui confine à la mort, en le dotant des indices de l’alanguissement. Le décor foisonnant prévu par le peintre disparaît, tout comme les deux sœurs qui soutenaient la sainte défaillante. Le corps de Catherine lui-même a été dépouillé : les attributs de la religieuse ne sont pas conservés, le vêtement ne couvre pas la nudité. Ernest Pignon-Ernest amplifie l’expression rythmique des bras et leur énergie symbolique : l’un est ramené à l’endroit du sexe désormais visible et l’autre est tiré contre l’espace blanc du papier qui remplace le soutien d’une des deux sœurs, gommées par l’artiste. Le dessin se retire de la peinture avec la volonté de ne s’appuyer que sur ses propres ressources. Ernest Pignon-Ernest se concentre sur l’extase en la visualisant comme un spasme de traits sur un corps abandonné à son tourment car le dessin est idéalement voué, pour l’artiste, à restituer le pathos des lignes et des plis qui extériorisent le ravissement. Dans le tableau redessiné, le vêtement de Catherine n’est plus la preuve de son appartenance religieuse, il est le vecteur plastique de sa passion mystique : ouvert, il écarte ses plis ou se rabat sur sa densité graphique de façon à noyer le corps d’ondes.
En reprenant le tableau du Sodoma, Ernest Pignon-Ernest semble rejoindre la pratique de la copie, comme exercice et comme hommage. Surtout, il inverse le processus artistique pour retrouver sous la toile le dessin dont elle a procédé. Ernest Pignon-Ernest remonte la généalogie du geste d’art et se livre, à partir du tableau, à ce que l’artiste nomme le « travail acharné du dessin ». Aussi, afin d’obtenir la figure d’extase de Catherine, a-t-il fallu qu’il fasse du dessin une obsession : il accumule esquisses, études pour retrouver le patient travail du peintre et surtout pour qu’en sorte son propre dessin, résultat du palimpseste de tous les essais. Encore ce dessin de Catherine doit-il rester provisoire : par l’alternance entre la précision de certains contours et l’incertitude des lignes à d’autres endroits, le dessin laisse volontairement l’impression de son inachèvement. Le bouillonnement du trait noir au pied de la sainte reproduit ainsi le tumulte génésique d’où émerge la figure ; il crée également la zone où elle pourrait se dissoudre et disparaître. Sous les figures, l’eau sur la pierre fait, elle aussi, une grande nappe noire. Cet entrelacement de la vie et de la mort que noue le dessin (le papier est placenta et linceul) correspond à la tension de la sainte, conjointement vitalisée et anéantie par l’événement qui la touche.
[4] J. Baschet, Lieu sacré, lieu d’images. Les fresques de Bominaco, Abruzzes, 1263. Thèmes, parcours, fonctions, Paris, La Découverte, Ecole française de Rome, « Images à l'appui », 1992.
[5] J. Baschet, « L’image en son lieu », dans L’Iconographie médiévale, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2008, pp. 67-151.
[6] J.-N. Vuarnet, Extases féminines, Paris, Hatier, 1991 ( en ligne sur Gallica. Consulté le 22 février 2023).
[7] G. Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, « Poétique », 1982, pp. 536-549.