Sculp. fiction. Sculptural, scriptural, figural :
une approche médiale de la fiction

- Benoît Tane
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Enfin, on peut dire que ces gestes sont proprement scripturaux tant l’écriture y intervient sous sa forme la plus réduite, la plus simple mais aussi la plus active : la signature et le graffiti – la graphure ? nous reviendrons sur graphein, qui a tout à la fois le sens de « tracer un trait » et de « creuser, tailler ». La signature renvoie déjà à des phénomènes d’appropriation complexes, soit de l’objet que l’on signe, soit de la signature que l’on choisit. Au XVIIIe siècle, Coysevox, par ailleurs auteur de « libres copies » d’après les statues antiques, avait ainsi signé sa propre Vénus accroupie du nom de Phidias, en caractères grecs [4]. C’est par le geste scriptural que se trouve, rejoué chez Joyce et retourné chez Manzoni, le topos de Callistrate, fondateur en ce sens moins de la sculpture que du sculptural, sous cette forme spécifique d’une pierre qui se fait chair [5].

De tels gestes scripturaux dans ce contexte sculptural déjouent même la distinction de Nelson Goodman entre les arts « autographes », comme la peinture et la sculpture, et l’art « allographe » que serait la littérature : la critique que formule Gérard Genette à ce sujet est particulièrement éclairante [6]. On pourrait même emprunter à Genette la notion de « scription », l’une des deux « manifestations » du « texte littéraire » avec la « diction » [7], tant elle permet de réintroduire la dimension matérielle et graphique dans les approches littéraires. Cette notion rejoindrait celle du « scriptural » qui, articulée au « sculptural », évite une normalisation, voire une indifférenciation des processus et des produits de ces gestes.

 

« Comme la sculpture » ?

 

Parler de sculptural et de scriptural permet d’échapper à un autre parallélisme, celui d’un Ut sculptura poesis sur le modèle de l’Ut pictura poesis, célèbre formule empruntée à Horace – prélevée devrait-on dire – dans l’Epître aux Pisons [8]. Cette référence impose une double remarque.

D’abord, et c’est une chose connue, la citation d’Horace a subi un retournement complet entre l’Antiquité et la Renaissance [9] : Horace l’entendait au sens (et dans le sens) d’une « poésie » – autant dire la « littérature » – qui devrait être comme la peinture, aussi frappante qu’elle, jouant sur des effets pour marquer son lecteur. Cette interprétation explique d’ailleurs qu’on assimile ces vers d’Horace à un « art poétique », à destination du poète et plus largement de l’écrivain. A la Renaissance en revanche, pour constituer ce que l’on pourrait appeler symétriquement un « art pictural » au sens d’une théorie de la peinture, on a inversé les pôles de la comparaison, ce que permet la syntaxe latine : dans cette perspective, c’est la peinture qui devait être « comme » la poésie ; cette lecture a engagé la peinture sur la voie académique d’une invention soumise aux sources textuelles et d’une composition empruntant aux outils rhétoriques.

Dans quel sens la comparaison Ut sculptura poesis devrait-elle fonctionner ? Claire Barbillon recourt par exemple explicitement à la formule latine qu’elle traduit dans le titre même de l’un de ses articles [10]. En spécialiste de la sculpture française du XIXe siècle, elle s’interrogeait sur les liens du « paradoxe sculpsit/scripsit » avec la rivalité entre la peinture et la sculpture : « le rapprochement entre sculpture et écriture serait-il un élément du débat propre, sous la plume du sculpteur, à alimenter cette rivalité [entre peinture et sculpture] au profit de la sculpture ? » [11]. Dans un texte postérieur, l’historienne de l’art prolonge cette logique en parlant de « l’œuvre sculptée par le texte » au sujet de trois œuvres littéraires du XXe siècle : Marcel Sauvage (La Fin de Paris ou la Révolte des statues, 1932), Roland Dubillard (Méditation sur la difficulté d’être en bronze, 1972) et Jacques Abeille (Les Jardins statuaires, 1982) [12].

