Portrait du poète en tant que
précurseur du cinéma :
Baudelaire et les images en mouvement
- Ioan Pop-Curşeu
_______________________________
La technique du phénakistiscope permet d’opérer la synthèse du mouvement, de donner l’illusion de la dynamique à partir de vingt sections immobiles opérées sur la matière vivante par le traitement plastique. A la technique s’ajoute la magie des images en mouvement, car le dispositif mécanique permet de créer des « tableaux » en « nombre infini », par une sorte de préfiguration de la multiplication des points de vue ou du montage.
A propos de « magie », dans un de ses sonnets, « Obsession », Baudelaire élargissait les dimensions du phénakistiscope jusqu’à une vraie « toile » des « ténèbres » où se projettent en succession « des êtres disparus aux regards familiers », qui « jaillissent » de l’œil intérieur d’un spectateur en proie à une sorte de délire de l’imagination et de la mémoire [6]. Cette métaphore de la toile (sans doute d’origine picturale) est reprise dans le poème qui clôt l’édition de 1861 des Fleurs du mal, « Le Voyage ». Ceux qui n’ont jamais eu le courage de partir et sont restés sur place demandent aux voyageurs de faire passer, « sur [leurs] esprits tendus comme une toile », des « souvenirs avec leurs cadres d’horizon » [7].
Dans Les Paradis artificiels, ouvrage publié en 1860, Baudelaire approfondit et systématise quelques obsessions de son travail poétique. Il consacre de belles pages aux hallucinations causées par les drogues, qui se constituent comme de véritables films intérieurs et va même jusqu’à creuser en profondeur la métaphore de la toile des ténèbres. Le haschisch, que Baudelaire aborde en premier, a une merveilleuse influence sur une personne sensible et lettrée, qui doit accompagner quelqu’un au théâtre. L’effet de la drogue est tellement puissant que le spectacle théâtral se transforme en film muet, surtout qu’il est impossible d’écouter les comédies (donc les cartons ou les sous-titres feraient bien l’affaire !). Le spectateur entre dans un monde ténébreux et fascinant, comme une salle de cinéma, où il existe un seul espace lumineux, à même de polariser tous les regards. La scène devient écran (et la mention du « stéréoscope » n’est pas aléatoire) :
Je crus entrer, comme je vous l’ai dit, dans un monde de ténèbres, qui d’ailleurs s’épaissirent graduellement, pendant que je rêvais nuit polaire et hiver éternel. Quant à la scène (c’était une scène consacrée au genre comique), elle seule était lumineuse, infiniment petite et située loin, très loin, comme au bout d’un immense stéréoscope [8].
Quant à l’opium, deuxième drogue abordée par Baudelaire après le haschisch, il n’est pas en reste sur le pouvoir de susciter des « visions » quasi cinématographiques. L’hymne que lui adresse Baudelaire sur les traces des Confessions of an English Opium Eater de Thomas de Quincey est illustrateur en ce sens : « tu bâtis sur le sein des ténèbres, avec les matériaux imaginaires du cerveau, avec un art plus profond que celui de Phidias et de Praxitèle, des cités et des temples qui dépassent en splendeur Babylone et Hékatompylos » [9]. Les facultés imaginatives du cerveau, qui génèrent des images projetées sur un vaste espace ténébreux, représentent une grande source de jouissance pour le rêveur. Mais après les « joies », arrivent les « tortures » de l’opium que Baudelaire – cette fois-ci sans citer Thomas de Quincey – décrit dans les mêmes termes spectaculaires pré-cinématographiques : « Sombre époque, vaste réseau de ténèbres, déchiré à intervalles par de riches et accablantes visions » [10].
Il va sans dire que ce genre de « visions », qu’elles soient splendides ou affreuses, peuvent nourrir en profondeur le travail artistique. Le relâchement du contrôle de soi causé par l’abus de stupéfiants interdit cependant de profiter des débauches imaginatives et la seule solution serait alors d’y parvenir par le moyen de la « volonté » (terme qui revient souvent dans Les Paradis artificiels), ou par une capacité de retrouver la liberté imaginative de l’enfance, car le génie apparaît à Baudelaire, toujours dans les Confessions d’un mangeur d’opium, comme « l’enfance nettement formulée, douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et puissants » [11]. D’ailleurs, ce qui distingue les enfants des adultes, c’est une meilleure capacité de « créer » des visions. Les génies non encore parvenus à la maturité, quant à eux, ont parfois la faculté de faire entrer de la volonté (« à leur gré ») dans leurs amusements pré-cinématographiques :
Les enfants sont, en général, doués de la singulière faculté d’apercevoir, ou plutôt de créer, sur la toile féconde des ténèbres, tout un monde de visions bizarres. Cette faculté, chez les uns, agit parfois sans leur volonté. Mais quelques autres ont la puissance de les évoquer ou de les congédier à leur gré [12].
