Portrait du poète en tant que
précurseur du cinéma :
Baudelaire et les images en mouvement

- Ioan Pop-Curşeu
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

Pop-Curseu fig1

Fig. 1. G. Dulac, L’Invitation au voyage, 1927 loupe

II. L’imagination de type pré-cinématographique qu’on trouve chez Baudelaire, le discours sur les dispositifs techniques de production des images et la richesse visuelle de son œuvre ont profondément stimulé certains cinéastes dans leur travail, et ils ont même poussé des audacieux à rêver d’une possible adaptation, à la fois complexe et fidèle, des œuvres du poète. Jean Tulard, dans le second volume de son Dictionnaire du cinéma, remarquant l’abondance des adaptations de tout ordre, soulignait que l’on n’attendait plus que « Nietzsche et Baudelaire ou un oublié comme Boisgobey » [15] pour avoir la conscience tranquille. On aura tout vu à l’écran, on aura adapté l’ensemble du grand patrimoine culturel européen écrit, même les œuvres philosophiques ou poétiques les plus réfractaires à une consommation de masse, comme celles de Nietzsche ou Baudelaire. Mais comment adapter ce dernier au cinéma, d’un point de vue strictement technique ? Quels textes choisir, afin d’en extraire une histoire cohérente ou afin d’en truffer des scénarios qui parlent d’autre chose, qui construisent des situations baudelairiennes dans l’esprit ? La pratique cinématographique montre par elle-même la difficulté de bien transposer Baudelaire à l’écran, ainsi que la variété des solutions qui permettent aux cinéastes de faire partager aux spectateurs leur fascination de l’œuvre du poète ou du critique d’art.

Il faut dire que Baudelaire facilite sa présence dans le monde du cinéma à travers Poe, un des auteurs le plus adaptés dans les films d’horreur et les films fantastiques. En France, quelques cinéastes lisent et adaptent l’œuvre de Poe dans la traduction canonique de Baudelaire : Jean Epstein, La Chute de la Maison Usher (1928), ou bien Alexandre Astruc, Le Puits et le pendule (1963). De même, les deux réalisateurs français impliqués dans l’adaptation de 1968 des Histoires extraordinaires, Roger Vadim, avec Metzengerstein, et Louis Malle, avec William Wilson, sont passés à travers les versions françaises de Baudelaire. Jean-Luc Godard, dans Vivre sa vie (1962), fait lire – dans le dernier « tableau » – à un jeune homme amoureux de la prostituée Nana quelques extraits de la nouvelle Le Portrait ovale, qui fait partie des Nouvelles histoires extraordinaires, traduites par Baudelaire en 1857. C’est la voix du réalisateur en off, qui s’adresse en fait à Anna Karina car Godard choisit pour la lecture les passages qui parlent de la manière dont la création artistique – l’acte de peindre, l’acte de filmer – vide le modèle de sa vie, pour la transposer sur un support inanimé. Dans Vivre sa vie, on voit à l’écran le livre de Poe, qui porte sur la couverture la mention du traducteur, en caractères assez clairs pour que le spectateur puisse la lire.

Mais ce qui est encore plus intéressant que cette présence à travers Poe, ce sont des films d’inspiration baudelairienne ou les films qui citent – plus ou moins abondamment – des textes de Baudelaire. Est-il encore possible de parler d’« adaptation » dans le sens classique du terme ? Faut-il bâtir une théorie spécifique de l’adaptation de la poésie, entièrement différente de l’adaptation de la prose ou du texte de théâtre ?