Peut-on retourner la formule dans le cas de la sculpture ? Cette question nous mène à la deuxième remarque. S’il nous semble fructueux d’interroger les façons dont l’écrit peut emprunter au sculptural, il ne peut s’agir, en re-tournant la formule d’Horace, de retrouver miraculeusement son sens originel. D’une part Horace ne parlait pas de sculpture. A une comparaison s’ajouterait donc une substitution de la sculpture à la peinture, substitution qui serait loin d’être neutre et qui s’inscrirait elle-même dans la concurrence historique, tant sur le plan artistique qu’esthétique, du paragone. D’autre part, l’évolution historique de la formule sur la peinture entraînerait un décalage dans son application à la sculpture : au XIXe siècle la peinture n’est plus conçue sur le principe de la comparaison avec la poésie ; les visées de l’art pictural jouent moins sur la substitution des arts que sur la rencontre des sens, voire sur la correspondance et la synesthésie [13]. A cette époque, dire que la sculpture devrait être « comme » l’écriture serait une sorte d’archaïsme académique. En revanche, parler d’un paradigme sculptural qui interfère avec les pratiques scripturales pourrait constituer, mais comme en dehors d’une tradition académique et dogmatique, une sorte d’archaïsme créateur.

 

Comme une lettre ?

 

D’une façon d’abord inattendue, le domaine épistolaire, que l’on peut considérer comme une sorte d’atelier pour le scriptural, s’avère l’être aussi pour le sculptural. La lettre rend de fait possible le déplacement nécessaire des deux termes de la comparaison horacienne. L’écriture épistolaire est en effet souvent d’une part comparée à la conversation avec un absent – on peut parler d’une topique cicéronienne tirée des Philippiques (4, 7) – et d’autre part à un portrait – topique sénèquienne, issue des Lettres à Lucilius. Or dans la lettre de Sénèque souvent convoquée pour légitimer ce rapprochement, il y a un troisième terme en jeu :

 

Si imagines nobis amicorum absentium iucundae sunt […], quanto iucundiores sunt litterae, quae vera amici absentis vestigia veras notas adferunt ? [14]

 

Si les images [les portraits] de nos amis absents sont jubilatoires, combien le sont davantage encore les lettres qui, véritables traces des amis absents, [en] apportent de véritables empreintes ?

 

Veras notas ne vient pas seulement développer vera vestigia mais conclut une série d’équivalences. Imagines, litterae, notas : aux portraits et aux lettres s’ajoute ce dernier substantif qui peut renvoyer aux marques, aux profils imprimés sur des pièces de monnaie. Ce paradigme de l’empreinte manifeste une présence du sculptural, qui nous semble persistante.

Ainsi lorsque Pétrarque, grand lecteur de Cicéron et de Sénèque, évoque le travail que lui a imposé la reprise de ses propres lettres, il récuse le premier de ces auteurs explicitement, avant de passer plus implicitement au second à travers la métaphore topique du portrait :

 

Illam vero non Phidie Minervam, ut ait Cicero, sed qualemcunque animi mei effigiem atque ingenii simulacrum multo michi studio dedolatum, si unquam supremam illi manum imposuero, cum ad te venerit, secure qualibet in arce constituito [15].

 

Mais si un jour je donne la dernière touche, non pas comme dit Cicéron à la Minerve de Phidias, mais à cette image de mon âme, quelle qu’elle soit, et à ce portrait de mon talent que je m’efforce de polir avec soin, alors, lorsque tu l’auras en tes mains, tu pourras le placer sans crainte aussi en vue que tu voudras

 

Ce portrait « multo michi studio dedolatum », « que je m’efforce de polir avec soin » traduit André Longpré, « poli et repoli » dit Christophe Carraud, que serait l’écriture de la lettre relève d’une écriture sculpturale davantage que picturale.

