Portrait du poète en tant que
précurseur du cinéma :
Baudelaire et les images en mouvement

- Ioan Pop-Curşeu
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Pop-Curdeu fig2

Fig. 2. J. Brahm, Flowers of Evil, 1962 loupe

Le court métrage d’Agnès Varda [30], Lesdites cariatides (1984), fourmille de références à Baudelaire et de citations. L’auteur des Fleurs du mal est nommé « poète des poètes » et on lui attribue une des expériences poétiques les plus intenses du début de la modernité : personne n’a – comme lui – si bien réussi à « chanter les femmes et la douleur ». On cite des vers de poèmes tels que « La Beauté », [« Que diras-tu ce soir ?... »], « Moesta et errabunda » ou bien « Hymne à la Beauté ». Pour faire un parallèle avec la fascination des cariatides, on renvoie à la beauté statuaire d’une maîtresse de Baudelaire, Apollonie Sabatier, surnommée la Présidente ou la « Vénus blanche », et courtisée par le poète entre 1852 et 1857. Elle a été immortalisée par James Pradier dans le groupe statuaire scandaleux La Femme piquée par un serpent, qui montre des formes généreuses crispées dans un spasme qui n’est pas produit par la morsure du reptile [31]. On cite même, dans Lesdites cariatides, la fameuse lettre de rupture, où Baudelaire se plaint qu’Apollonie soit devenue une forme matérielle après avoir été une pure fiction du désir : « Et, enfin, enfin il y a quelques jours, tu étais une divinité, ce qui est si commode, ce qui est si beau, si inviolable. Te voilà femme maintenant » [32]. Varda se montre intéressée par les deux dernières années de la vie du poète, par son aphasie et son incapacité à dire autre chose que « crénom », etc. Toutes ces couches superposées de références baudelairiennes sont justifiées par le fait que les cariatides, en tant qu’élément architectural de première importance, se sont imposées dans la décennie 1860-1870, qui a vu aussi la naissance lente de la fortune et de la célébrité de plus en plus grande de Baudelaire, ainsi que la publication de la première série d’Œuvres, parue en 1868.

Un cas exceptionnel d’intertextualité baudelairienne est la reprise de certains titres comme titres de films, notamment Les Fleurs du mal (mais aussi, on l’a vu, L’Invitation au voyage, ou bien Un Voyage à Cythère, employé par Théo Angelopoulos comme titre d’un film réalisé en 1984, racontant la désillusion d’un vieux révolutionnaire qui rentre chez lui en Grèce après trente ans mais ne retrouve rien du pays et des gens d’autrefois). Claude Chabrol, par exemple, est l’auteur d’un film intitulé La Fleur du mal (2002), qui raconte les problèmes d’une famille bourgeoise, les Charpin-Vasseur, dont la destinée se joue entre deux crimes, des incestes à répétition et des ambitions politiques. En dehors d’une vague atmosphère et du titre, aucune autre forme de présence de Baudelaire ne se manifeste [33]. Les trois femmes, la tante, la mère, la fille (nièce) n’ont rien de proprement diabolique, malgré le titre évocateur de la présence d’une force mauvaise à laquelle on ne peut pas s’opposer.

Flowers of Evil, au contraire, un moyen métrage produit par la célèbre star des films d’épouvante, Boris Karloff, et réalisé par John Brahm en 1962, fait une référence explicite à Baudelaire et montre Les Fleurs du mal comme objet. Une femme (Luciana Paluzzi, fig. 2) et son amant (Kevin Hagen) tuent le mari et le font dissoudre dans de l’acide en gardant le squelette. Le recteur de l’Académie de Médecine – où se passe l’action – vient s’enquérir de son ami disparu, en suggérant aux deux coupables qu’il sait tout. Il demande à lire un exemplaire des Flowers of Evil dont il sait que son ami le possédait. La femme le lui donne et, après quelques jours, va le récupérer. Le moment, tout en ambiguïtés, montre le pouvoir de séduction de la jeune femme, exercé sur des coordonnées très baudelairiennes : c’est une perverse qui joue l’innocence afin d’embrouiller le recteur et se tirer d’affaire. Les deux amants tuent le recteur aussi et mettent le squelette aux côtés du premier. Au cours du film, on lit quelques fragments de poèmes, avant ou après la mort du recteur. A la fin, quand le complice et amant de la femme se suicide après l’avoir étranglée, car il a compris qu’elle est en train de s’enfuir avec un troisième soupirant, il ne manque pas de lui lire quelques vers de « La Mort des amants »…

