Sculp. fiction. Sculptural, scriptural, figural :
une approche médiale de la fiction

- Benoît Tane
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Fig. 2. A. Coypel et G. Audran,
frontispice, 1718

Fig. 3. J. J. Pasquier et J. Pelletier,
Lovelace tué en duel, 1751

Fig. 4. Fr. Huot et E. Bovinet, La Malédiction d’un
père...
, 1803

Une telle logique incite à une lecture spécifique de ce qui est présenté comme l’un des mythes fondateurs du dessin. Il s’agit de l’anecdote de la fille de Butadès, développée par Pline l’Ancien dans le livre XXXV de L’Histoire naturelle de Pline, partie de l’ouvrage qui porte spécifiquement sur la peinture : une jeune fille, pour garder une trace de son amant sur le départ, en aurait tracé le contour sur le mur. On en trouve encore un exemple dans les fresques de la Maison de Vasari à Arezzo qui mettent en scène les mythes de la peinture et de la sculpture : le dessin y est considéré comme le point de départ de tous les arts figuratifs. De fait Butadès étant présenté un « potier » (figulus), le dessin s’articule au modelage dans le texte de Pline :

 

Umbram ex facie eius ad lucernam in pariete lineis circumscripsit, quibus pater eius inpressa argilla typum fecit [16].

 

[Elle] délimita l’ombre du visage de celui-ci [le jeune homme dont elle était amoureuse] à la lumière d’une lampe sur le mur par une ligne, dont son père, en y appliquant de l’argile, fit un modelage.

 

Jean-Christophe Bailly, dans un chapitre entier de son ouvrage Le Champ mimétique, a proposé une lecture complexe de cette anecdote, soulignant que le dessin est ici une ligne (lineis), dont on ne sait pas avec quoi elle est faite : un trait de terre ou de cendre, ou bien un sillon creusé à la pointe dans le mortier du mur [17]. On pourrait même dire qu’il s’agit d’écrire, littéralement de « circonscrire » (circumscripsit) ce contour. Jean-Christophe Bailly indique d’autre part que seule l’intervention du père – le dit Butadès – pérennise la silhouette en y appliquant de l’argile pour en faire un « modelage » (typum). Ce mot est défini par Gaffiot comme « figure », « image », en renvoyant justement au texte de Pline, ou comme « bas relief », en renvoyant à Cicéron ; cette seconde acception correspondrait mieux ici ; par ailleurs, on peut ne pas découper la phrase latine comme dans la version de Littré (« ad lucernam in paries » traduit par « projeté [mot extrapolé] par la lampe sur le mur ») mais « in paries circumscripsit » : c’est le support de l’inscription et non celui de la projection qui serait alors mis en avant.

On ne peut revenir ici sur le lien entre cet acte amoureux et l’écriture épistolaire mais il semble bien que la comparaison de la lettre et du portrait puisse engager davantage sur la voie d’une articulation du scriptural et du sculptural qui ne soit pas une simple comparaison entre deux arts.

Peut-être faut-il pour cela mettre en avant un noyau du sculptural qui renverrait à des pratiques par ailleurs diverses ?

 

« Sculp. » Noyau du sculptural ?

 

Gravure

 

« Sc. », « Sculp. », « Sculpsit », telles sont les indications qui figuraient en bas de nombreuses gravures, notamment aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ce contexte a priori distinct, quoique voisin de celui de la sculpture, est celui de ces trois exemples, choisis presque au hasard. Nous reproduisons les trois estampes, qui portent les indications suivantes en bas à droite : « B. Audran sc. » pour la première estampe des Amours pastorales de Daphnis et de Chloé, 1718 (fig. 2) ; « Pelletier Sculp. 1751. » pour la dernière estampe de la première traduction française de Clarisse Harlove, en 1751 (fig. 3) ; « Bovinet sculp » pour l’estampe placée en frontispice du volume 11 de la nouvelle traduction du même roman, qui revient au titre original anglais : Clarissa Harlowe (Paris, Lemarchand, 1803 ; fig. 4).

Pourquoi après le nom des graveurs ce verbe sculpsit, au sens de « a sculpté », semble-t-il généralisé ? A cette époque, le verbe « graver » existe en français. Par exemple, on peut lire dans le dictionnaire de Nicot en 1606 : « Graver, quasi Grafer, a verbo graphéin, qui signifie Scribere, Sculpere vel Scalpere, Caelare » [18]. Un siècle et demi plus tard, au milieu de nombreuses acceptions du terme, Diderot indique encore dans l’Encyclopédie :

 

GRAVER, v. act. & neut. c’est imiter les objets de la nature & les scenes de la vie, avec des traits tracés au burin, ou autrement, sur des substances capables de les retenir, & d’en laisser l’empreinte sur le papier, la toile, le satin, par le moyen de l’impression. On grave sur presque toutes les matieres dures, le fer, l’acier, la pierre, le cuivre, le bois, &c. Voyez ces différens travaux aux articles Gravure [19].