 

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[4] J. Lichtenstein, La Tache aveugle : essai sur les relations de la peinture et de la sculpture à l’âge moderne, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2003, p. 40.
[5] A. Magnien, « Callistrate et le discours sur la sculpture à l’âge moderne », dans Antiquités imaginaires, sous la direction de Philippe Hoffmann et Paul-Louis Rinuy, Paris, Presses de l’Ecole normale supérieure, 1996, pp. 21-41.
[6] G. Genette, L’Œuvre de l’art I, Paris, Seuil, « Poétique », 1994, pp. 46-47.
[7] Ibid., p. 107.
[8] Les vers complets sont, avec la ponctuation telle qu’elle est ajoutée par l’éditeur : « Ut pictura poesis ; erit quae, si propius stes,/Te capiat magis, et quaedam, si longius abstes ;/Haec amat obscurum, volet haec sub luce videri,/Iudicis argutum quae non formidat acumen ;/Haec placuit semel, haec deciens repetita placebit » (« De arte poetica », « Epître aux Pisons », dans Horace, Epîtres, Paris, Les Belles Lettres, 1955, v. 361-365). François Villeneuve traduit ainsi : « Il en est d’une poésie comme d’une peinture : telle, vue de près, captive davantage, telle autre vue de plus loin ; l’une veut le demi-jour, l’autre la lumière car elle ne redoute pas le regard perçant du critique ; l’une a plu une fois, l’autre, si l’on y revient dix fois, plaira encore… ». Le traducteur suppose donc un verbe « être » dont le sujet est poesis mais il signale que dans certaines versions la ponctuation est placée après erit.
[9] Sur ce point, voir R. Lee, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture : XVe-XVIIIe siècles, [Ut Pictura Poesis. The Humanistic Theory of Painting, Norton and Company, 1967], trad. Maurice Brock, Paris, Macula, 1998, pp. 12-17.
[10] C. Barbillon, « Ut sculptura poesis : la sculpture comme écriture, une métaphore féconde au XIXe siècle » dans L’Ecrivain et le spécialiste. Ecrire sur les arts plastiques au XIXe et au XXe siècle, sous la direction d’Ivanne Rialland, Dominique Vaugeois, Paris, Classiques Garnier, 2010, pp. 155-174.
[11] Ibid., pp. 157-158.
[12] C. Barbillon, « L’œuvre sculptée par le texte », dans Ecrire la sculpture (XIXe-XXe siècles), sous la direction d’Ivanne Rialland, Paris, Classiques Garnier, 2012, pp. 157-170.
[13] Pour R. Lee, la conception humaniste, réduite au « formalisme de la doctrine académique [est] progressivement minée » au XVIIIe siècle par la « doctrine de l’originalité du génie » (R. Lee, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture : XVe-XVIIIe siècles, Op. cit., pp. 176-177).
[14] Sénèque, Lettres à Lucilius, Livre IV, Lettre 40, §1 (ma traduction).
[15] Pétrarque, Lettres familières. Tome I : Livres I-III/Rerum Familiarium, trad. André Longpré, Paris, Les Belles Lettres, « Les classiques de l’Humanisme », 2002, pp. 30-31. Ugo Dotti identifie la référence et note à ce propos : « Cic, De orat, II 17, 73. Cicéro compare l’orateur qui atteint les sommets de l’éloquence à Phidias, le célèbre sculpteur grec qui sut modeler la statue de Minerve. En évoquant cette comparaison, Pétrarque fait allusion à la composition d’un autoportrait en prose dans lequel certains ont voulu voir le projet de l’épître Posteritati », p. 350 ; la lettre à la Postérité est la dernière des 350 lettres du recueil tandis que celle qui nous occupe est la première. Pour une autre traduction : « Si je réussis un jour à mettre la dernière main – non à la fameuse Minerve de Phidias, comme dit Cicéron – mais à cette sorte d’image de mon âme, de portrait de mon esprit que j’ai polis et repolis à grand peine, eh bien, tu pourras tranquillement, quand tu l’auras reçue, la placer en évidence où tu voudras » (Pétrarque, Lettres familières, Livre I, trad. Christophe Carraud, Editions J. Millon, 2002, pp. 33-34).