Ces indications symétriques constituent une distribution des rôles qui fait du graveur un acteur à part entière, mais spécifique, du processus d’illustration. Cela n’a pas empêché, plus tard, une relecture de ces rôles au prisme de l’analogie, voire d’une synthèse anachronique des arts, chez les Goncourt parlant de Gravelot par exemple en ces termes :
Le dessinateur, qui a modelé [ie qui par ailleurs a pratiqué le modelage], semble les sculpter pour ainsi dire au crayon, il les sort d’une rocaille de plis, pareilles à ces figurines de Saxe qui lui en montrent dans son atelier le dessin de porcelaine et le relief éclairé ; et il les anime encore comme d’une pointe de poésie au-dessus de la réalité du temps, d’une petite grâce intéressante qui met en elles de l’héroïne de roman, les rapproche de Paméla [21].
Paméla ne saurait être ici autre chose que l’héroïne du roman de Samuel Richardson (1740), qui a été illustré par Gravelot dès sa première édition anglaise. Bien que celui-ci ne soit jamais que le « dessinateur » de cette série, son rôle est mis en avant par les frères Goncourt, au point d’entraîner avec lui le vocabulaire de la sculpture. Cette relecture par le XIXe siècle se retrouve dans cette citation empruntée aux Nouveaux lundis de Sainte-Beuve par le Trésor de la langue française à l’entrée « Gravé » : « Il écrit avec délicatesse, souvent avec recherche et manière, toujours avec esprit; mais il ne grave rien, il ne creuse pas, il n’enfonce pas » (SAINTE-BEUVE, Nouv. lundis, t. 13, 1868, p. 444) [22].
Les couples delineavit/sculpsit ou pixit/sculpsit sont ainsi une façon de rejouer le paragone de la Renaissance : l’écrit est assimilé au trait (voire au trait d’esprit : « toujours avec esprit »), à ce qui serait esquissé en surface, et est clairement opposé à la gravure, matérielle et engagée dans une profondeur gênante qui en fait le noyau du sculptural.
Si la sculpture est la « tache aveugle » des théories et des pratiques artistiques de l’Age moderne [23], la gravure pourrait relever de cet aveuglement. Elle est déjà d’autant plus suspecte qu’elle est mise en regard des autres arts de représentation et qu’elle est en partie un art de reproduction et perçue comme un processus second. Mais elle l’est sans doute encore davantage parce qu’elle apparaît comme un travail dans l’épaisseur de la matière au même titre que la sculpture, au titre même de leur sculpturalité commune.
Paradigme de la modernité ?
La gravure, en tant qu’elle ressortit au « sculptural », fait entrer et l’écrit et la peinture dans la durée. D’une part, la gravure de reproduction ainsi que l’impression typographique engagent la question de l’imprimerie. D’autre part, le paradigme de la gravure comme ce qui marque et reste « gravé » dans l’esprit, le cœur, l’âme ou la mémoire rejoint celui de l’« impression », de ce qui y reste imprimé. On en trouve un bel exemple dès 1532 dans le Quart livre de Rabelais. Pantagruel, au chapitre 4, après avoir reçu un message de son père Gargantua, écrit ainsi dans sa réponse :
Et facilement acquiesçoys en la doulce recordation de vostre auguste majesté, escripte, voyre certes insculpée et engravée on posterieur ventricule de mon cerveau, souvent au vif me la représentant en sa propre et naïfve figure [24].
Un glissement semble se dessiner ici, par la variation étymologique et les préfixes, entre les participes à propos la « doulce recordation » (« doux souvenir ») de Gargantua, laquelle est « écrite, voire de façon certaine insculpé et engravée » pourrait-on dire pour reprendre la formulation renforcée de l’épistolier. Non seulement les deux derniers termes viennent compléter le premier mais ils sont eux-mêmes redondants : « insculpée » ne serait peut-être plus compréhensible sans être redoublé par « engravé », qui va s’imposer [25].
La formule est bien implantée ensuite mais sous des formes plus simples. Ainsi dans le premier dictionnaire de l’Académie française, en 1694 :
On dit fig. Graver quelque chose dans sa memoire, dans son cœur, pour dire, Le mettre fortement dans sa memoire, dans son cœur. Il a l’amour de Dieu gravé bien avant dans le cœur, graver profondement un bienfait, une injure dans son souvenir.
