Portrait du poète en tant que
précurseur du cinéma :
Baudelaire et les images en mouvement
- Ioan Pop-Curşeu
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Fig. 3. J.-P. Rawson, Les Fleurs du mal, 1992
En dehors des films déjà cités, on peut identifier de vagues échos de Baudelaire dans des films très différents les uns des autres, sans avoir la certitude que les réalisateurs ont lu Les Fleurs du mal ou se sont intéressés d’une quelconque manière à la poésie. Dans deux films avec de nombreux points communs, Morgane et ses nymphes de Bruno Gantillon (1971) et Vampyres de Joseph Larraz (1974), le lesbianisme, les raffinements sensoriels, et le fantastique introduisent un air vaguement baudelairien. Dans Etreintes à la prison de femmes (1989), film pornographique réalisé par le prolifique Michel Ricaud, avec Marie Noelly, Laura Valérie, Agnès Thierry, un des points de départ semble être le poème baudelairien « Duellum », interprété dans le sens d’un conflit amoureux : on voit deux lesbiennes, l’une blonde, l’autre brune, qui se battent dans la cour de la prison suite à une crise de jalousie. A la fin, la soumise, exploitée en tant que pute, devient la maîtresse et exploite à son tour celle qui l’envoyait vendre ses charmes dans la rue.
On pourrait ajouter à la liste les films très baudelairiens de Dario Argento, surtout la série Suspiria (1977), Inferno (1980), La Troisième Mère (2007), où il y des échos des Trois Mères de Thomas de Quincey, auteur que Baudelaire aussi prisait au plus haut point. L’élégance visuelle alliée à la dimension scabreuse de l’imaginaire fait de Dario Argento un réalisateur très baudelairien. Quant à Vénus noire d’Abdellatif Kechiche (2011), il faut souligner que la formule du titre a longtemps fait une brillante carrière dans les études baudelairiennes pour désigner la plus célèbre maîtresse du poète, Jeanne Duval. Ici, Baudelaire servirait à lire le film tout comme le film jetterait une vive lumière sur ce que pouvait être Jeanne Duval dans la société française du XIXe siècle.
Le moment le plus intéressant de la présence de Baudelaire au cinéma, c’est le film de Jean-Pierre Rawson, Les Fleurs du mal (1992), où à la fois le titre et la matière sont « baudelairiens ». Il s’agit d’un film biographique qui raconte la vie du poète des Fleurs du mal, joué par Antoine Duléry. A la suite d’une chute dans l’escalier, le poète revit les moments principaux de sa vie, avec les errances dans Paris, les luttes contre les difficultés de l’existence, l’obligation de répondre de l’accusation d’outrage aux bonnes mœurs et à la religion, devant le substitut Pinard (Jean-Marie Lemaire), mais, surtout, les relations amoureuses avec la « dame créole » dans sa jeunesse, avec Jeanne Duval (Patrice Flora Paxo) (fig. 3) et Mme Sabatier (Marianne Assouline) plus tard. Ce retour dans le passé n’est que l’occasion de matérialiser certains des poèmes les plus connus de Baudelaire à travers une voix off ou à travers d’autres stratégies. « A une dame créole » est récité dans un décor exotique de palmiers et de verdure, « Les Litanies de Satan » [37] résonnent, chantées par un chœur, sous les voûtes d’une église où pénètre le poète, tandis que « Les Bijoux » – un des six poèmes condamnés en 1857 représente le prétexte de faire voir une étreinte « chaude » entre Charles et Jeanne Duval. La caméra décrit une rotation à 360° autour des deux personnages, étendus sur une peau de lion, dans une chambre à rideaux bleus, dont les murs sont illuminés par des chandelles. Jeanne Duval ne fait que se tordre amoureusement au-dessus de l’homme pâmé dans les spasmes de l’amour, alors que les cadences du poème résonnent en off. Ces quelques exemples sont suffisants pour décrire l’atmosphère et les qualités artistiques de ce qui reste, à ce jour, la seule tentative de mettre la vie et l’œuvre de Baudelaire en film de manière cohérente. L’illustration de quelques-unes des œuvres de Baudelaire, l’exotisme bon marché, les « raffinements » sensuels gâchent ce film par trop prétentieux, qui ne manque pas d’avoir quelques bons moments.
Que dire en guise de conclusion ? Sans doute faut-il souligner encore une fois que, à la différence de poètes comme Verlaine, Rimbaud ou Mallarmé, Baudelaire a bâti une œuvre littéraire et critique capable d’affirmer sa modernité à travers le discours cinématographique, dont elle a pressenti les structures et les enjeux. Les projections imaginaires, le sens aigu de la couleur et de la forme, le raffinement poétique n’ont pas manqué de séduire certains cinéastes, qui nous ont rendu une image de Baudelaire tellement spécifique et étrange qu’elle mérite tout l’intérêt des chercheurs, au même titre que les études critiques, les mises en musique ou les mises en scène de théâtre.
[37] Le même poème est lu par Philippe Sollers dans le film Contretemps (1988) de Jean-Daniel Pollet !