 

Notons que dans le dictionnaire de Nicot, il n’y avait pas d’entrée « sculpter » mais une longue entrée « sculpteur », peut-être parce que « graver » était déjà polysémique et requérait des précisions tandis que « sculpter » ne connaissait que son application artistique.

En latin, à l’inverse, si gravare existait c’était dans un tout autre domaine, lié à gravis (« lourd, pesant »). Le terme central était alors le verbe sculpo, -ere (sculpsi, sculpsum). C’est ce verbe qu’utilise Ovide au livre X des Métamorphoses à propos de Pygmalion, qui « sculpsit ebur », c’est-à-dire qu’il « sculpta l’ivoire » :

 

Sculpsit ebur niveum quod virginis ora gerebat
Pygmalion, vivae dixisses virginis ora.
Ipse opus author in imagine flagrat eburna,
Munere Acidaliae cupido dein iuncta marita est [20].

 

[Il] réussit à sculpter dans l’ivoire blanc comme la neige un corps de femme d’une telle beauté que la nature n’en peut créer de semblable et qu’il devint amoureux de son œuvre

 

Les dérivés de sculpo étaient nombreux, à commencer par insculpo, -ere qui serait d’ailleurs la meilleure traduction de « graver », dans le cas des inscriptions lapidaires par exemple. Le substantif sculptor (mais aussi sculpator) est cependant en concurrence avec fictor, avec scalptor, qui désigne le sculpteur sur bois mais aussi le graveur. Le scalprum est d’ailleurs l’outil de cet artiste, le burin ou le ciseau.

Des procédés spécifiques ont cependant des termes propres, comme caelo -are, au sens de « ciseler ». « Creuser », et même « creuser la pierre », se dit cavo, -are. Le verbe français « graver » ne vient dont pas directement du latin mais serait dérivé du grec graphein : que l’on traduit toujours par « tracer, dessiner » voire « écrire » mais qui renvoie à la gravure, à l’entaille. Dans le dictionnaire de Nicot en 1606, cette étymologie était ainsi explicitement convoquée.

Sous les gravures que nous mentionnons, « sculp. » n’est ni isolé ni exclusif. Ses occurrences s’inscrivent aussi dans le couple que constituent de façon explicite le dessin et sa gravure : dans l’édition de 1718 de Daphnis et Chloé, les gravures autres que le frontispice donnent « Philippus inv.[enit] et pinx[it] 1714 » ; l’exemple de 1751 donne : « Pasquier Inv. » ; celui de 1803 précise : « Huot del[ineavit] ». Ce type d’usages s’était développé depuis le milieu du XVe siècle avec la gravure elle-même. On utilisait alors pour désigner le producteur de l’image initiale les indications suivantes mises pour des verbes conjugés : pinx. pour pinxit : peignit ; del., delin. pour delineavit : dessina ; comp. pour composuit : composa ; inv., invent. pour invenit : inventa. Pour désigner le producteur de la gravure réalisée à partir de ce dessin on utilisait d’autres verbes : sc., sculp. pour sculpsit : tailla ; f., fe., fec. pour fecit : fabriqua ; inc. pour incidit : incisa ; ca. pour caelavit : cisela, burina. A ces précisions pouvaient s’ajouter des indications liées à l’éditeur ou à l’imprimeur : direx., pour direxit : dirigea ; imp. pour impressit : imprima ; e., exc., excude. pour excudebat, excudit : façonna, édita…

 

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[16] Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Livre XXXV, chapitre XLIII [§151 dans la « Collection des Universités de France » (notre traduction).
[17] J.-Chr. Bailly, Le Champ mimétique, Paris, Seuil, 2005, chapitre « La scène originaire du mimétique », pp. 39-64.
[18] J. Nicot, Thresor de la langue française, 1606 (en ligne. Consulté le 18 août 2024).
[19] Diderot, Encyclopédie [1751] (en ligne. Consulté le 18 août 2024).
[20] Ovide, Métamorphoses, trad. J.-P. Néraudeau, Gallimard, « Folio », p. 329.