En 1762, on ajoute : « On dit figurément, que D’ordinaire les bienfaits sont gravés sur le sable, & les injures sur l’airain. Cette mention disparaît dans la sixième édition de 1832-1835. On peut penser que si aujourd’hui, on dit indifféremment en français « c’était écrit » ou « c’est gravé dans le marbre », c’est parce que l’on passe par une matière archaïque et pérenne pour dissimuler et fonder à la fois un rapprochement qui est historiquement daté et qui ne date que de la modernité.
Auparavant, ce qui était « écrit » et sans l’idée même d’un changement possible, c’était « les Ecritures », que l’on appelle aussi les « textes scripturaires » (et non « scripturaux » bien sûr). En anglais, cette spécificité se retrouve dans le terme scripture, qui renvoie exclusivement au texte biblique [26]. L’ouvrage classique de Northrop Frye, The Secular Scripture [27] choisit de contredire cette tradition par un quasi oxymore. « Scriptures », « Ecritures » : le texte biblique renvoie cependant dans les deux cas à l’idée d’un support manuscrit, éventuellement partiellement gravé dans le cas des inscriptions lapidaires. Seule l’invention de l’imprimerie sera assez importante pour déplacer ce paradigme et articuler gravure et impression.
Sculp. VS fing. ? Vers le figural, paradigme pour la fiction
Sculptor VS fictor
La gravure manifeste en quelque sorte la modernité du sculptural. Ses liens avec l’impression devraient nous inciter à revenir sur l’opposition du sculptor et du fictor.
Alberti évoque dans son De Pictura (1435) la sculpture par comparaison avec la peinture ; mais il est aussi l’auteur d’un De Statua, dont la datation est complexe mais qui pourrait avoir été écrit en 1434-1435 [28]. Dans ce texte, Alberti imagine la naissance de la sculpture, d’abord à partir d’objets naturels qui ressemblent à quelque chose – et l’on pense à ces pierres zoomorphes ou anthropomorphes, que les préhistoriens appellent les « pierres-figures » et qui sont à peine retouchées par la main de l’homme à moins qu’elles ne restent à l’état brut – puis à partir de la praestita materia, la « matière à disposition » [29], avec laquelle il aurait été possible de créer : « ex ea tamen quam collibuisset effigiem exprimerent » [30] « à partir de laquelle cependant ils exprimèrent l’image qui leur plaisait ».
[21] Ed. et J. de Goncourt, L’Art du Dix-huitième siècle [Les Vignettistes, Gravelot, Cochin, Eisen, Moreau, 1868-1870], Quantin, 1882, t. II ; rééd. présentée et annotée par Jean-Louis Cabanès, Tusson, Editions Du Lérot, 2007, vol. II, p. 20 ; nous soulignons.
[22] Trésor de la langue française, entrée « Gravé » (en ligne. Consulté le 18 août 2024).
[23] J. Lichtenstein, La Tache aveugle : essai sur les relations de la peinture et de la sculpture à l’âge moderne, Op. cit.
[24] Fr. Rabelais, Quart livre, in Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, Nrf-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 545. Nous soulignons.
[25] Les éditeurs traduisent ici en note « insculpée » par « gravée » (Ibid.).
[26] Voir aussi dans ce recueil l’article de Ian Grivel (en ligne).
[27] N. Frye, The Secular Scripture: A Study of the Structure of Romance, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1976.
[28] L. B. Alberti, La Statue [De Statua, édition bilingue], éd. Oskar Bätschmann et Dan Arbib, avec la collaboration d'Aude-Marie Certin, Paris, Editions Rue d'Ulm/Presses de l’Ecole normale Supérieure-Musée du quai Branly, 2011, pp. 21-26 et pp. 94-95.
[29] Ibid., pp. 62-63.
[30] Ibid., pp. 62 (notre traduction) ; le ex ea qui clot ce premier paragraphe répond à une occurrence de la préposition au début de ce paragraphe : ex trunco glebave, « à partir d’un tronc ou d’un morceau de glaise ». Voir également la présentation en tête de ce volume.