Portrait du poète en tant que
précurseur du cinéma :
Baudelaire et les images en mouvement

- Ioan Pop-Curşeu
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Jean-Luc Godard, quant à lui, fait – dans son œuvre filmique et écrite – l’usage le plus extensif et complexe des citations et commentaires de Baudelaire [20]. Alphaville (1965) propose une vision terrifiante d’un monde futur où les ordinateurs maîtrisent l’humanité, où la nature a été remplacée par des lumières artificielles et des étendues immenses de béton. Lemmy Caution (Eddie Constantine), venu dans ce monde étrange en tant qu’espion, se trouve confronté à l’ordinateur central, Alpha 60. Celui-ci ne peut pas résoudre une énigme et ne comprend pas non plus que Caution lui parle ironiquement en citant l’expression la plus connue des Fleurs du mal, à savoir un hémistiche d’« Au lecteur » : « Si vous le trouvez, vous vous détruirez en même temps, car vous serez devenu mon semblable, mon frère. » (approx. 1h21’). Cette même formule, qui figure dans le poème d’ouverture des Fleurs du mal, est reprise dans Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967), dans une description du monde. Dans Soigne ta droite (1987), l’Idiot, cinéaste obligé de faire des besognes alimentaires, cite pour une vieille dame – dans un avion – un syntagme baudelairien, le « regret souriant », qu’on peut retrouver dans « Recueillement » (« Surgir du fond des eaux le Regret souriant » [21]), poème imprimé seulement dans la troisième édition des Fleurs du mal, celle de 1868.

Anne-Marie Miéville, troisième épouse de Godard, dans Le Livre de Marie (1984), brosse le portrait d’une petite fille qui souffre à cause des mésententes entre ses parents et se console avec la musique de Gustav Mahler et la poésie de Baudelaire. Elle cite des vers des « Femmes damnées » et exprime un doute sur le sens de ce que Baudelaire a voulu dire. Dans Je vous salue, Marie (1985), sans plus citer Baudelaire, Godard reprend la figure féminine du film de Miéville et fait d’elle un avatar moderne de la Vierge. La jeune fille travaille dans une station-service et Joseph est chauffeur de taxi, ce qui représente peut-être la seule grande nouveauté d’une histoire qui reste tributaire aux récits bibliques de l’Annonciation [22].

Baudelaire intéresse aussi Godard le théoricien et l’historien du cinéma. Pour celui-ci aussi, Baudelaire représente le grand anticipateur du cinéma que j’ai essayé de présenter dans la première partie de cet article. Dans Histoire(s) du cinéma, section b. Une histoire seule, Seul le cinéma, le réalisateur montre que le cinéma réalise le rêve baudelairien du poème « Le Voyage », qui clôt l’édition de 1861 des Fleurs du mal : il s’agit de la même vue panoramique sur le monde, du même changement rapide de « cadres d’horizon » où toutes les merveilles et les horreurs peuvent trouver leur place. Godard donne un condensé de tout le poème de Baudelaire, en en imprimant les vers sur des images emblématiques : il y a tout d’abord la lecture des quatre premières strophes (associée à des œuvres de Turner, Degas, Klimt, et à des extraits de La Nuit du chasseur de Charles Laughton), puis la lecture des vers 29-32 (avec une présence de James Dean), suivie par une sélection des vers 53-84 (qui voit défiler des stars telles que Burt Lancaster, Orson Welles, Laurel & Hardy, Jean Cocteau), des vers 85-88 (en rapport avec L’Origine du monde de Gustave Courbet), ou bien des vers 109-114 (qui combinent des images associées au carnage ou à l’espoir). Après avoir vu Les Fleurs du mal dans la main de la lectrice (Classiques Garnier, avec la fameuse couverture jaune), cela finit sur :

 

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! [23]

 