Déjà dans les années vingt, avant l’avènement du parlant, Germaine Dulac fait référence à l’œuvre de Baudelaire dans au moins deux de ses films. La Souriante Mme Beudet (1922 [16]) présente un drame de famille vaguement inspiré par Madame Bovary de Flaubert. La femme (Germaine Dermoz) insatisfaite par son mari – marchand de drap – lit des fragments de « La Mort des amants », à savoir les trois premiers vers de la première strophe : « Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères, / Des divans profonds comme des tombeaux, / Et d’étranges fleurs sur des étagères » [17]. Un premier carton présente les trois vers ensemble, et puis des cartons successifs – entre lesquels la réalisatrice intercale le visage de la femme en gros plan – détachent les vers, un à un. La figure pensive de la femme suggère à la fois qu’elle rêve en marge du poème de Baudelaire et qu’elle essaie de comprendre le sens des vers. A la fin, excédée, elle jette le livre par terre comme pour se débarrasser des fantasmes érotiques gênants que la lecture aura fait naître.

L’Invitation au voyage, film de 1927, porte un titre baudelairien facilement reconnaissable. De plus, il s’ouvre – après le générique – sur un carton portant quelques vers du poème célèbre de Baudelaire, qui est mentionné en lettres minuscules, à côté du titre mis entre parenthèses. Je recopie les vers du carton tels quels, avec leurs petites altérations graphiques et sans le souci de la mise en page qu’on trouve dans Les Fleurs du mal :

 

mon enfant, ma sœur,
songe à la douceur
d’aller, là-bas, vivre ensemble
………………………………
les meubles luisants,
polis par les ans,
décoreraient notre chambre
………………………………

(l’invitation au voyage) charles baudelaire [18]

 

Après cela, le film de Germaine Dulac déroule l’histoire d’une femme qui tombe amoureuse d’un marin, dans un bar nommé ironiquement L’Invitation au voyage. Le marin la fascine par le récit de ses aventures exotiques, ce qui la pousse à rêver des départs vers d’autres horizons, mais l’homme la délaisse en comprenant qu’il s’agit d’une femme mariée. Elle finira par s’en aller laissant sur la table un médaillon avec son portrait et un petit bateau artisanal qui porte lui aussi inscrit le titre baudelairien (fig. 1) : c’est la fin ironique du désir de briser les cadres étroits d’une vie bourgeoise. Les parentés avec La Souriante Mme Beudet sont fortes, car les deux films thématisent l’insatisfaction de la femme mariée, probablement malgré elle, en prenant comme point d’appui principal deux poèmes de Baudelaire, empreints d’une profonde vibration érotique.

L’œuvre de Baudelaire réveille encore l’attention soutenue des cinéastes dans les années soixante, au moment de l’émergence de la Nouvelle Vague, chez les principaux auteurs du mouvement : Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Agnès Varda, François Truffaut. Très libres dans leur traitement de la littérature, les « nouveaux » cinéastes puisent à pleines mains dans Les Fleurs du mal et jouent même sur de savantes intertextualités baudelairiennes. Même quand les références de tel ou tel cinéaste aux œuvres de Baudelaire ne sont pas très explicites, on a pu trouver des similarités entre la « représentation de la femme » dans Les Fleurs du mal, les films de Truffaut et les écrits de Freud : Eliane DalMolin y consacre tout un livre, intitulé de manière incitante Cutting the Body [19].

 

>suite
retour<
sommaire

[15] J. Tulard, Dictionnaire du cinéma, vol. 2, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1984, p. 3.
[16] Sur l’Internet Movie Database, la date retenue est 1923 ; Le film est disponible sur Youtube (sites consultés le 26.07.2013).
Voir aussi C. Hindricks, « Feminist Optics and Avant-garde Cinema: The Smiling Madame Beudet and Virginia Woolf’s Street Haunting », dans Feminist Studies, vol. 35, Summer 2009, pp. 294-322.

[17] « La Mort des amants », ŒC I, p. 126.

[18] Le film est disponible sur Youtube (consulté le 24.07.2013).

[19] E. DalMolin, Cutting the Body. Representing Woman in Baudelaire’s Poetry, Truffaut’s Cinema, and Freud’s Psychoanalysis, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2000.