De même, Fleurs du mal (2010), du réalisateur David Dusa [34], est un film qui fait du volume de Baudelaire une sorte de protagoniste dans une histoire d’amour, vécue par deux jeunes gens de la génération Facebook et Twitter, dans un monde marqué par la globalisation, les révoltes et les exils. Envoyée par ses parents à Paris afin d’échapper aux émeutes et aux troubles qui secouent son pays natal, Anahita / Miss_Dalloway (Alice Belaïdi), jeune Iranienne, connaît Rachid / Gecko_Hostil (Rachid Youcef), garçon d’hôtel et grand danseur de break, dont elle tombe amoureuse. Anahita, dans un moment d’intimité, cite Omar Khayyam en persan et, devant l’étonnement de Rachid, qui ne comprend pas le sens de ces vers sur l’amour, le vin et la jouissance de la vie, elle souligne que Khayyam « est aux Iraniens ce que Charles Baudelaire est aux Français ». Choc culturel : Rachid ignore complètement Baudelaire à cause de son éducation précaire (il n’a pas eu son « bac ») et du milieu social duquel il provient (il a été placé en « foyer » à l’âge de trois ans et vit dans un petit appartement près du boulevard périphérique). Mais, selon Anahita, Les Fleurs du mal n’ont rien à voir avec le bac, et, au cours d’une promenade sur les bords de la Seine, elle achète Les Fleurs du mal à un bouquiniste, afin d’en faire cadeau à son copain. Ce qu’elle trouve, c’est une édition en « Livre de poche », à feuilles colorées sur les bords et à la bonne odeur, parue en 1972. On peut, de plus, apercevoir le portrait de Baudelaire sur la quatrième de couverture. Tout de suite après avoir acheté le volume, Anahita exige que Rachid lise pour elle « Parfum exotique ». Timide, à cause du fait qu’il n’a jamais lu à haute voix, il y va mais s’arrête au dernier tercet : « Pendant que le parfum des verts tamariniers, / Qui circule dans l’air et m’enfle la narine » [35], car son téléphone portable sonne. Pour la jeune fille Les Fleurs du mal est une sorte de fétiche, car elle va jusqu’à exiger que Gecko ne se sépare jamais du livre quand il voyage ; ça la « rassure » qu’il ait les « mots » du poète près de lui. C’est Baudelaire qui sert d’intermédiaire entre les deux jeunes gens, après une bagarre, car on surprend Gecko en train de poster sur Facebook une vidéo où il lit des fragments de « Sur Le Tasse en prison d’Eugène Delacroix », poème écrit vers 1844 et repris dans Les Epaves :

 

Les rires enivrants dont s’emplit la prison
Vers l’étrange et l’absurde invitent sa raison ;
Le Doute l’environne, et la Peur ridicule,
Hideuse et multiforme, autour de lui circule.

 

Ce génie enfermé dans un taudis malsain,
Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l’essaim
Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,

 

Ce rêveur que l’horreur de son logis réveille,
Voilà bien ton emblème, Ame aux songes obscurs,
Que le Réel étouffe entre ses quatre murs ! [36]

 

La reprise du titre de Baudelaire par David Dusa dépasse les cadres étroits de la référence culturelle et de la citation. Anahita regarde sur Youtube des vidéos qui montrent les sévices des gendarmes du régime iranien contre les révoltés : les chairs meurtries, la violence, les blessures, le sang relèvent, en effet, d’une esthétique très baudelairienne, surtout qu’il existe – en complément à l’horreur – une recherche de la beauté et de la légèreté à travers la danse et l’amour. Et il ne faut pas oublier la présence obsédante de Paris, avec ses rues, ses quais, ses foules, qui constitue pour Dusa une source de poésie chargée de baudelairisme…

 

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[30] L’admiration de François Truffaut pour Agnès Varda est rapprochée par Eliane DalMolin de l’admiration de Baudelaire pour les poésies de Marceline Desbordes-Valmore, sur la base d’un effort commun aux deux hommes de construire « a maternal text of their own », op. cit., pp. 161-162.
[31] Sur Baudelaire et Apollonie Sabatier, voir T. Savatier, Une femme trop gaie. Biographie d’un amour de Baudelaire, Paris, CNRS Editions, 2003.
[32] Ch. Baudelaire, Correspondance, t. I (janvier 1832-février 1860), Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 425.
[33] Cette absence de Baudelaire, j’ai pu la constater à la fois dans le film et dans le scénario, cf. Claude Chabrol, La Fleur du mal, suivi de Qui est criminelle ?, par Caroline Eliacheff, Paris, Albin Michel, 2003.
[34] Voir l’édition parue en DVD, BQHL Editions, © Sciapode, 2012.
[35] « Parfum exotique », ŒC I, p. 26.
[36] ŒC I, pp. 168-169.