Il est intéressant de souligner que la métaphore de la « toile des ténèbres » coupée de « visions » narratives, peuplée de personnages qui se meuvent et de paysages qui fascinent, est commune à la fois aux Paradis artificiels et aux Fleurs du mal. On peut y voir une des matrices de la création cinématographique, car tout grand cinéaste porte en lui une « toile des ténèbres » sur laquelle il projette ses visions, avant de les matérialiser sur un écran, à travers le travail de la caméra et l’emploi de dispositifs techniques plus sophistiqués que ceux qui étaient à la disposition d’un poète du milieu du XIXe siècle. Si l’on prend les spectacles intérieurs décrits par Baudelaire (« toile des ténèbres », « visions », « cadres », « effets merveilleux et surprenants ») et si l’on y joint les divers dispositifs techniques qui le séduisaient (diorama, stéréoscope, phénakistiscope, auxquels on pourrait peut-être ajouter la lanterne magique ou le fantascope), il faut dire que l’anticipation du cinéma est chez lui complète.
D’ailleurs, certains critiques ont justement observé que, malgré son mépris de la photographie et du théâtre, Baudelaire aurait été séduit par le cinéma, s’il avait eu la possibilité de le connaître. Barthes lui-même, dans un article de 1954, « Le Théâtre de Baudelaire », remarquait que les quelques scénarios théâtraux du poète ne sont pas absolument étrangers à toute possibilité de matérialisation, mais qu’ils relèvent plutôt du cinéma que du théâtre. Le passage en question est aussi une bonne occasion pour Barthes d’affirmer péremptoirement que le cinéma descend du roman, non du théâtre :
Ceci ne veut pas dire que les scénarios de Baudelaire soient absolument étrangers à une esthétique de la représentation ; mais dans la mesure même où ils appartiennent à un ordre somme toute romanesque, ce n’est pas le théâtre, c’est le cinéma qui pourrait au mieux les prolonger, car c’est du roman que le cinéma procède, et non du théâtre. Les lieux itinérants, les « flash back », l’exotisme des tableaux, la disproportion temporelle des épisodes, en bref ce tourment d’étaler la narration, dont témoigne le pré-théâtre de Baudelaire, voilà qui pourrait à la rigueur féconder un cinéma tout pur [13].
Jean Cocteau, quant à lui, allait plus loin que Barthes, en soulignant que – à la différence de Victor Hugo, qui aurait laissé adapter ses œuvres – Baudelaire aurait fait un film lui-même, ce à quoi on ne peut que souscrire à la fin de cette première partie de l’article : « Victor Hugo laisserait faire des films de son œuvre et peut-être qu’il les “superviserait”. Baudelaire essayerait de “faire un film” » [14]. Les films discutés dans la seconde partie de cet article s’approchent-ils de ceux que Baudelaire aurait « essayé de faire » en adaptant ses propres œuvres, en leur donnant une étendue narrative ou une consistance autre que celle du discours littéraire ?
[6] « Obsession », ŒC I, pp. 75-76.
[7] « Le Voyage », ŒC I, p. 131.
Le mot « magie » appliqué aux dioramas évoque un passage de l’Exposition universelle – 1855 – Beaux-Arts, ŒC II, p. 580, qui définit la peinture comme « une évocation, une opération magique ».
[8] « Le Poème du haschisch », Les Paradis artificiels, ŒC I, p. 418. L’image du théâtre cinématographisé réapparaît dans Les Paradis artificiels à propos d’un opiomane, mais il est vrai que Baudelaire ne fait que citer Thomas de Quincey : « Il m’est arrivé souvent de voir, pendant que j’étais éveillé, une sorte de répétition de théâtre, se peignant plus tard sur les ténèbres complaisantes, – une foule de dames, – peut-être une fête et des danses. » Dans le paragraphe cité, ce qui étonne c’est que le spectateur soit éveillé, qu’il voie une sorte de spectacle théâtral (ce que le cinéma était à ses débuts), qui se peint sur des « ténèbres » aptes à supporter ces visions-là.
[9] Les Paradis artificiels. Un mangeur d’opium, « Précautions oratoires », ŒC I, p. 442.
[10] Ibid., IV « Tortures de l’opium », p. 476.
[11] Ibid., VI « Le Génie enfant », pp. 497-498.
[12] Ibid., IV « Tortures de l’opium », p. 480.
[13] R. Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », dans Œuvres complètes, t. I (1942-1965), édition établie et présentée par Eric Marty, Paris, Seuil, 1993, p. 1197. Giovanni Macchia, Baudelaire, Milano, Rizzoli Editore, 1975, pp. 74-76, souligne aussi les rapports du scénario de L’Ivrogne (qui a préoccupé Baudelaire entre 1854-1859) avec le cinématographe.
[14] J. Cocteau, Entretiens sur le cinématographe [interview avec Georges Beaume, 1946], édition établie par André Bernard et Claude Gautier, Postface d’André Fraigneau, Paris, Pierre Belfond, 1973, p. 148.