D’ailleurs, dans une discussion sur l’histoire du cinéma, 2 x 50 ans de cinéma français (1995), Michel Piccoli lit, à l’instigation de son interlocuteur Jean-Luc Godard, qui lui a envoyé Les Fleurs du mal à l’hôtel (même édition que dans Histoire(s) du cinéma), un fragment du « Voyage » de Baudelaire, celui justement qui mentionne les esprits « tendus comme une toile » sur lesquels passent en foule les souvenirs. « C’est vrai que ça annonce le cinéma », commente Piccoli, alors que les spectateurs peuvent voir le portrait photographique du poète, réalisé par Nadar en 1855. Anne-Marie Miéville enchaîne sur les vers du « Voyage » qui offrent une vue d’ensemble du monde (« Nous avons vu des astres ») et qui débouchent sur la question si baudelairienne de l’ennui [24]. Godard avait en fait suggéré à Piccoli l’idée d’une comparaison entre Baudelaire et Charles Cros, matérialisée dans une soirée au CNC, à laquelle Serge Toubiana aurait dû prendre part aussi. Dans 2 x 50 ans de cinéma français l’épaisseur de références baudelairiennes est plus grande et, pourrait-on dire, spécifiquement godardienne : Anne-Marie Miéville lit aussi les six premiers vers de « L’Invitation au voyage » au début de cette production réalisée pour le British Film Institute, tout comme Piccoli renvoie au Corbeau de Poe traduit par Baudelaire [25].

Baudelaire semble avoir été un auteur de référence pour Godard dans d’autres écrits, par exemple dans des interviews ou des textes critiques sur les films de ses contemporains. L’auteur des Salons jouit du respect inconditionnel de la part du théoricien du XXe siècle, qui aime mettre en évidence deux aspects principaux. Primo, que « la seule » critique d’art qui ait été faite dans le monde est française, et secundo que la série des grands critiques commence avec Diderot et finit avec François Truffaut, en passant par Baudelaire, Elie Faure et Malraux [26]. Dans cette série prestigieuse, la manière de Baudelaire s’individualise par la capacité d’intégrer la spécificité du faire artistique dans le discours qui interprète les œuvres d’autres auteurs : on devine que Godard revendique – dans sa qualité de critique et théoricien – une qualité similaire. En plus de cela, Godard cite la théorie du beau double, éternel et transitoire, formulée dans Le Peintre de la vie moderne (1863), fait des allusions à « L’Albatros » [27] et mentionne à plusieurs reprises l’identification de Baudelaire avec Poe, dans une sorte de communion de destinée poétique.

Tout ce dialogue complexe que Godard institue avec Baudelaire, au-delà du temps, se fonde sur la conscience d’une nature et d’un style de vie communs au poète et au cinéaste. Godard compare sa propre vie à celle de deux grandes figures du romantisme, qui ont usé et abusé de leur existence, qui ont brûlé de passions voraces et se sont laissé accabler par la mélancolie : « Moi j’ai vécu comme Werther a vécu, ou comme Baudelaire » [28]. L’intérêt suivi que Godard manifeste pour l’auteur des Fleurs du mal n’exclut pas la fatigue ou le désir de s’abreuver à des sources poétiques plus tonifiantes, de changer la modernité violente et mélancolique de Baudelaire contre des beautés plus vives et sereines :

 

Vous ne savez pas non plus que deux heures de train ont suffi pour me faire abandonner aussi le vieux Baudelaire en échange du jeune Ronsard, la poésie au goût de cendre des capitales et le modernisme vieillot contre celle de la province et le modernisme juvénile [29].

 

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[20] Je suis en train d’écrire un travail ample concernant l’influence de Baudelaire sur Godard à de multiples niveaux, dont les quelques paragraphes du présent article ne donnent qu’un pâle aperçu.
[21] « Recueillement », ŒC I, p. 141.
[22] Voir, sur les films de Miéville et Godard, le livre édité par Maryel Locke, Charles Warren, Jean-Luc Godard’s Hail Mary. Women and the Sacred in Film, With a foreword by Stanley Cavell, Southern Illinois University, 1993.
[23] « Le Voyage », ŒC I, p. 134.
[24] Ibid., p. 131.
[25] Voir J.-L. Godard, Histoire(s) du cinéma, Suppléments : 2 x 50 ans de cinéma français, Conférences de presse de Jean-Luc Godard à Cannes, 1988, 1997, 4 DVD, Gaumont Vidéo, 2008.
[26] L’idée est reprise à plusieurs endroits : Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard [abrévié JLG p. JLG], t. 1 1950-1984, édition établie par A. Bergala, Cahiers du cinéma, 1998, p. 456 ; JLG p. JLG, t. 2 1984-1998, 1998, p. 202, 261, 263, 265.
[27] JLG p. JLG, t. 1, p. 13, 198.
[28] Ibid., pp. 15-16.
[29] Ibid., p. 156, « Chacun son Tours ».